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Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/146

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 193-194).
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CXLVI

Je lisais, ces jours-ci, les « promenades dans Rome » de Stendhal. Il me décrit des monuments et des statues que je n’ai point vus, et que sans doute je ne verrai jamais. Mais cet homme est si intelligent que je trouve tout de même à réfléchir parmi ces ruines. Il admire la magnificence des Papes, et fait cette remarque qu’avec deux Chambres et une Cour des Comptes, toute cette floraison de pierres taillées et sculptées aurait été impossible. Au reste, dit Stendhal, la liberté vaut bien toutes les basiliques du monde.

En suivant cette idée, je vins à penser que la décadence des beaux-arts était liée au progrès de la démocratie d’une autre manière encore. Qu’est-ce que l’art ? C’est un prétexte pour penser sans penser. On se donne très facilement le goût des arts ; et Stendhal raconte bien que lui et ses compagnons finirent par prendre un goût passionné pour les vieilles églises. Moi-même m’étant trouvé, il y a déjà assez longtemps, précepteur dans une famille tout à fait royaliste et catholique, j’étudiai le style gothique dans un manuel, et fus bientôt en état de parler convenablement là-dessus ; cela vint à propos, car les sujets de conversation manquaient. Qu’on se donne donc le goût des beaux-arts, et aussi le goût de l’histoire qui y tient de près, lorsque l’on se trouve, comme j’étais alors, dans la nécessité de ne point dire ce qu’on pense des choses mêmes, je le comprends.

Supposons un tyran qui censure les écrits et les conversations ; supposons seulement une société qui veut penser que tout est pour le mieux, et que l’inégalité sociale est sans remède. On s’enivrera alors de musique, de théâtre, de tableaux, de statues ; on discutera là-dessus ; il y aura des partis, une droite et une gauche ; le tout sans danger, car il s’agit d’un univers de carton, de toile et de pierres taillées, qui masque l’autre. Et voilà de quoi user la rage de penser, si elle vous travaille.

Mais maintenant, au point où nous en sommes, il n’y a plus lieu, pour un homme raisonnable, d’observer un peuple de statues. Il faut penser le vrai autant qu’on peut ; voir la Nature comme elle est, les maux humains comme ils sont, il faut maintenant que chacun soit de bonne foi avec lui-même, et médite sur l’art politique. Le temps du mensonge est passé. Voici des hommes, des femmes, des villes, des champs, des saisons. Voilà ce qu’il faut avidement regarder, et non pas des copies arrangées. La critique d’art et l’histoire sont des passe-temps monarchiques ; c’est la prière sans Dieu.