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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/136

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 181-182).
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Le jugement en nous est comme la cime de l’arbre, que le moindre vent déplace. Et une erreur énorme, et de grandes conséquences, est de croire que nous avons besoin, pour charger ou tenir bon, quel que soit le poste, d’éveiller l’orgueil ou la fureur. Que le Polytechnicien qui mène cette guerre de toutes façons, par le plan, par le fort, par l’artillerie, nous soit toujours présent à l’esprit, tout à fait semblable à l’ingénieur dans une mine en feu. L’idée du nécessaire et de l’utile occupe entièrement cette tête bien faite, et le reste du corps n’est que pour porter cette tête où il faut qu’elle soit. Il serait ridicule de penser qu’on ne peut frapper dur sans haïr. Et, pour ceux qui restent loin de l’action, c’est encore une consolation médiocre que de se livrer à une colère présentement sans objet. L’espoir d’une belle paix pour les enfants vaut mieux. Physiquement considérée, toute passion triste, haine, colère, désespoir, use et affaiblit, par convulsion. Que chacun cherche en lui-même, si difficile que ce soit, les sources communes de la joie et de la santé ; c’est le devoir strict.

Par les mêmes raisons, il n’est pas bon que chacun laisse s’organiser en lui une espèce de tyrannie passionnée ; car l’état ressemble toujours aux citoyens. L’idée de conquérir, de reprendre, de dominer sera toujours assez forte. Et, pour ceux qui l’ont toujours eue, qu’ils la gardent donc, c’est une force comme une autre, et toute force sera utilisée. Mais, pour ceux qui ne peuvent accepter cette guerre que comme moyen contre la guerre, qu’ils ne perdent pas un instant cette vue droite ; qu’ils ne donnent pas le pouvoir un seul instant en eux-mêmes à quelque passion qui prendrait figure de revanche et de justice ; notre justice armée doit dominer ces rapports oscillants, qui transportent du vainqueur au vaincu la haine, et du vaincu au vainqueur l’orgueil tyran. Car, par ces idées dont le parcours est connu, aucun problème n’avance ; chacun des termes pose l’autre ; on n’en peut sortir que par le haut, en dominant l’un et l’autre. Que chaque combattant s’élève donc à la fonction de juge, car la République est maintenant confiée à chacun. Plus que jamais, toutes les finesses étant pour longtemps déjouées, l’État ressemblera aux citoyens. Si chaque peuple a son esprit et sa noblesse, que la Russie parle aux races, que l’Angleterre pense à sa puissance, et que nous autres nous pensions à l’Humanité, à la Justice, au Droit ; ce sont proprement nos dieux du foyer ; et les héros Belges sont Français par là. Ainsi notre patrie s’étendra par nos armes plus loin que par les traités. Cet esprit libérateur a déjà paru dans nos proclamations ; il y restera intact et pur si chacun le conserve en soi-même en rectifiant toujours les jugements de passion selon le mètre invariable. Et voilà une occupation pour les heures du matin, trop chargées souvent de mauvais rêves.