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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/119

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 159-160).
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CXIX

Le corps humain n’est pas toujours disposé selon la volonté, comme chacun sait bien. Même en dehors des maladies, en dehors aussi des fonctions ordinaires de la vie, il se produit souvent des gestes, des mouvements, des réactions, des contractures tout à fait nuisibles. Par exemple un homme qui veut se défendre à coups de revolver, et qui tremble, est dominé par cette mécanique naturelle ; celui qui est en colère, de même ; celui qui frappe du pied, croyant faire marcher les tramways plus vite, ou celui qui donne un coup de poing sur la table parce que le potage est trop chaud, tous ceux-là emploient très mal leur force ; celui qui est pris de vertige et tombe se tue en somme par mauvais gouvernement, un peu comme les fous se tuent. La peur est une réaction presque toujours nuisible. Les animaux, autant qu’on peut savoir, agissent par réactions de ce genre, presque toujours ; l’homme est remarquable par ceci qu’il se gouverne, qu’il s’arrête, qu’il se retient lui-même. Et parmi les races humaines, c’est la race qui se contient et se retient le mieux, c’est celle-là qui règne sur les animaux et sur les hommes, par patience, industrie, sagesse, par force d’âme enfin.

Tout cela est assez connu. Ceux qui se laissent aller à l’Impulsion et à la convulsion n’en sont jamais bien fiers. Ces déformations sont méprisées immédiatement ; elles sont laides. Mais chacun aime les nobles statues, parce qu’elles représentent un bon gouvernement de soi.

Il faut juger de Léviathan d’après les mêmes principes. Car ce grand corps serait aisément animal et convulsionnaire. Panique, fureur de foule, fièvre guerrière, aveugle enthousiasme, délire religieux le font bien voir. Ce sont les passions du grand animal, dès qu’une mouche le pique. Et l’individu qui y participe se croit aisément porté par une force supérieure, et même divine. Ceux qui sont plus sensibles, et qui traduisent plus vivement ces convulsions du Léviathan, ont été longtemps adorés, sibylles, devins, prédicateurs, orateurs. En somme, les nations sont aisément barbares, et les civilisés se livrent trop ingénument à ces mouvements déréglés. Quand les gouvernants exigent de nous un patriotisme sans conditions, ils nous demandent de nous laisser conduire par ces mouvements religieux ; et cela se comprend, parce que cette adoration va naturellement droit aux chefs, et les enivre. Mais il se trouve un nombre croissant d’hommes sages et sobres, ou tout au moins qui s’efforcent d’être l’un et l’autre, et qui voudraient que leur patrie soit juste, raisonnable, humaine enfin ; c’est-à-dire qu’elle soit gouvernée, par l’effort de tous, comme chacun de nous essaie de se gouverner lui-même.