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Les Puritains d’Écosse/28

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CHAPITRE XVIII

.... Mille poignards tournés contre mon sein
Me feraient moins de peur qu’une aiguille en sa main.

Marlow.

La cavalcade venait de dépasser les derniers postes des presbytériens, et s’avançait vers Édimbourg après s’être arrêtée pour prendre les rafraîchissements si nécessaires après la famine. On pourrait croire que pendant cette marche lord Evandale se tint auprès de miss Edith ; mais, après l’avoir saluée, et s’être assuré que rien ne lui manquait, il était allé rejoindre le major Bellenden, pour former avec lui l’arrière-garde. Un cavalier, qui paraissait commander l’escorte, enveloppé d’un grand manteau qui le cachait entièrement, s’était placé à côté de miss Bellenden.

— Miss Bellenden, dit-il, d’une voix tremblante et étouffée, doit avoir des amis partout où elle est connue, même parmi ceux dont elle désapprouve la conduite. Est-il quelque chose qu’ils puissent faire pour lui prouver leur respect et le regret qu’ils ont des souffrances qu’elle endure ?

— Dites-leur, répondit Edith, de respecter les lois, d’épargner le sang innocent ; qu’ils rentrent dans le devoir, et je leur pardonne.

— Croyez-vous donc impossible qu’il se trouve dans nos rangs des gens qui ont sincèrement à cœur le bien de leur pays, et qui sont convaincus qu’ils remplissent le devoir d’un bon citoyen ?

— Il serait imprudent de répondre à cette question, étant, comme je le suis, en votre pouvoir.

— Vous pouvez répondre en toute sûreté, je le jure sur l’honneur.

— J’ai été habituée à la franchise dès mon enfance, je ne vous dissimulerai pas mes sentiments. La révolte contre l’autorité légale, l’oppression même d’une seule famille qui, comme la mienne, n’avait pris les armes que pour défendre ses propriétés, sont des actes qui déshonorent ceux qui y ont pris part, quels que soient les prétextes spécieux dont ils cherchent à colorer leur conduite.

— Les horreurs de la guerre civile doivent troubler la conscience des persécuteurs qui ont réduit au désespoir ceux qui n’ont pris


Un cavalier, qui paraissait commander l’escorte, enveloppé d’un grand manteau.

les armes que pour la défense de la liberté civile et religieuse que les lois leur accordaient.

— C’est juger la question, et non la discuter. Chaque parti prétend avoir raison ; le tort reste donc à celui qui tire le premier l’épée.

— Hélas ! si nous voulions nous justifier par ce principe, combien il serait aisé de prouver que nous avons souffert avec une patience presque au-dessus des forces de l’homme. — Mais je m’aperçois qu’il est inutile de plaider devant miss Bellenden en faveur d’une cause qu’elle a condamnée d’avance, peut-être parce que les individus qui la défendent lui sont aussi odieux que les sentiments qu’ils professent.

— Je vous ai dit mon opinion sur leurs principes ; quant aux insurgés, je ne les connais pas… sauf peut-être une exception.

— Et peut-être cette exception a-t-elle influé sur votre manière de penser relativement à tous les autres ?

— Au contraire, il est… ou du moins j’ai cru autrefois qu’il était… doué de talents, de sensibilité. Puis-je approuver une rébellion qui a fait qu’un homme créé pour être l’ornement de sa patrie, se trouve aujourd’hui le compagnon d’ignorants fanatiques, le frère d’armes de bandits et de meurtriers ? Si jamais vous trouvez dans votre camp un homme qui ressemble à ce portrait, dites-lui qu’Edith Bellenden a versé plus de larmes sur le déshonneur dont il a couvert son nom, que sur les malheurs de sa propre famille.

En parlant ainsi, Edith jeta un regard sur son interlocuteur. La chaleur avec laquelle elle s’exprimait avait animé son teint ; mais la maigreur de son visage ne prouvait que trop la réalité des souffrances qu’elle avait endurées. L’étranger porta vivement une main à son front, et enfonça davantage son chapeau sur sa tête. Son agitation n’échappa pas à Edith.

— Et cependant, ajouta-t-elle, si… celui dont il s’agit se trouvait trop affecté de l’opinion, peut-être sévère, d’une ancienne amie, dites-lui qu’un repentir sincère peut tenir lieu de l’innocence : il a peut-être les moyens de réparer les maux qu’il a faits.

— Et de quelle manière ? reprit l’étranger.

— En employant tous ses efforts pour rétablir la paix dans ce malheureux pays ; en déterminant les rebelles trompés à mettre bas les armes et à implorer la clémence d’un souverain outragé, mais généreux.

— Miss Bellenden, répondit Morton en levant la tête et en écartant le manteau qui le couvrait, celui qui a perdu la place qu’il occupait dans votre estime, et qui en était si glorieux, est encore trop fier pour plaider sa cause en criminel ! En voyant qu’il ne peut plus prétendre à exciter dans votre cœur l’intérêt de l’amitié, il garderait le silence, s’il n’avait à invoquer le témoignage honorable de lord Evandale. Lord Evandale vous dira que, même avant de vous avoir vue, tous mes vœux, tous mes efforts, ne tendaient qu’à obtenir des conditions de paix telles que le plus loyal des sujets du roi doit le désirer.

À ces mots, il la salua d’un air de dignité. Le langage d’Edith avait bien montré qu’elle connaissait celui à qui elle parlait ; mais peut-être ne s’attendait-elle pas qu’il mettrait tant de chaleur dans sa justification. Elle lui rendit son salut silencieusement et d’un air embarrassé. Morton tourna bride et rejoignit sa troupe.

— Henry Morton ! s’écria le major en l’apercevant.

— Lui-même, répondit-il ; Henry Morton désespéré de voir sa conduite mal appréciée par le major Bellenden et sa famille. Il confie à lord Evandale le soin de détromper ses amis. Vous êtes maintenant en sûreté, major ; mon escorte vous est inutile ; adieu. Mes vœux pour votre bonheur vous suivront partout. Puissions-nous nous revoir dans un temps plus tranquille et plus heureux !

— Croyez-moi, monsieur Morton, dit lord Evandale, votre confiance n’est pas mal placée. Je m’efforcerai de reconnaître les services importants que vous m’avez rendus, en plaçant devant les yeux du major, et de tous ceux dont l’estime vous est chère, votre caractère sous son véritable point de vue.

— Je n’en attendais pas moins de votre générosité. Milord.

Morton appela ses soldats, prit avec eux la route qui conduisait à Hamilton.

Cuddy Headrigg seul resta un moment en arrière pour adresser ses derniers adieux à Jenny Dennison, qui, pendant les deux courses qu’elle avait faites le matin avec son ancien amant, avait repris sur lui tout son empire.

— Adieu donc, Jenny, lui dit-il ; pensez quelquefois au pauvre Cuddy qui vous aime bien. Y penserez-vous ?

— Sans doute ; toutes les fois que je mangerai la soupe, répondit la malicieuse soubrette, incapable de retenir sa repartie.

Cuddy se vengea comme les amants se vengent au village, comme Jenny s’attendait qu’il se vengerait, en lui donnant sur chaque joue et sur les lèvres un gros baiser bien appliqué.

— Il a le diable au corps ! dit Jenny en rajustant sa coiffure. Holliday n’appuie pas si fort. — Je viens, Milady, je viens. — Oh mon Dieu ! la vieille dame nous aurait-elle vus ?

— Jenny, dit lady Marguerite, le jeune homme qui commande le détachement qui s’éloigne n’est-il pas celui qui a été capitaine du perroquet, et qu’on avait amené prisonnier dans mon château.

Charmée de voir que l’enquête ne la concernait pas personnellement, Jenny jeta promptement les yeux sur sa jeune maîtresse, pour tâcher de lire dans ses regards ce qu’elle devait répondre. N’y apercevant rien qui pût la guider.

— Je ne crois pas que ce soit lui, Milady, répondit-elle.

— Vous êtes donc aveugle, Jenny ? dit le major.

— Quel bonheur, dit lady Marguerite, que nous soyons hors des mains de ce fanatique forcené !

— Vous vous trompez, Milady reprit lord Evandale ; personne ne doit donner ce nom à M. Morton. Si je vis encore, si vous vous trouvez libre et en sûreté, c’est à lui seul que nous en sommes redevables.

Alors il fit le récit des événements que le lecteur connaît déjà.

— Je serais heureux d’avoir une bonne opinion de Henry Morton, Milord, dit le major, et je conviens que sa conduite envers vous et envers nous est digne d’éloges ; mais il m’est impossible de lui pardonner d’avoir embrassé le parti des rebelles.

— Faites donc attention, répliqua lord Evandale, que la nécessité l’a jeté dans leurs rangs ; je dois même ajouter que ses principes me paraissent respectables. Claverhouse, à qui personne ne contestera le talent de se connaître en hommes, a démêlé en M. Morton des qualités extraordinaires ; malheureusement il a mal jugé de ses dispositions, et il l’a poussé à la rébellion sans le vouloir, sans que M. Morton lui-même en eût le projet.

— Vous avez apprécié bien vite toutes ses bonnes qualités. Milord ; moi qui le connais depuis son enfance, j’aurais avant cette affaire rendu justice à son bon cœur, quant à ses talents…

— Ils étaient donc cachés jusqu’à ce qu’une circonstance vînt les développer. Si je les ai reconnus, major, c’est parce que nous avons conversé sur des sujets importants. Il travaille en ce moment à éteindre le feu de la rébellion, et les conditions qu’il propose, et que je me suis chargé de présenter au duc de Monmouth, sont si raisonnables, que je les appuierai de tout mon pouvoir.

— Et avez-vous quelque espoir de réussir dans une tâche si difficile ? dit lady Marguerite.

— J’en aurais beaucoup, si tous les whigs étaient aussi modérés que M. Morton, et tous les royalistes aussi désintéressés que le major. Mais tel est l’entêtement des deux partis, que je crains qu’il ne faille recourir à l’épée pour vider la querelle.

On peut croire qu’Edith écoutait cette conversation avec intérêt. Elle regrettait d’avoir parlé à son amant avec trop de dureté ; mais son cœur se sentait soulagé en voyant que le caractère de Morton était tel que sa tendresse pour lui l’avait toujours présenté à son imagination.

Cependant Henry était arrivé au camp presbytérien. Il y trouva tout en confusion. On y avait appris que l’armée royale, ayant reçu les renforts qu’elle attendait d’Angleterre, était sur le point d’entrer en campagne. La renommée exagérait ses forces, le bon état des troupes, leur valeur, et le courage des insurgés en était abattu. D’autres circonstances tournaient encore à leur désavantage : les espérances que le caractère connu du duc de Monmouth avait fait concevoir au parti modéré s’étaient évanouies depuis qu’on savait quels étaient ceux qui commandaient sous ses ordres.

Son lieutenant général, le célèbre Thomas Dalzell, qui avait été au service de Russie était fameux par ses cruautés ; Claverhouse, encore brûlant de venger la mort de son neveu et sa défaite à Drumclog, commandait la cavalerie.

Morton s’efforça de rassurer les esprits. Il rappela à leur souvenir la victoire qu’ils avaient remportée sur Claverhouse, enfin, il s’efforça de les convaincre que leur salut était entre leurs mains.

Tandis qu’il cherchait à ranimer l’ardeur des soldats, il appuyait auprès des chefs sur ces bruits décourageants pour leur faire sentir la nécessité de proposer au gouvernement des termes de conciliation qu’il pût accepter, et qui seraient écoutés d’autant plus favorablement qu’ils les proposeraient à la tête d’une armée nombreuse et qui n’avait éprouvé aucun échec. Il leur fit observer aussi que, dans l’état de découragement où se trouvait l’armée, il était difficile d’espérer qu’elle combattît avec avantage, et que, s’ils avaient le malheur d’essuyer une défaite, l’insurrection, bien loin d’avoir été utile à la patrie, serait un nouveau prétexte pour redoubler les persécutions.

L’évidence de ces raisonnements convainquit un certain nombre de ses collègues. Ils prirent connaissance des propositions que lord Evandale était chargé de transmettre au duc de Monmouth, et y donnèrent leur adhésion. D’autres, au contraire, traitèrent ces propositions de sacrilège, parce qu’elles n’étaient pas fondées sur le Covenant de 1640, et ils répandirent ces idées parmi la multitude. Ils allaient criant partout que ceux qui parlaient de paix sans y mettre pour condition le détrônement du roi et l’indépendance de l’église presbytérienne, étaient des gens qui ne cherchaient qu’un prétexte pour abandonner leurs frères et une occasion pour les trahir. Dans tous les rangs, on n’entendait que disputes et controverses à ce sujet ; des paroles on en venait aux coups ; la discorde régnait dans le camp.