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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/129

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 172-173).
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CXXIX

Nous avons une armée solide, et de bons professeurs de guerre. Mais, si j’avais à choisir, j’aimerais mieux qu’ils aient un peu moins de science et un peu plus de confiance. Autant que je les connais par des extraits et des citations, je les imagine un peu tristes, un peu accablés par la puissance de l’adversaire. Or je crois qu’il ne faut jamais se battre pour l’honneur avec l’idée qu’on sera vaincu ; il faut se battre pour la victoire. En prenant notre armée comme elle est, trop rongée par l’administration, trop séparée de la vraie vie et des vrais devoirs, je crois que nous serions vainqueurs.

En 1870 nous l’étions presque ; avec un peu d’audace et de mouvement nous l’étions deux fois le 6 août. Or il est connu que nos réserves n’étaient pas organisées, que notre artillerie était très inférieure a celle de l’ennemi, et enfin que la force morale nous manquait naturellement parce que nous étions le peuple tyran, contre des peuples las d’être esclaves.

Tout est retourné maintenant ; nous nous gouvernons nous-mêmes ; nous voulons agir avec les autres nations selon le droit ; nous en avons donné mille preuves. Nous avons une alliée qui tiendrait les mers, et qui assurerait le ravitaillement. Nous avons des réserves organisées, encadrées, armées ; toute la nation, après quinze jours de tâtonnement et d’attente, ferait la guerre. Nos armées sont pour le moins égales à celles de l’ennemi. Enfin le combat serait pour la justice, contre un peuple tyran ; et contre un peuple qui n’aime pas plus la tyrannie et l’injustice que nous ne les aimons ; contre un peuple qui, à ce que je crois, et pris dans sa masse, se défendrait héroïquement, mais attaquerait mollement. Il n’y aurait donc qu’à user par des feintes le premier élan des troupes jeunes et savamment préparées qui sont massées à la frontière ; ce serait un moment difficile et des échecs presque inévitables, mais dont un Fabius Temporiseur ferait autant de victoires. Après cela la masse de la nation tomberait sur l’envahisseur, de face, sur ses flancs, sur ses derrières ; même sans alliés la partie serait belle ; avec des alliés actifs et pleins de ressources, elle est gagnée d’avance.

Certes je ne souhaite pas qu’on la joue, mais enfin cela ne dépend pas de nous. Je voudrais seulement que nous cessions de jouer le rôle de l’homme brave qui se sent à la merci d’un spadassin, et qui ne songe qu’à mourir proprement. Le spadassin compte là-dessus. Il crée fort habilement une espèce de terreur sans lâcheté aucune, mais qui use la résistance ; il ne nous touche pas autant qu’il croit ; mais il agit sur notre élite, que je vois un peu trop pessimiste comme si elle avait charge de mourir, non de combattre et de vaincre. Or je crois qu’elle saurait mourir ; mais le peuple vivra et vaincra.