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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/122

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 163-164).
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Il y a longtemps que l’on compare les crises de la politique extérieure aux nuages et aux tempêtes ; on voulait dire par là que la Guerre et la Paix ne dépendent point des volontés humaines. Cette seule idée est plus à craindre que tous les canons. Ce n’est pas autre chose que l’adoration à toutes les passions, et principalement à la colère.

L’homme qui se laisse aller au désespoir, lorsqu’on essaie de le ramener à la vie par des discours toniques, ne manque pas de dire : « Cela est bon pour vous, parce que vous n’êtes pas dans le désespoir. » De même, si vous voulez intéresser l’amoureux à autre chose qu’au passage du facteur ou à l’heure des trains, ou bien si vous le détournez, par raisons, d’appuyer volontairement sur sa blessure, il vous dira aussi : « Vous pensez comme un homme qui n’est pas amoureux ; avant ce fatal amour, je pensais ainsi. » Bref tous ces malades d’esprit refusent le remède, justement parce qu’ils sont malades. Or c’est bien la guerre qu’ils ont en eux-mêmes, contre eux-mêmes, sans qu’ils l’aient voulue. C’est pourquoi un politique bilieux, qui s’abandonne à ses passions, vous regardera en pitié si vous voulez raisonner sur la paix et la guerre.

Ce n’est pourtant que le Romantisme qui survit, il me semble. On veut qu’il y ait des présages et une destinée. Cette idée trouble se voit dans toutes les crises des passions ; le mot passion le dit bien, on se sent tiré et poussé par les forces. De même vous demandez à ce commerçant paisible si ses deux fils songent à faire la guerre, et il vous répond : « On ne fait pas la guerre parce qu’on veut la faire, mais il faut bien la vouloir quand on la fait. Quand le vent souffle, les arbres s’agitent. Voyez donc les oiseaux, les nuages et le baromètre. » Il me semble que j’entends un homme à qui je demanderais : « Vous ne voulez pas tuer une femme pour cette seule raison qu’elle n’aura point de bonheur à vous voir » et qui répondrait : « Je vous le dirai quand je serai amoureux. » Cette soumission aux passions est une très vieille chose, fille de la guerre, et mère de la guerre.

Il y a une autre idée, plus jeune, qui est fille d’Industrie, c’est que l’homme peut changer par volonté le cours des fleuves et la marche de la peste. Dans le fait, depuis la première brouette, que de destins en déroute ! Que de Sibylles rusées ont répondu : « Il arrivera ce que tu voudras. » Mais en vain. La grande idée des Sages, que l’on peut lutter contre les passions, est encore méprisée. Nous en sommes à la prédestination et aux desseins de Dieu, même sans croire à Dieu. L’Histoire nourrit cette pensée de Caraïbe ; car, puisque cette guerre est inévitable à nos yeux parce qu’elle est dans le passé, nous voulons penser qu’elle était inévitable déjà quand elle était encore à venir. Ce sophisme a de la puissance. Je compte que les vraies sciences, les jeux, l’entraînement, l’hygiène et une morale virile conduiront les hommes à se garder de la peur et de la colère, et à dresser leur corps comme ils ont dressé les chiens et les chevaux. « Je crois en moi », voilà une belle prière, qui chassera la Guerre après avoir chassé les Dieux.