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Les Puritains d’Écosse/43

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CHAPITRE XLIII

Fixant ses yeux mourants sur sa chère Émilie
Qu’à peine apercevait sa vue appesantie,
Il voulut lui parler, il lui pressait la main…
Son heure était sonnée, et cet effort fut vain.

Chaucer. Palamon et Arcite.

L’indisposition d’Edith la retint au lit le jour où l’apparition subite de Morton lui avait occasionné une émotion si soudaine ; mais elle se trouva tellement mieux le lendemain, que lord Evandale reprit son projet de quitter Fairy-Knowe dans l’après-midi. Lady Emilie entra dans l’appartement de la malade, et après lui avoir fait et en avoir reçu les compliments d’usage, elle dit que cette journée serait fort triste pour elle, quoique le résultat fût de délivrer miss Bellenden d’un grand fardeau.

Mon frère nous quitte aujourd’hui, finit-elle par ajouter.

— Nous quitte ! j’espère que c’est pour retourner chez lui.

— Je ne le pense pas ; je crois qu’il se prépare à faire un plus long voyage. Qu’a-t-il qui puisse le retenir dans ce pays ?

— Suis-je donc destinée à causer la ruine de tout ce qu’il y a de plus noble sur la terre ? Que faut-il faire pour l’empêcher de courir ainsi à sa perte ? Lady Emilie, dites-lui que je le conjure de ne point partir sans m’avoir vue.

Lady Emilie sortit, et alla informer son frère que miss Bellenden se trouvait assez bien pour avoir projeté de descendre avant son départ.

Lord Evandale suivit sa sœur. La table était couverte avec profusion de différents mets préparés par les soins de lady Marguerite.

— Vous voudrez bien, Milord, dit la vieille dame, vous contenter d’un déjeuner frugal. Je n’aime pas voir les jeunes gens se mettre en route l’estomac vide.

Tandis que lady Marguerite faisait les honneurs de la table, John Gudyil l’interrompit pour lui annoncer qu’un homme demandait à lui parler. — Un homme, Guydil ? dit-elle en se redressant, et quel homme ? n’a-t-il pas de nom ?

— Certainement il a un nom, Milady ; mais c’est un nom que Milady n’aime pas à entendre.

— Et quel est son nom, imbécile ?

— Eh bien, Milady, c’est Gibby, qui garde maintenant les vaches d’Edei-Henshaw ; qui était autrefois garçon de basse-cour à Tillietudlem,

— Demandez-lui ce qu’il veut me dire.

— Je l’ai fait, Milady, mais il m’a répondu que celui qui l’envoie lui a donné ordre de ne parler qu’à vous-même : pour dire la vérité, je crois qu’il avait trop bu, et il a l’air aussi bête que de coutume.

— Dites-lui de repasser demain matin quand il sera à jeun.

En annonçant à Gibby qu’il ne pouvait entrer, Gudyil fit de nouveaux efforts pour apprendre de lui ce qu’il avait à dire à sa maîtresse ; mais il n’y put réussir. Gibby remit dans sa poche un billet qu’il tenait à la main ; et, trop fidèle à exécuter littéralement ce qui lui avait été recommandé, il refusa opiniâtrement de s’en dessaisir, il dit qu’il reviendrait le lendemain.

Il était pourtant de la plus grande importance que ce billet fut remis sur-le-champ. Morton avait rencontré Gibby gardant ses vaches près du pont de Bothwell, et avait écrit au crayon quelques lignes à la hâte, pour avertir lord Evandale des complots de Basile Olifant ; il l’engageait à fuir sans délai ou à se rendre sur-le-champ à Glascow, où il l’assurait qu’il trouverait protection. Il avait adressé ce billet à lord Evandale, recommandé au commissionnaire de faire toute diligence, de le lui remettre en mains propres, et lui avait donné deux dollars pour exciter son activité. Mais il était dans la destinée de Gibby que son intervention serait funeste à la maison de Tillietudlem. Pour s’assurer si l’argent qu’il avait reçu était de bon aloi, il entra dans un cabaret, et il y fit une si longue halte, que l’ale et l’eau-de-vie lui enlevèrent le peu de bon sens qu’il possédât. En arrivant à Fairy-Knowe, il ne pensa plus à lord Evandale, demanda lady Marguerite dont le nom lui était beaucoup plus familier, et, ne pouvant remettre sa missive en mains propres, il préféra la garder que de la confier à un intermédiaire.

Gudyil quittait à peine la salle à manger lorsque Edith y entra. Lord Evandale et elle montrèrent quelque embarras. Lady Marguerite s’en aperçut ; mais ignorant ce qui s’était passé la veille, elle ne l’attribua à aucune cause extraordinaire.

En ce moment Edith, pâle comme la mort, dit ou plutôt fit entendre à lord Evandale qu’elle désirait lui parler en particulier. Il lui offrit le bras, la conduisit dans une petite antichambre qui précédait la salle, la fit asseoir dans un fauteuil, et prit un siège à côté d’elle.

— Je suis désespérée, Milord, lui dit-elle du ton le plus ému et d’une voix presque inarticulée ; je sais à peine ce que je veux vous dire, et je ne trouve pas de termes pour m’exprimer.

— S’il m’est possible de soulager vos inquiétudes, chère Edith, croyez que rien ne me coûtera pour y réussir.

— Vous êtes donc bien déterminé, Milord, à aller joindre des hommes qui courent à leur perte, malgré votre propre raison, malgré les prières de vos amis ?

— Excusez-moi, miss Bellenden, mais l’intérêt même que vous voulez bien me témoigner ne peut me retenir quand l’honneur m’ordonne de partir. Ma suite est préparée chez moi, le signal de l’insurrection sera donné dès que je serai arrivé à Kilsythe. La fidélité que je dois à mon roi ne me permet ni d’hésiter, ni de différer plus longtemps. Si c’est ma destinée qui m’appelle, je ne chercherai pas à la fuir.

— Restez, Milord, s’écria Edith d’un ton qui pénétra Evandale jusqu’au cœur ; restez pour être notre secours et notre soutien. Espérez tout du temps. Il expliquera sans doute l’étrange événement qui m’a troublée hier, et me rendra la tranquillité.

— Il est trop tard, Edith, et je manquerais de générosité si je cherchais à profiter des sentiments que vous me montrez en ce moment. Il ne dépend pas de vous de m’aimer, et je ne prétends plus qu’à votre amitié. Mais, quand même il en serait autrement, le sort en est jeté : je ne puis plus…

Tout à coup Cuddy se précipite dans le salon, la terreur peinte sur la figure, en s’écriant : — Cachez-vous, Milord, cachez-vous ! ils vont entourer la maison.

— De qui parlez-vous ? demanda lord Evandale.

— D’une troupe de cavaliers conduite par Basile Olifant.

— Oh ! Milord, pour l’amour de moi, cachez-vous ! répéta Edith.

— Me cacher ! Non, de par le ciel ! Eût-il un régiment avec lui, je m’ouvrirais un passage. — Cuddy, dites à Holliday et à Hunter de monter à cheval. — Adieu, chère Edith !

Il la serra dans ses bras, et ayant fait à la hâte ses adieux à sa sœur et à lady Marguerite, il sauta en selle et partit. La confusion et la terreur régnaient dans la maison, d’où l’on voyait une petite troupe de cavaliers, descendre la colline ; ils avançaient lentement et avec précaution, comme des gens qui ignorent quelles forces on peut avoir à leur opposer.

— Il peut se sauver ! s’écria Edith. — Et ouvrant une fenêtre : — Milord, cria-t-elle, prenez sur la gauche et fuyez à travers champs.

Mais jamais lord Evandale n’avait fui devant le danger. Il ordonna à ses domestiques de le suivre, d’armer leurs carabines, et marcha droit à Basile Olifant.

Le vieux Gudyil était allé chercher ses armes. Cuddy, plus agile, sauta sur un fusil que, par précaution, il tenait toujours chargé, sa chaumière étant dans une situation isolée, et il suivit à pied lord Evandale. Ce fut en vain que sa femme s’attacha à ses habits pour le retenir, il se débarrassa d’elle avec un vigoureux coup de poing. — Croyez-vous que je verrai tranquillement assassiner lord Evandale ? — Mais en chemin il réfléchit que comme Gudyil ne paraissait pas encore, lui composait seul toute l’infanterie ; il fit donc un détour, et entra dans un verger pour faire une diversion sur les flancs de l’ennemi, si les circonstances l’exigeaient.

Dès que lord Evandale parut, Olifant fit déployer sa troupe afin de l’envelopper, et resta en avant avec trois hommes. Deux portaient l’uniforme du régiment des gardes ; l’autre était vêtu en paysan, mais à son air farouche et déterminé, quiconque l’avait vu une fois reconnaissait Balfour de Burley.

— Suivez-moi, dit lord Evandale à ses domestiques, et si l’on entreprend de nous disputer le passage, imitez-moi.

Il n’était pas à quinze pas d’Olifant, et il se préparait à lui demander pourquoi l’on interceptait ainsi la route, quand celui-ci s’écria : — Feu sur le traître ! — Quatre coups de fusil partirent en même temps. Lord Evandale porta la main sur un pistolet d’arçon, mais il n’eut pas la force de le saisir, et il tomba blessé mortellement. Hunter tira au hasard. Holliday, qui était accoutumé au feu, visa Inglis et ne le manqua point. Au même instant un coup de fusil, tiré de derrière une haie par un ennemi invisible, vengea encore mieux lord Evandale, car la balle atteignit Olifant au milieu du front, et le renversa raide mort : sa troupe, effrayée de ce coup imprévu, ne semblait plus disposée à se battre ; mais Burley s’écria : — Périssent les Madianites ! — et il attaqua Holliday le sabre à la main. Celui-ci se défendait avec courage, quand une troupe de cavalerie étrangère arriva au galop : c’étaient des dragons hollandais commandés par le colonel Wittenbold ; Henry Morton et un officier civil les accompagnaient.

Wittenbold ordonna, au nom du roi, de déposer les armes, et chacun obéit à l’exception de Burley, qui lançant son cheval au galop chercha son salut dans la fuite. Plusieurs dragons furent mis à sa poursuite ; mais comme il était bien monté, ce n’était pas chose facile de le suivre. Se voyant cependant sur le point d’être atteint par deux d’entre eux, il se retourna pour leur faire face, tira ses deux pistolets, tua l’un, renversa le cheval de l’autre, puis continua sa route vers le pont de Bothwell. Le passage était fermé et gardé ; aussitôt qu’il s’en fut aperçu il côtoya la Clyde jusqu’à un endroit qu’il croyait guéable, et il y entra sans hésiter.

Ce détour donna à ceux qui le poursuivaient le temps d’arriver ; ils firent sur lui une décharge générale ; deux balles l’atteignirent, et il se sentit dangereusement blessé. Il détourna sur-le-champ la bride de son cheval, et faisant signe de la main, il revint vers le rivage. À cette vue on cessa le feu, et deux des dragons s’avancèrent jusque dans la rivière pour le faire prisonnier. Mais on vit alors qu’il n’avait d’autre intention que de se venger, et de vendre sa vie chèrement ; arrivé près des deux soldats, il renversa le premier d’un coup de sabre ; le second le saisit par le milieu du corps, mais il prit à la gorge ce nouvel adversaire.

Dans cette lutte, ils perdirent tous deux l’équilibre, vidèrent les arçons, roulèrent dans la Clyde, et furent emportés par le courant. Le sang qui coulait des blessures de Burley marquait l’espace qu’ils parcouraient. Deux fois on les vit reparaître à la surface, le soldat s’efforçant à nager, et Burley cherchant à l’entraîner au fond pour le faire périr avec lui. On ne fut pas très longtemps sans les retirer ; mais tous deux étaient morts.

Tandis que cet enthousiaste féroce périssait ainsi, le brave et généreux lord Evandale rendait le dernier soupir. Dès que Morton l’avait aperçu, il avait sauté à bas de cheval pour porter à son ami mourant tous les secours qui étaient en son pouvoir. Lord Evandale le reconnut, lui serra la main, et n’ayant plus la force de parler témoigna par un signe qu’il désirait qu’on le transportât à Fairy-Knowe, ce qui fut exécuté sur-le-champ. La douleur de lady Emilie éclata par des cris ; morne et silencieuse, celle de miss Bellenden n’en fut que plus cruelle, et ne lui permit pas même d’apercevoir Morton : penchée sur son malheureux ami, ses yeux et son cœur n’étaient occupés que de lui. Lord Evandale, faisant un dernier effort, saisit la main d’Edith, la mit dans celle de Henry, et, levant les mains au ciel, comme pour appeler sur eux ses bénédictions, il expira.