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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/138

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 183-184).
CXXXVIII

Le style des nouvelles officielles n’est pas encore ce que je voudrais ; non assez dépouillé ; non assez nu. Trop de précautions, trop de souci d’expliquer et d’arranger. Non qu’ils veuillent tromper ; heureusement nous n’en sommes plus là. Mais ceux qui écrivent ces choses s’appliquent à se tromper eux-mêmes, comme cet homme d’importance qui, à l’heure où les Allemands occupaient la Belgique comme par une inondation d’hommes, écrivait qu’ils n avaient encore connu que des échecs.

Pareillement, dans les communiqués officiels, il faut toujours que les positions occupées par nous soient de première importance, et inversement que celles que nous devons abandonner soient tout à fait inutilisables. Cette rhétorique est déplacée. Les faits sont ce qu’ils sont. Une espérance qui se nourrit de faux jugements est puérile. L’espérance virile ne cédera pas pour un échec, ni pour dix, ni jamais ; car les faits contraires, ceux qui sont, ceux qui appartiennent au passé, dépendent du sort des armes ; mais le propre de la volonté est d’être au-dessus du sort. Rien ne l’abat. Cette vertu est ce que l’on attend du simple troupier, au milieu d’épreuves, de coups violents et répétés par lesquels l’ennemi essaie justement de broyer la volonté de chacun, car c’est en cela que consisterait la victoire. Et puisque le moindre troupier doit égaler Léonidas, et espérer contre les obus et les balles jusqu’à son dernier souffle, j’ai bien le droit d’attendre la même vertu dans les discours publics.

Car on craindrait tout d’un troupier qui croirait que l’Allemand va tourner le dos ; ce genre d’illusion est bientôt dissipé. Il ne faut point accrocher son courage à de creuses imaginations ; au contraire, par une vue nette des difficultés et des dangers, se retrancher dans le fort de la volonté même. Remonter à la source de la victoire, qui est la volonté stoïque. L’esprit qui veut réparer un échec par des raisonnements d’avocat est un esprit en déroute.

Mais peut-être faut-il pardonner beaucoup à celui qui n’est pas dans l’action même. Position douloureuse, et presque insupportable. L’espérance n’est plus alors fixée sur le canon d’un fusil, ou sur dix kilomètres à franchir au delà des forces. L’espérance va trop vite, forme des chimères, et les défend et les répare dans un combat imaginaire, où l’on rassemble des arguments au lieu de troupes. Gare à l’imagination renversée dont parle Stendhal. Il faut pourtant réprimer ces oscillations du jugement ; il faut former la notion réelle de l’attaque, des ressources, des épreuves inévitables, et de la victoire finale, toujours sous l’idée que l’avenir est une chose que l’on fait, non une chose qui vient et qui s’annonce.