Les Propos d’Alain (1920)/Tome 2/156

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Editions de la Nouvelle Revue Française (2p. 206-207).
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À un débutant qui déclamait avec une mimique violente et émouvante, un homme du métier disait : « Supprimez les gestes, ce sera très bien. » À un chanteur, à un violoniste, on dirait volontiers : « Supprimez ce qui veut être expressif, ce sera très bien. » Faites chanter un air populaire de Bretagne par quelque demi-artiste qui souligne les sentiments, soit en appuyant, soit en ralentissant ou pressant, si peu que ce soit, si discrètement que ce soit, c’est laid. Laissez aller le rythme et les paroles sans penser et même sans éprouver, l’effet est prodigieux.

Lorsque l’on trouve un bon maître de diction, on est toujours assez étonné de voir comment il déblaie et simplifie. C’est un débit uniforme et plein. De même le plus grand violoniste tire comme sur un archet infini ; toute la mélodie vogue comme un grand navire, chaque note portant le tout. Un autre la mettra en petits morceaux. Le musicien et le déclamateur devraient s’instruire par la vue des belles formes. Un vase antique, sans aucun ornement, fait bien voir qu’aucune partie n’est belle par elle-même. Dans le costume féminin aussi il y a des déclamateurs, qui veulent des choux et des rubans ; mais l’artiste sacrifie l’ornement à la ligne ; sans y penser, sans intention, sans prétention comme on dit si bien. L’artiste ne prétend pas. Ou plutôt, car rien n’est parfait, tant qu’il veut et cherche il peut m’intéresser, mais c’est quand il ne pense plus ni à lui ni à moi qu’il est adorable.

L’art du versificateur a des secrets que le versificateur ignore. Tous les beaux vers sont simples et unis, sans un mot remarquable ; une expression rare les gâterait. « Que vouliez-vous qu’il fît contre trois ? qu’il mourût » ; il est impossible de dire la chose plus simplement. Mais lorsqu’un mot se montre parmi les autres, et fait ornement ou surprise, la ligne est brisée, le beau vase est brisé. Dans Hugo, dans Vigny, vous trouverez des preuves innombrables de ce que je dis ; dans Hugo surtout, parce que vous y verrez les deux manières, et, trop souvent, la volonté d’être sublime, et le sublime à côté.

Ce qui trompe là-dessus, c’est que l’on cherche la beauté dans les passions seulement. Il est pourtant évident que nul n’aime à être affligé ou effrayé. L’horrible attire et retient par des causes bien naturelles, mais l’émotion esthétique est toujours délivrance, liberté, joie. Il faut un jeu aisé de toutes nos puissances réconciliées. Notre vie s’accorde soudainement avec elle-même et avec toutes les choses. Il faut bien quelque catastrophe, comme à la tragédie, quelque Manfred tombé, quelque Napoléon vaincu tirant son cheval par la bride, ou quelque solitude de nuit, ou quelque fureur d’Océan ; mais ce n’est point par la peur et le désespoir que nous sommes dieux soudainement, mais au contraire parce que la peur et le désespoir sont absolument vaincus, contre l’attente.