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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/112

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 150-151).
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CXII

Il ne manque pas de gens qui ont été un peu étonnés de la fortune rapide du camarade Briand. À cela on peut répondre par la question : « Qui auriez-vous choisi ? » Le fait est que nous manquons d’hommes politiques.

Non pas d’hommes compétents, rompus aux affaires, et capables d’administrer sagement aux Travaux publics, au Commerce, et même aux Finances. Non. Nous manquons précisément d’Hommes Libres. Tous ces puissants administrateurs ne sont qu’administrateurs ; ils n’ont point figure de chefs. Ils dépendent de mille puissances, les uns des financiers, les autres, de la société polie, de leurs proches, de leurs amis, de ceux de leur femme. Ils sont pris dans des fils d’or. L’un est un avocat d’affaires ; l’autre est, de plus, académicien. Ils ne représentent qu’une caste. Leur volonté est la volonté d’une caste. Le peuple veut Un Homme Libre.

Aux beaux temps du petit père Combes, quelque bavard me racontait ce qu’il avait vu à l’Élysée un jour de réception. Il y avait des astres brillants, soleils de la politique, autour desquels tout gravitait. Le petit père était seul, comme un réprouvé. Je répondis là-dessus : « Il est pourtant le maître. » Je dirais maintenant, après avoir un peu plus réfléchi là-dessus : « C’est pour cela qu’il est le maître. »

Oui. Il nous faut un homme qui ne soit point empêtré dans les fils d’or. Et nous serons de plus en plus exigeants là-dessus. Les jeunes devraient le comprendre, et se défier des salons. Mais point du tout. Ils papillonnent ; ils se livrent aux plaisirs de cour ; ils s’éloignent du peuple ; ils dépouillent leur rustique simplicité pour la reprendre seulement quand ils retournent au pays ; et cela ne trompe personne. Ce sont de pauvres ambitieux qui poursuivent l’ombre de la puissance et laissent aller la vraie puissance.

Je voudrais pourtant le voir grandir, le vrai démocrate, celui qui vivrait avec dix mille francs, qui serait vêtu comme un commis, et qui prendrait l’omnibus. Qui promènerait son veston râpé des Postes au Commerce, de l’Instruction Publique aux Finances, portant sa probité sur lui. Je le vois donnant cinquante mille francs de son traitement ministériel aux pauvres, ignorant les autos, les actrices et les petits soupers ; redouté de ses collègues, célèbre et aimé partout. Plus tard président, vêtu comme vous et moi, et recevant les rois sans cérémonie. Voilà un programme qui devrait plaire à un vrai ambitieux. La richesse serait remise à son rang ; et ce serait déjà presque toute la justice.