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Les Puritains d’Amérique/Chapitre II

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 21-31).

CHAPITRE II.


Monsieur, je vous connais, et j’ose, sur la garantie de mon art, vous commander une chose qui vous sera chère.
ShakspeareLe roi Lear.



Au moment précis où notre action commence, une saison belle et productive touchait à sa fin ; la récolte du foin et des grains était faite depuis longtemps, et le jeune Heathcote, avec ses serviteurs, avait passé le jour entier à dépouiller le maïs de sa couronne dorée, afin de serrer la tige pour la nourriture des bestiaux[1], et de permettre au soleil et au grand air de durcir un grain qui est presque considéré comme la production principale du pays qu’il habitait. Le vétéran Mark était venu à cheval visiter les travailleurs, pendant ces légères fatigues de la journée, aussi bien pour jouir d’un coup d’œil qui promettait une grande abondance à ses troupeaux et à ses bêtes à cornes, que pour adresser, lorsque l’occasion s’en présentait, quelques discours spirituels dans lesquels les subtilités théologiques étaient plus évidentes que les règles de pratique. Les serviteurs de son fils, car le capitaine Heathcote avait depuis longtemps confié la direction de son domaine à son fils, le jeune Content Heathcote, étaient, sans aucune exception, des jeunes gens nés dans le pays ; leur éducation et un long usage les avaient habitués à mêler les exercices religieux à la plupart des occupations de la vie. Ils écoutaient donc avec respect, et sans qu’un sourire impie ou un regard impatient se montrât sur le visage des plus légers d’entre eux, les exhortations et les homélies du vieillard, qui qu’avaient ni le mérite du laconisme ni celui de la nouveauté. Mais le dévouement à la cause qui les dictait, des habitudes austères et une surveillance continuelle pour conserver brillante la flamme du zèle qui avait été allumée dans un autre hémisphère, avaient introduit les pratiques religieuses dans tous les travaux et les plaisirs de ce peuple simple, et cependant porté aux idées métaphysiques. Le travail ne se faisait pas moins gaiement, malgré cet accompagnement extraordinaire ; et Content lui-même, écoutant une superstition qui accompagne ordinairement un zèle religieux excessif, eût pensé volontiers que le soleil jetait des rayons plus féconds sur leurs travaux et que la terre répandait plus abondamment ses fruits, tandis que l’expression de ces pieux sentiments s’échappait de la bouche d’un père pour lequel il avait autant d’amour que de vénération.

Mais au moment où le soleil, qui, à cette époque de l’année, est dans le ciel du Connecticut un orbe brillant et sans nuages, se cacha derrière la cime des arbres qui bordaient l’horizon à l’occident ; le vieillard commença à se sentir fatigué de ses pieux travaux. Il mit un terme à ses discours en exhortant les travailleurs à achever leur tâche avant de quitter les champs, et, tournant la tête de son cheval, il chemina lentement et avec un air de méditation vers le bâtiment qu’il habitait. Il est à présumer que, pendant quelques instants, les pensées de Mark Heathcote furent occupées de ces instructions spirituelles qu’il venait de répandre autour de lui avec tant de ferveur ; mais lorsque son bidet s’arrêta de lui-même sur une petite éminence qui traversait le sentier tortueux qu’il suivait, son âme reçut peu à peu l’impression d’objets plus matériels et plus mondains. Comme la scène qui ramena ses contemplations des théories abstraites aux réalités de la vie est particulière à la contrée et liée plus ou moins au sujet de notre histoire, nous allons essayer de la décrire en peu de mots.

Un courant d’eau, tributaire du Connecticut, divisait le point de vue en deux parties presque égales ; le fertile plat pays qui s’étendait sur ses bords, à la distance de plus d’un mille, avait été dépouillé de ses taillis épais, converti en de riches prairies ou en des champs dont la récolte de la saison avait depuis peu disparu, et sur lesquels la charrue laissait déjà les marques du labourage. La plaine, qui s’élevait par une gradation insensible depuis le ruisseau jusqu’à la forêt, était divisée en enclos par des haies nombreuses[2], construites à la manière grossière et solide du pays. Des rangs de pieux, qu’on avait taillés sans consulter l’élégance plus que l’économie, étaient plantés en zig-zag, semblables à la ligne que décrit l’assiégeant dans son approche prudente d’une forteresse ennemie, et entassés les uns sur les autres de manière à opposer des barrières de sept ou huit pieds de hauteur aux invasions des bestiaux malfaisants. Dans une partie de la forêt se trouvait un espace où l’on avait coupé les arbres ; on y voyait, il est vrai, une quantité considérable de troncs qui en noircissaient la surface, ainsi que celle des prairies et même des champs ; mais ce sol riche et vierge ne produisait pas moins une moisson verte et brillante. Sur le côté d’une éminence qui pouvait aspirer au titre de montagne, l’industrie avait empiété de nouveau sur le domaine des forêts ; mais, soit par caprice ou par calcul, on avait abandonné le défrichement, en voyant que la peine d’abattre les arbres n’avait été récompensée que par une seule récolte. Dans ce lieu, des arbres rares ou morts, des monceaux de souches et de branches noires détruisaient la régularité d’un champ dont la beauté eût été frappante par sa position au milieu des bois. Une partie de la surface de ce champ était cachée par de jeunes taillis de ce qu’on appelait la seconde crue, quoique çà et là on vît des places entières couvertes du trèfle blanc du pays, qui s’était élevé aussitôt que les bestiaux avaient cessé de brouter. Les yeux du vieillard se dirigèrent vers ce lieu, qui, si l’on avait pu tracer une ligne dans l’air, était peut-être à un demi-mille de l’endroit où son cheval s’était arrêté. Les yeux de Mark, disons-nous, étaient dirigés de ce côté ; car le son de différentes sonnettes agitait l’air tranquille du soir et parvenait aux oreilles du capitaine à travers les buissons.

On pouvait suivre les indices d’une civilisation encore moins équivoque jusqu’au sommet d’une éminence qui s’élevait si rapidement à l’extrême rive du courant d’eau, qu’elle avait l’apparence d’un ouvrage dû à l’art. Ces monticules existaient-ils sur toute la surface de la terre, et ont-ils disparu devant le travail des hommes et le labourage ? Nous ne le rechercherons pas, mais nous ne nous trompons pas en disant qu’on en trouve plus fréquemment dans certaines parties de notre contrée que dans aucune autre connue des voyageurs, à moins peut-être que ce ne soit dans quelques vallées de la Suisse. Le capitaine, en habile vétéran, avait choisi le sommet de ce cône aplati pour l’établissement de cette espèce de retranchement militaire, que la situation du pays et le caractère de l’ennemi contre lequel on avait à se défendre rendaient utile ainsi qu’habituel. Ce bâtiment, construit en bois de charpente, avait la forme ordinaire à ces sortes d’habitations, et était couvert en planches minces. Il était long, bas et irrégulier ; on devinait qu’il avait été élevé à différentes époques, suivant que l’exigeait la commodité d’une famille dont les membres s’étaient augmentés. Près de la pente naturelle et sur le côté de la montagne, dont la base était baignée par le ruisseau, s’élevait un grossier portique qui s’étendait le long du bâtiment et dominait le courant d’eau. Plusieurs cheminées hautes, massives et irrégulières, se détachaient de différentes parties du toit, et servaient de nouvelle preuve que la commodité plutôt que le goût avait été consultée dans la distribution intérieure du bâtiment. Il y avait aussi deux ou trois petits bâtiments détachés sur le sommet de la montagne, dans les lieux les plus commodes pour leurs différents usages. Un étranger aurait pu croire qu’ils étaient disposés pour former dans toute leur étendue les différents côtés d’une cour intérieure. Malgré la longueur du bâtiment principal, et la disposition plus circonscrite des parties détachées, cette forme désirable n’aurait pu être obtenue sans deux rangées de grossières constructions en bûches dont l’écorce n’avait pas même été enlevée, et qui servaient à agrandir les parties qui se trouvaient trop courtes. Ces premiers édifices avaient été construits pour renfermer divers articles de ménage non moins précieux que les provisions. Ils contenaient aussi plusieurs chambres pour les travailleurs et les domestiques inférieurs de la ferme. Par le secours de quelques barrières hautes et fortes de bois raboteux, les parties de l’édifice qui n’avaient point été faites pour se joindre dans la construction première, étaient assez unies pour opposer de nombreux obstacles à une invasion dans la cour intérieure. Mais le bâtiment qui était le plus en évidence par sa position non moins que par la singularité de sa construction, était placé sur une petite élévation artificielle dans le centre du carré. Il était haut et d’une forme hexagone, surmonté d’un toit qui se terminait en pointe, sur laquelle s’élevant encore la hampe d’un pavillon. Les fondements de cet édifice étaient en pierre ; mais, à cinq ou six pieds au-dessus du sol, les côtés étaient construits de pièces de bois massives et carrées fortement unies par l’ingénieuse combinaison de leurs extrémités, aussi bien que par des supports perpendiculaires enfoncés très-près les uns des autres dans ces pièces de bois. Dans cette citadelle ou fort, c’est ainsi qu’on appelait le bâtiment que nous décrivons, il y avait deux rangées différentes de meurtrières longues et étroites ; mais il n’existait aucune fenêtre régulière. Cependant les rayons du soleil couchant glissaient par une ou deux petites ouvertures pratiquées dans le toit, et auxquelles on avait adapté une vitre, preuve évidente qu’on fréquentait quelquefois le sommet de ce bâtiment dans un autre but que celui de se défendre. Environ à mi-chemin des flancs du monticule sur lequel le bâtiment était placé, il y avait une ligne non interrompue de hautes palissades faites du tronc de jeunes arbres attachés ensemble par de doubles morceaux de bois de charpente placés horizontalement. Ces palissades étaient entretenues et réparées avec la plus grande vigilance. Cette forteresse des frontières avait un air soigné autant que commode ; et en considérant que l’usage de l’artillerie était inconnu dans ces forêts, elle ne manquait pas d’une apparence militaire.

À une courte distance de la base de la montagne se trouvaient les écuries et les étables : elles étaient entourées par une vaste enceinte de hangars grossiers, mais abrités du vent, sous lesquels les moutons et les bêtes à cornes étaient à l’abri des tempêtes et des hivers rigoureux de ce climat[3]. La surface des prairies, autour des bâtiments extérieurs, offrait une pelouse plus douce et plus riche que celles qui étaient à quelque distance, et es haies étaient plus artistement et peut-être plus solidement disposées, mais sans paraître plus utiles. Un immense verger, rempli d’arbres du dix à quinze ans, ajoutait à l’aspect animé qui formait un contraste frappant entre cette riante vallée et les bois sans fin et très-peu habités qui l’environnaient.

Il n’est pas nécessaire de parler de la forêt immense qui entourait l’habitation ; car, excepté le côté de la montagne, et çà et là un espace vide sur lequel les arbres avaient été déracinés par les horribles tempêtes qui souvent détruisent en une minute des acres entiers de nos plantations, l’œil ne trouvait à se reposer, dans ce tableau paisible et agreste, que sur un labyrinthe sans fin de déserts. Cependant, le mouvement du terrain limitait la perspective à un horizon de peu détendue, quoique l’art de l’homme pût à peine trouver des couleurs aussi vives et aussi brillantes que celles qu’offraient les différentes nuances du feuillage. La gelée froide et mordante qui se fait sentir à la fin de l’automne de la Nouvelle-Angleterre avait déjà touché les feuilles larges et découpées de l’érable ; la même impression avait été presque subitement produite sur les autres arbres de la forêt ; il en résultait un effet magique qui ne peut être vu qu’au milieu des régions où la nature, si prodigue en été de ses richesses, passe par des transitions si rapides et si sévères d’une saison à une autre.

L’œil du vieux Mark Heathcote errait sur ce tableau de paix et de prospérité avec une apparence de sollicitude toute mondaine. Le son mélancolique des diverses clochettes, qui ressemblait à des plaintes, se faisant entendre au milieu des bois, lui donnait de fortes raisons de croire que les troupeaux de la famille quittaient volontairement leur pâturage sans limites des forêts. Son petit-fils, jeune garçon beau et spirituel, d’environ quatorze ans, s’approchait à travers les champs. Cet enfant conduisait devant lui un petit troupeau que les nécessités du ménage forçaient la famille à entretenir, malgré des pertes accidentelles, une grande dépense de temps et beaucoup de fatigue, seules sauvegardes contre les attaques des bêtes de proie. Une espèce d’idiot, servant de petit berger, et que la charité du vieillard avait admis parmi ses serviteurs, parut bientôt à l’entrée du bois, près du défrichement abandonné sur le flanc de la montagne. Ce dernier avançait en criant et en chassant devant lui des poulains aussi sales, aussi obstinés et presque aussi sauvages que lui-même.

— Doucement, enfant, dit le Puritain d’un ton sévère lorsque les deux jeunes garçons s’approchèrent de lui en venant chacun d’une direction opposée. Pourquoi tourmenter ainsi les bestiaux lorsque l’œil du maître ne te voit pas ? Agis envers les autres comme tu voudrais qu’on agît envers toi ; c’est une bonne et juste maxime que le savant et l’ignorant, l’esprit fort et l’esprit faible, devraient souvent rappeler à leur pensée, afin de la mettre en pratique. Je ne sache pas que le poulain tourmenté devienne plus utile dans son temps que ceux qu’on traite avec douceur.

— Je pense que le malin esprit possède tous les veaux aussi bien que les poulains, répondit le garçon d’un air de mauvaise humeur. Je les ai appelés avec colère ; je leur ai parlé avec autant de tendresse que s’ils eussent été mes parents ; mais ni de belles paroles, ni des injures ne peuvent les amener à écouter mes avis. Il y a quelque chose d’effrayant dans les bois, ce soir, maître, car des bestiaux que j’ai conduits pendant tout un été ne se montraient pas aussi ingrats envers celui qu’ils doivent connaître pour leur ami.

— Les moutons sont-ils comptés, Mark ? dit le vieillard en se tournant vers son petit-fils avec un visage moins sévère, mais d’un air d’autorité ; ta mère a besoin de chacune des toisons pour te couvrir ainsi que les autres ; tu sais, enfant, que les animaux sont en petit nombre, et que nos hivers sont longs et rigoureux.

— Le métier de ma mère ne sera jamais sans ouvrage par ma négligence, répondit le jeune garçon ; mais mes comptes et mes souhaits ne peuvent pas faire trente-sept toisons, lorsqu’il y a seulement trente-six moutons qui retournent à la bergerie. J’ai été une heure parmi les ronces et les buissons de la montagne du logement[4], cherchant le mouton perdu, et cependant ni flocon de laine, ni corne, ni cuir, n’ont pu dire ce qui est arrivé à l’animal.

— Tu as perdu un mouton ! Cette négligence causera de la peine à ta mère.

— Grand père, je n’ai été ni paresseux ni négligent. Depuis la dernière chasse, on a permis au troupeau de brouter dans les bois, car aucun homme, pendant toute cette semaine, n’a vu de loup, de panthère ni d’ours, quoiqu’on ait fait une battue depuis la grande rivière jusqu’aux établissements qui sont en dehors de la colonie. Le seul quadrupède qui ait quitté son repaire pendant cette chasse est un daim qui n’avait que la peau sur les os, et la plus grande bataille se donna entre Whittal Ring, que voilà, et une bécasse qui le tint sous les armes la plus grande partie de l’après-midi.

— Ton histoire peut être vraie ; mais elle ne fait pas retrouver ce qui est perdu, et ne complète pas le nombre des moutons de ta mère. As-tu parcouru avec soin la clairière ? il n’y a pas longtemps que j’ai vu le troupeau paître de ce côté-la. Que tournes-tu ainsi dans tes doigts, Whittal, avec si peu de soin et d’économie ?

— Ce qui ferait une couverture d’hiver, s’il y en avait assez pour cela ; c’est de la laine, et de la laine qui vient de la cuisse du vieux Straight-Horus, où je ne connais plus le mouton qui donne la laine la plus longue et la plus rude dans le temps de la tonte.

— En vérité, cela paraît être un flocon de l’animal qui est perdu, s’écria l’autre jeune garçon ; il n’y a point dans tout le troupeau de mouton dont la laine soit si rude et si épaisse. Où avez-vous trouvé ce flocon, Whittal Ring ?

— Sur une branche d’épine : c’est un singulier fruit, mes maîtres, pour croître où de jeunes prunes devraient mûrir !

— Va, va, interrompit le vieillard, tu perds le temps en de vaines paroles ; va rentrer les troupeaux, Mark ; et toi, enfant, accomplis ton devoir avec moins de brusquerie. Nous devrions tous nous rappeler que la voix est donnée à l’homme, d’abord pour manifester à Dieu sa reconnaissance par des actions de grâces et des prières, ensuite pour communiquer aux autres les dons intellectuels qui lui ont été accordés, et qu’il est de notre devoir d’essayer à faire partager ; enfin pour déclarer ses besoins naturels et faire connaître ses goûts.

Après cet avis, qui avait probablement été dicté au Puritain par la conviction intérieure qu’il avait d’avoir permis qu’un nuage d’égoïsme obscurcir l’éclat de sa foi, la petite société se sépara. Le petit-fils du capitaine et le serviteur prirent chacun leur chemin vers les étables, tandis que le vieux Mark continuait la route qui menait à habitation. Il était assez tard pour rendre les précautions utiles ; cependant aucune crainte particulière n’invitait le vétéran à hâter son retour vers sa demeure protectrice et commode. Il avança donc lentement le long du sentier, s’arrêtant lorsque l’occasion s’en présentait pour regarder l’aspect de la jeune récolte qui commençait à s’élever pour l’année qui devait suivre, et quelquefois dirigeant ses yeux autour de lui comme une personne dont la vigilance égale la sollicitude. On eût dit qu’une de ces nombreuses pauses allait être plus longue que les autres : au lieu d’arrêter ses regards expressifs sur la semence, les yeux du vieillard semblaient fixés par un charme sur quelque objet obscur et éloigné ; le doute, l’incertitude, se peignirent pendant quelques minutes sur son visage ; mais toute hésitation parut s’être évanouie lorsque ses lèvres murmurèrent, peut-être à son insu : — Ce n’est point une illusion, mais je vois une créature vivante et inconnue du Seigneur : bien des jours se sont écoulés depuis qu’un tel objet n’a été vu dans la vallée. Mes yeux me trompent grandement, ou l’étranger se dirige vers ces lieux pour demander l’hospitalité ou peut être une conversation chrétienne et fraternelle.

Les yeux du vieil émigrant ne l’avaient point trompé. Un voyageur, qui semblait accablé par la fatigue, sortait de la forêt et se dirigeait vers un point où un sentier, qui était tracé plutôt par les arbres brûlés[5] qui se trouvaient le long de la route que par aucun sillon sur la terre, aboutissait dans la pièce de terre défrichée. La marche de l’étranger avait d’abord été lente, et annonçait une prudence mystérieuse. La sombre route dont il sortait indiquait aussi qu’il venait de loin et qu’il avait été obligé de voyager vite pour que la nuit ne le surprît pas au milieu des bois, car cette route était celle des établissements éloignés placés près des fertiles rivages du Connecticut. Peu de voyageurs suivaient ces détours, excepté ceux qui étaient conduits par d’importantes affaires, ou pour faire part aux habitants de Wish-ton-Wish[6] (car c’est ainsi que la vallée de la famille Heathcote avait été appelée en commémoration du premier oiseau qui y avait été vu par les émigrants) ; pour leur faire part, disons-nous, de communications extraordinaires, et relatives à leurs opinions religieuses.

Lorsque l’étranger put embrasser d’un coup d’œil toute la plantation, ses doutes et ses craintes disparurent ; il dirigea son cheval hardiment et tranquillement devant lui ; enfin il tira une rène à laquelle un cheval maigre et fatigué obéit avec joie, et il s’arrêta à une faible distance du propriétaire de la vallée, dont les regards n’avaient pas cessé de surveiller les mouvements de l’étranger depuis le premier instant où il l’avait aperçu. L’inconnu, dont les cheveux commençaient à grisonner, par suite peut-être des fatigues qu’il avait essuyées, plutôt que par l’âge, et dont le poids eût été un pénible fardeau pour un animal de meilleure apparence que la pauvre bête sur laquelle il avait voyagé, l’inconnu descendit de cheval. Avant de parler il jeta la bride sur le cou penché du pauvre animal, qui sans perdre un moment, et avec une avidité qui décelait une longue abstinence, profita de sa liberté pour brouter l’herbe qui se trouvait autour de lui.

— Je ne crois pas me méprendre, dit l’étranger, en supposant que j’ai enfin atteint la vallée de Wish-ton-Wish ?

En prononçant ces mots, il porta la main à un chapeau de castor usé, aux bord rabattus, et qui cachait une partie de ses traits. Cette question fut faite dans un anglais qui annonçait que l’inconnu descendait d’une de ces familles qui habitaient les comtés du centre dans la mère-patrie, plutôt qu’avec cette intonation qu’on retrouve encore dans les parties occidentales de l’Angleterre et dans les États-Unis du Levant. Quelle que fût la pureté de son accent, il y avait dans son discours ce qu’il fallait pour annoncer une entière soumission à la mode des religionnaires de cette époque ; il faisait usage de ce ton méthodique et mesuré qui, suivant l’opinion étrange des sectaires, annonçait une absence totale d’affectation dans la manière de parler.

— Tu as atteint la demeure de celui que tu cherchais, de celui qui est un habitant soumis des déserts de ce monde, et un humble serviteur du temple extérieur.

— C’est donc alors Mark Heathcote ? répondit l’étranger en jetant sur le vieillard un regard attentif qui avait peut-être quelque chose de soupçonneux.

— Tel est le nom que je porte. Une confiance convenable dans celui qui sait changer les déserts en demeures habitées, de pénibles et nombreux travaux m’ont rendu maître de ce que tu vois. Soit que tu viennes ici pour passer une nuit, une semaine, un mois ou une saison tout entière comme un frère et comme un homme qui, je n’en doute pas, cherche la vérité, je te souhaite la bienvenue.

L’étranger remercia son hôte en inclinant lentement la tête ; mais son regard, qui commençait à reconnaître ce qu’il avait désiré trouver, était encore trop occupé pour lui permettre une réponse verbale. D’un autre côté, quoique le vieillard eût examiné le large et grossier chapeau de castor, le pourpoint usé, les bottes pesantes, enfin tout le costume du nouveau venu, dans lequel il ne vit point à condamner une vaine conformité aux modes du siècle, il est évident qu’aucun souvenir personnel n’eut d’influence sur l’hospitalité qu’il offrait.

— Tu es arrivé heureusement, reprit le Puritain ; si la nuit t’avait surpris dans la forêt, à moins que tu ne connaisses les ressources de nos jeunes gens accoutumés à fréquenter les bois, la faim, le froid, un lit au milieu des ronces, t’auraient obligé de t’occuper plus qu’il n’est utile ou convenable des besoins du corps.

L’étranger avait peut-être connu des maux semblables, car le coup d’œil rapide et involontaire qu’il jeta sur son costume usé dévoilait que les privations auxquelles son hôte faisait allusion lui étaient familières. Cependant ni l’un ni l’autre ne semblant disposé à perdre plus de temps sur d’aussi frivoles objets, le voyageur passa son bras dans la bride de son cheval, et, acceptant l’invitation du propriétaire de l’habitation, ils se dirigèrent vers l’édifice fortifié sur l’éminence naturelle.

La tâche de fournir de la litière et de la pâture à la pauvre haridelle fut accomplie par Whittal Ring, sous l’inspection, et, de temps en temps, d’après les avis du cavalier et du vieillard, qui tous deux semblaient prendre un intérêt charitable au fidèle animal qui avait, suivant toute apparence, souffert si longtemps et si péniblement pour le service de son maître. Lorsque ce devoir fut rempli, le vieillard et l’inconnu entrèrent ensemble dans la maison. L’hospitalité franche et sans prétention du pays qu’ils habitaient ne connaissait ni soupçon ni hésitation lorsqu’il s’agissait de recevoir un homme du sang blanc, surtout s’il parlait le langage de l’île qui commençait à envoyer ses premiers essaims de colons pour conquérir et posséder une si grande portion du continent qui fait presque la moitié du globe.


  1. C’est au maïs que le fermier américain doit l’excellent fumier nécessaire à la culture des plantes les plus précieuses, telles que le coton, le tabac, etc. Le grain est appelé partout corn, blé par excellence ; on le dit bon pour tous les animaux, le pur carnivore excepté.
  2. Les haies sont presque inconnues en Amérique, mais chaque champ est enclos par une palissade ou muraille. Cette particularité distingue les sites de cette contrée de ceux de l’hémisphère oriental, où les clôtures sont fréquentes, mais non d’un usage général.
  3. Les notions confuses des Européens sur le continent d’Amérique doivent surtout s’attribuer aux différences qui existent à beaucoup d’égards entre les deux hémisphères. Connecticut, où la scène de ce conte est placé, est situé à la latitude du sud de l’Italie, et cependant ses hivers sont aussi rudes que ceux du nord de l’Allemagne, tandis que ses étés produisent les fruits d’un climat chaud. Les côtes orientales des deux grands continents offrent plus ou moins cette même singularité, tandis que sur celles de l’occident le thermomètre s’élève à un degré moins élevé. Il n’est pas facile d’expliquer cette circonstance d’une manière satisfaisante, mais le fait semble certain.
  4. Lorsque dans les terres défrichées les arbres sont tombés, on les coupe à une longueur convenable, et on les réunit en piles afin qu’ils soient brûlés. Ce procédé est nommé loger (logging), et le champ sur lequel on entasse ces piles de bois est appelé le logement.
  5. On appelle arbre brûlé, blazed, celui qui a eu un morceau d’écorce enlevé par la hache. C’est la manière ordinaire de tracer un sentier dans le désert.
  6. L’auteur suit ici l’onomatopée indienne pour nommer cette espèce d’Engoulevent de la Virginie, que les colons appellent, par une onomatopée anglaise, Whip poor Will ou Weep poor will. Ces deux dernières manières d’orthographier l’onomatopée offrent le sens de Pleure, ou Fouette, pauvre Guillaume. Buffon dit que les sauvages croient reconnaître dans le cri plaintif de cet oiseau l’expression de douleur de leurs ancêtres, chassés par les colons venus d’Angleterre. C’est à tort que le mot Whip poor Will a été traduit par Émerillon.