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Les Puritains d’Amérique/Chapitre V

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 60-71).

CHAPITRE V.


Êtes-vous si brave ? je vais vous parler tout à l’heure.
ShakspeareCoriolan.



Les membres de la famille Heathcote avaient fait usage de la cognée et du feu dans les environs de leur demeure, dès les premiers temps de leur arrivée. On avait eu en vue un double but en détruisant la forêt dans les environs des bâtiments ; les améliorations pouvaient alors s’exécuter avec une plus grande facilité, et, ce qui n’était pas d’une moindre importance, le couvert, que le sauvage de l’Amérique cherche toujours pour ses attaques, était rejeté à une distance qui diminuait de beaucoup le danger d’une surprise.

Favorisés par les avantages de ce défrichement et par la clarté brillante d’une nuit qui se changea bientôt en un jour plus brillant encore, Ében Dudley et son associé eurent un devoir facile à remplir. Ils éprouvèrent une si grande sécurité vers le matin, surtout à cause de la capture du jeune Indien, que plus d’une fois leurs yeux, qui auraient dû être mieux employés, se laissèrent aller à l’assoupissement, ou s’ouvraient seulement à des intervalles irréguliers, ce qui ne leur permettait pas de suivre bien exactement la marche du temps. Mais aussitôt que le jour parut, les sentinelles, suivant leurs instructions, et à leur grand plaisir, regagnèrent leur lit, et pendant une heure ou deux dormirent profondément et sans crainte.

Lorsque son père eut terminé les prières du matin, Content, au milieu de la famille assemblée, communiqua des événements de la nuit précédente ce qu’il jugea à propos d’en faire connaître. Sa discrétion mit des bornes à son récit ; il parla de la capture du jeune Indien, des précautions qu’il avait prises pour la sûreté de la famille ; mais il garda le silence sur tout ce qui concernait son excursion dans la forêt.

Il est inutile de détailler la manière dont ces récits effrayants furent reçus : le regard froid et réservé du Puritain devint pensif ; les jeunes gens prirent un air grave, mais résolu ; les servantes Illustration pâlirent, frémirent, et parlèrent bas ensemble d’une voix précipitée, tandis que la petite Ruth et une autre enfant à peu près de son âge, appelée Martha, s’approchèrent de la maîtresse de la maison, qui, n’ayant plus rien à apprendre, s’efforçait de montrer un courage dont elle n’avait que l’apparence.

Lorsque Content eut achevé d’instruire les personnes qui l’entouraient des tristes nouvelles qu’il avait à leur raconter, son père adressa au Seigneur une invocation sous la forme de prière. Il demanda la lumière d’en haut pour se conduire, la miséricorde divine pour tous les hommes, un meilleur esprit pour ceux qui erraient dans les déserts, cherchant des victimes pour satisfaire leur rage ; les dons de la grâce pour les païens, et enfin pour lui-même et ses serviteurs la victoire sur leurs sauvages ennemis, n’importe sous quelle forme ils se présenteraient.

Fortifié par ces exercices religieux, le vieux Mark s’informa de tous les signes et de l’évidence du danger, en se faisant donner des détails plus circonstancies sur la capture du jeune sauvage. Content reçut une juste récompense de sa prudence, dans l’approbation de celui qu’il continuait à révérer avec une soumission qui ressemblait encore à celle qu’il éprouvait pour la sagesse de son père dans les premiers jours de son enfance.

— Tu t’es conduit avec sagesse, dit le vieillard ; mais ton courage et ta prudence ont encore une tâche à remplir. Nous avons appris que les païens voisins des plantations de la Providence ne sont pas tranquilles, et qu’ils livrent leur esprit à de perfides conseillers. Nous ne devons pas nous endormir dans une trop grande sécurité, parce qu’il n’existe qu’un voyage de peu de jours dans la forêt entre leurs villages et notre plantation. Amène-moi le captif, je veux le questionner sur la cause de sa visite.

Jusqu’à ce moment les pensées de chacun s’étaient portées sur les ennemis qu’on supposait cachés dans les environs, et l’on avait peu songé au captif de la forteresse. Content, qui connaissait bien le courage invincible non moins que l’adresse d’un Indien, avait négligé de questionner le jeune garçon lorsqu’il fut fait prisonnier ; car il croyait pouvoir mieux employer son temps qu’à un interrogatoire que le caractère de l’Indien rendrait probablement tout à fait inutile. Mais alors, avec un intérêt qui augmentait en proportion que les circonstances rendaient son indulgence moins dangereuse, il alla chercher son captif afin de l’amener devant son père.

La clef de la porte basse était encore accrochée dans l’endroit où elle avait été mise. Content plaça l’échelle et monta rapidement à l’appartement où il avait enfermé le prisonnier. Cette chambre était la plus basse des trois que contenait le bâtiment, les autres étant au-dessus de celle qu’on pouvait appeler les fondements de l’édifice. La dernière, qui n’avait d’autre ouverture que sa porte, était une pièce sombre, hexagone, et en partie remplie des objets dont on pouvait avoir besoin en cas d’attaque imprévue, et qui en même temps servaient souvent à des usages domestiques. Au milieu de cette pièce était un puits profond, protégé par un mur en pierre, et construit de manière à ce qu’il pût fournir de l’eau aux chambres situées au-dessus. La porte était d’un bois massif. Les soliveaux carrés des étages supérieurs s’avançaient un peu au-delà des fondations en pierre ; le second rang des boiseries contenait quelques ouvertures à travers lesquelles on pouvait faire une décharge de mousqueterie sur les assaillants qui s’approcheraient assez près pour donner des inquiétudes sur la sûreté de la partie inférieure. Comme on l’a déjà dit, les deux principaux étages étaient percés par d’étroites ouvertures, qui avaient le double but de servir de fenêtres et de meurtrières. Quoique ces appartements fussent évidemment consacrés à la défense du fort, l’ameublement simple qu’ils contenaient était calculé pour les besoins de la famille, si elle eût été obligée de se réfugier dans ce bâtiment. Il y avait un appartement sous le toit, ou mansarde, mais qui n’avait point une destination aussi importante que les autres pièces de la forteresse. Cependant l’avantage de sa situation élevée n’était pas méprisé. Un petit canon, de ceux qui étaient jadis connus sous le nom de sauterelles, avait été placé dans ce lieu, et dans les premiers temps on l’avait justement considéré comme de la dernière importance pour la sûreté des habitants de la plantation. Pendant quelques années les aborigènes errants qui visitaient la vallée avaient pu apercevoir la bouche de ce canon sortant d’une des ouvertures, qui depuis avait été convertie en fenêtre vitrée ; et il n’y a pas de doute que la réputation que cette petite pièce d’artillerie obtint sans se faire entendre n’ait protégé pendant si longtemps la tranquillité de la vallée.

Le mot tranquillité n’est peut-être pas très-juste, car plus d’une fois des alarmes avaient eu lieu, quoique aucun acte positif de violence n’eût été commis en deçà des limites que le Puritain réclamait comme celles de ses propriétés. Dans une seule occasion les hostilités en vinrent au point que le vétéran se crut obligé de prendre son poste dans la forteresse, et il est certain que si ses services eussent été nécessaires, il eût prouvé ses connaissances dans l’art militaire. Mais alors la simple histoire de Wish-ton-Wish avait fourni une nouvelle preuve de cette vérité politique qu’on ne peut trop rappeler à l’attention des Américains, c’est-à-dire que ce qui conserve le mieux la paix d’un pays, c’est d’être préparé à la guerre. Dans l’occasion que nous venons de citer, l’attitude hostile du vieux Mark et de ses serviteurs avait produit l’effet désirable sans qu’il fût forcé de répandre le sang. Ces triomphes paisibles étaient plus en harmonie avec les principes du Puritain à l’époque dont nous parlons, qu’ils ne l’eussent été avec les goûts de sa première jeunesse. Suivant l’habitude fanatique du temps, il avait assemblé sa famille pour prier autour de la pièce d’artillerie à laquelle ils devaient tous leur salut, et depuis ce moment la chambre elle-même devint un lieu de méditation favori pour le vieux soldat. Il s’y rendait souvent, même à ces heures de repos pendant lesquelles les ténèbres couvraient la terre, pour se livrer en secret à ses exercices spirituels qui formaient sa principale consolation, et même la plus importante affaire de sa vie. Grâce à cette habitude, la forteresse fut, avec le temps, regardée comme un lieu sacré, réservé au maître de la vallée. Content s’était appliqué à y placer tous les objets qui pouvaient contribuer au bonheur personnel de son père tandis que son esprit était occupé de contemplations spirituelles. On sut bientôt que le vieillard faisait usage du matelas qu’on y avait porté, et qu’il passait dans cette solitude tout le temps qui s’écoulait depuis le coucher jusqu’au lever du soleil. L’ouverture qui avait d’abord été taillée pour la petite pièce d’artillerie avait été vitrée, et tous les meubles qu’on avait montés peu à peu le long de l’échelle difficile n’en descendirent jamais.

Il y avait dans l’austère dévotion du vieux Mark Heathcote quelque chose qui rappelait les pratiques des anciens anachorètes. Les jeunes gens de l’habitation regardaient son front sévère et la gravité de son maintien avec un respect qui tenait de la crainte. Si la bonté naturelle de son caractère eût été moins connue, ou s’il eût parcouru une carrière politique à une époque plus reculée, il eût probablement partagé la persécution que ses compatriotes appelaient sur ceux qu’on supposait doués d’une science impie. Mais au temps où se rapporte notre histoire, le sentiment qu’on éprouvait pour le vieillard n’allait pas au-delà d’un respect profond et universel. Ce respect éloignait chacun du petit appartement que le capitaine Heathcote s’était approprié ; y pénétrer sans une cause importante eût été une action que ce peuple simple eût presque regardée comme un sacrilège.

Le but qui, dans cette occasion, attirait Content à la forteresse ne le conduisit pas plus loin que la pièce la plus basse des appartements militaires. En levant la trappe il éprouva pour la première fois un sentiment pénible en songeant qu’il avait laissé si longtemps le jeune garçon sans le consoler par quelques paroles de bonté ou par quelques actions charitables. Ce sentiment s’adoucit lorsque Content réfléchit que sa pitié venait de s’éveiller pour un être dont le courage était capable de soutenir de bien plus grands maux.

Le Jeune Indien était debout devant une des ouvertures, regardant cette forêt éloignée dans laquelle, il y avait si peu de temps, il errait en liberté. Sa contemplation était trop profonde pour que le bruit et la présence de son vainqueur fussent capables de lui faire détourner la tête.

— Sors de ta prison, enfant, dit Content d’une voix remplie de douceur. Quel qu’ait été ton motif en espionnant autour de l’habitation, tu es un être humain, et tu dois connaître les besoins de l’humanité. Viens prendre ton repas ; personne ici ne te fera de mal.

Le langage de la pitié est universel ; quoique les paroles de Content fussent évidemment inintelligibles pour celui auquel il s’adressait, leur sens s’expliquait par la douceur de l’accent avec lequel elles étaient prononcées. Les regards du jeune Indien s’écartèrent lentement de la vue des bois, et il les porta sur le visage de son vainqueur, qu’il contempla longtemps avec calme. Content s’aperçut alors qu’il avait parlé dans un langage inconnu à son captif, et il se hâta par ses gestes de l’inviter à descendre. L’Indien obéit promptement et en silence. Cependant, en atteignant l’entrée de la cour, la prudence du propriétaire de frontière l’emporta sur la compassion.

— Apporte ces cordes, dit Content à Whittal Ring qui, dans cet instant, se rendait aux écuries ; voici un enfant aussi sauvage que le plus sauvage de tes chevaux. Tous les hommes sont de la même nature que nous, quelle que soit la couleur qu’il ait plu à la Providence de placer sur leurs traits ; mais celui qui veut avoir en sa possession un jeune sauvage le lendemain doit veiller sur ses membres pendant la journée.

Le jeune Indien se soumit tranquillement pendant qu’on passait une corde autour d’un de ses bras ; mais lorsque Content se disposa à lui lier également l’autre, l’Indien s’échappa de ses mains et jeta les cordes loin de lui avec dédain. Cet acte décidé de résistance ne fut cependant suivi d’aucun effort pour prendre la fuite. Aussitôt qu’il fut délivré des liens qu’il regardait sans doute comme l’expression de la défiance qu’inspirait son courage, ce jeune homme, qui se sentait la force d’un guerrier pour endurer la douleur, se retourna fièrement vers son vainqueur, et, d’un regard dans lequel la hauteur était mêlée au mépris, il sembla défier toute sa colère.

— Qu’il soit fait selon ton désir, dit Content avec son calme habituel : si tu n’aimes pas des liens qui, malgré la fierté de l’homme, lui sont souvent nécessaires, garde l’usage de tes membres, et veille à ce qu’ils ne soient pas tentés de mal faire. Whittal, regarde à la poterne, et souviens-toi qu’il est défendu d’aller aux champs jusqu’à ce que mon père ait interrogé ce païen : les petits de l’ours sont rarement trouvés loin de leur mère.

Content fit signe à l’Indien de le suivre, et se rendit à l’appartement où son père entouré de toute la famille, attendait son arrivée. Le Puritain tenait surtout à ne jamais compromettre sa dignité et à entretenir une sévère discipline dans son intérieur ; c’était le trait caractéristique des habitudes de sa secte. Cette austérité de manières, qui annonçait, suivant eux, le sentiment de la chute de l’homme et de son état précaire dans cette vie ; cette austérité était enseignée de bonne heure, car parmi un peuple qui mettait toute joie au nombre des légèretés coupables, l’empire sur soi-même devait être considéré comme la base de la vertu. Mais quel que fut le mérite particulier de Mark Heathcote et celui de sa maison dans l’art de se contraindre, ils devaient être surpassés dans ce genre par le jeune Indien qui était devenu leur captif d’une manière si étrange.

Nous avons déjà dit que cet enfant des forêts pouvait avoir environ quinze ans. Quoiqu’il eût grandi avec la vigueur d’une jeune plante et avec la liberté d’un arbre de ces bois étendant ses branches vers la lumière, sa taille n’avait pas encore atteint la hauteur de celle d’un homme. Ses formes, ses attitudes présentaient le type de la grâce vive et si naturelle de l’adolescence ; mais ses membres, si parfaits dans leurs proportions, étaient a peine musculeux, et chacun de ses mouvements annonçait la liberté, l’aisance de l’enfance, sans la moindre trace, de cette contrainte qui se glisse dans nos manières à mesure que les sentiments factices d’un âge plus avancé commencent à exercer leur influence. Le tronc arrondi du frêne des montagnes n’est pas plus droit, plus élancé que notre jeune Indien s’avançant dans le cercle curieux qui s’était ouvert pour lui livrer passage et qui se referma aussitôt derrière lui. Son calme était celui d’un homme qui vient pour accorder une grâce plutôt que pour être jugé lui-même.

— Je vais le questionner, dit le vieux Mark Heathcote, examinant attentivement les yeux subtils du jeune sauvage, qui arrêtait sur le vieillard un regard aussi imperturbable qu’aurait pu le faire un des animaux de la forêt ; je vais le questionner, et peut-être la crainte arrachera de ses lèvres la confession du mal que lui et les siens ont médité contre nous.

— Je crois qu’il ignore notre langue, dit Content, car ni paroles de bonté, ni paroles de colère, n’ont pu changer l’expression de ses traits.

— Alors il est convenable que nous nous adressions d’abord à celui qui a le secret d’ouvrir tous les cœurs, afin qu’il nous aide de ses lumières. Le Puritain éleva la voix, et commença une prière dans laquelle il demandait au maître de l’univers d’être son interprète dans l’interrogatoire qu’il était sur le point de faire. Si cette prière eût été exaucée, elle eût produit quelque chose d’assez semblable à un miracle. Après cette préparation il procéda à l’examen. Mais ni ses questions, ni ses signes, ni ses prières, n’aboutirent à rien. Le jeune Indien regardait le maintien rigide et austère de celui qui lui adressait la parole ; mais aussitôt que les lèvres du vieillard étaient fermées, l’œil vif et scrutateur du sauvage errait sur les différents visages dont il était entouré comme s’il se fût fié plutôt au sens de la vue qu’à celui de l’ouïe pour deviner le sort qui lui était réservé. Il fut impossible d’obtenir de lui un geste ou un son qui pût faire présumer le motif de son étrange visite, son nom, ou celui de sa tribu.

— Je me suis trouvé parmi les Peaux Rouges des plantations de la Providence, observa enfin Ében Dudley, et leur langage, quoiqu’il ne soit qu’un jargon absurde, ne m’est pas inconnu. Avec la permission de tout ce qui est ici présent, et il regardait le Puritain de manière à prouver que c’était à lui seul qu’il s’adressait ; avec la permission de tout ce qui est ici présent, je vais parler au jeune païen de façon qu’il sera bien aise de me répondre.

Ayant reçu un regard d’approbation, l’habitant des frontières articula quelques mots avec un accent guttural ; et bien qu’ils manquassent entièrement leur effet, il maintint que c’étaient les termes ordinaires de la salutation parmi le peuple auquel il supposait que le prisonnier appartenait.

— Je le reconnais pour être un Narragansett, dit Ében honteux de sa défaite. Et jetant un regard de courroux sur le jeune homme qui avait si évidemment réfuté ses droits à la connaissance des langues indiennes : — Vous voyez qu’il a les coquillages des bords de la mer sur la bordure de son mocassin, et, outre ce signe aussi certain qu’il est certain que la nuit a des étoiles, il porte les mêmes traits qu’un chef qui fut tué par les Pequots ; à l’instigation de nous autres chrétiens, après une affaire dans laquelle, que ce soit bien ou que ce soit mal, je pris quelque part moi-même.

— Et comment appelait-on ce chef ? demanda Mark.

— Il portait différents noms, suivant les circonstances. Quelques-uns le connaissaient sous celui de la Panthère bondissante, car c’était un homme qui faisait des sauts extraordinaires, d’autres l’appelaient Perperage, car on prétendait que ni les balles ni le sabre ne pouvaient l’atteindre, quoique ce fût une erreur que sa mort a pleinement prouvée. Mais son véritable nom, suivant la manière de le prononcer de son propre peuple, était My Anthony Mow.

— My Anthony Mow !

— Oui. My[1] veut dire qu’il était leur chef ; Anthony était le nom qu’on lui avait donné à sa naissance, et Mow, celui de la race à laquelle il appartenait.

Ében se fut, satisfait des mots sonores dont il avait fait usage, et d’une étymologie qu’il croyait très-claire. Mais la critique fut désarmée par l’expression du prisonnier, lorsque ces sons équivoques frappèrent son oreille. Ruth serra contre son cœur sa petite fille qui portait son nom, lorsqu’elle vit le regard enflammé du jeune sauvage et la dilatation expressive et subite de ses narines. Pendant un moment ses lèvres furent contractées, puis elles tremblèrent et s’ouvrirent. Un son lent, étouffé, un son plaintif (la mère alarmée fut obligée elle-même d’en convenir) en sortit, et il répéta tristement.

— Miantonimoh !

Ce mot fut prononcé d’une voix distincte, mais avec un accent guttural.

— Cet enfant pleure ses parents, s’écria la sensible mère ; la main qui tua le guerrier peut avoir fait une mauvaise action.

— Je vois le doigt sage et prévoyant de la Providence dans tout ceci, dit le vieux Mark Heathcote d’un air solennel ; l’enfant a été privé d’un parent qui aurait pu le plonger plus avant encore dans les ténèbres du paganisme, et il a été conduit ici afin d’être mis dans la voie droite. Il vivra parmi nous, et nous essaierons de faire pénétrer une instruction religieuse dans son esprit. Qu’il soit nourri également des choses spirituelles et des choses temporelles. Qui sait ce qui lui est réservé !

S’il y avait plus de foi que de raison dans cette conclusion du Puritain, du moins personne n’essaya de le contredire. Tandis qu’on interrogeait l’Indien dans l’habitation, on faisait une recherche minutieuse dans les bâtiments extérieurs et dans les champs des environs. Ceux qui remplissaient cette tâche revinrent bientôt dire qu’il n’y avait pas la plus petite trace d’une embûche ; et, comme le captif était sans armes, Ruth elle-même commença à croire que les espérances mystérieuses de son père n’étaient pas entièrement illusoires. Le prisonnier avait pris un repas, et le vieux Mark Heathcote était sur le point de commencer la tâche qu’il s’était imposée avec tant de joie, par des remerciements en forme de prières, lorsque Whittal Ring entra subitement, et rompit la solennité de ces préparatifs en s’écriant de toute sa force :

— Qu’on prenne les faux et les faucilles ; il y a bien longtemps que les champs de Wish-ton-Wish n’avaient été foulés par des cavaliers en jaquette de buffle, ou espionnés par le rampant Wampanoag !

— Le danger est venu, s’écria Ruth alarmée ; mon mari, les pressentiments étaient justes.

— Voilà en effet des cavaliers galopant dans la forêt, dit Content ; ils s’avancent vers l’habitation ; mais ce sont, suivant toutes les apparences, des hommes de notre espèce et de notre foi ; nous avons plutôt lieu de nous réjouir que de craindre. Ils ont l’air de messagers de la Rivière.

Mark Heathcote écoutait avec surprise, et peut-être avec un peu d’inquiétude ; mais toute son émotion s’évanouit à l’instant : car, possédant le plus grand empire sur lui-même, il permettait rarement que ses pensées secrètes se montrassent sur son visage. Le Puritain donna tranquillement l’ordre de reconduire le captif dans la forteresse, indiquant la plus haute des deux principales chambres pour sa prison ; puis il se prépara à recevoir des hôtes qu’on était peu habitué à voir troubler le calme de la vallée solitaire. Il implorait encore l’assistance du ciel, lorsque la cour retentit du bruit des pas des chevaux, et qu’il fut appelé à la porte pour recevoir les inconnus.

— Nous avons atteint Wish-ton-Wish et l’habitation du capitaine Mark Heathcote, dit un des hommes qui, par son air et ses habits plus soignés, paraissait être le principal personnage parmi les quatre qui formaient la troupe des nouveaux arrivants.

— Par la faveur de la Providence, je suis l’indigne propriétaire de ce lieu de refuge, dit le vieillard.

— Alors un sujet si loyal et un homme qui s’est montré depuis si longtemps fidèle dans le désert, ne fermera pas sa porte aux agents de son maître l’oint du Seigneur.

— Il y en a un, plus élevé encore que tous ceux de la terre, qui nous enseigne à ne point refuser l’hospitalité. Descendez de cheval, je vous prie, et venez partager ce que nous pourrons vous offrir.

Après cette invitation polie, mais froide, les cavaliers mirent pied à terre, et, abandonnant leurs chevaux aux valets de ferme, ils entrèrent dans l’habitation.

Tandis que les servantes de Ruth préparaient un repas convenable à l’heure et à la qualité des hôtes, Mark et son fils eurent le temps nécessaire d’examiner les étrangers. C’étaient des hommes qui semblaient, par l’expression de leur visage, être tout à fait en harmonie avec le caractère de nos Puritains ; car leur maintien était si grave et si sévère qu’on pouvait soupçonner qu’ils appartenaient à cette classe de chrétiens nouvellement convertis aux coutumes rigides de la colonie. Malgré leur gravité extraordinaire, et contrairement aux usages du pays, ils portaient sur leurs personnes les modes d’un autre hémisphère. Les pistolets attachés aux arçons de leur selle, et autres accoutrements militaires, n’eussent peut-être excité aucune observation, si leurs pourpoints, leurs chapeaux et leurs bottes n’eussent décelé qu’ils sacrifiaient aux habitudes de la mère-patrie plus qu’il n’était ordinaire parmi les natifs de ces régions. Personne ne traversait les forêts sans moyens de défense ; mais, d’un autre côté, aucun homme ne portait des armes d’une manière aussi mondaine, et avec tant de petites particularités qui trahissaient les caprices récents de la mode. Cependant, comme ils s’étaient annoncés comme étant officiers du roi, ceux qui devaient être principalement intéressés à connaître les motifs de leur visite attendirent patiemment le bon plaisir des étrangers pour apprendre quel devoir les appelait si loin de la demeure des hommes ; car, semblables aux premiers habitants du sol sur lequel ils vivaient, les religionnaires envisageaient la précipitation indiscrète comme une faiblesse indigne d’un homme. Pendant la première demi-heure aucune parole qui eût dévoilé le motif de leur arrivée à Wish-ton-Wish ne s’échappa des lèvres des étrangers. Le repas du matin se passa presque en silence ; et un des quatre militaires s’était levé sous prétexte d’aller voir s’il ne manquait rien aux chevaux, avant que celui qui paraissait le chef eût amené la conversation sur un sujet qui, par sa tendance politique, pouvait avoir une liaison éloignée avec le principal motif de son voyage dans la vallée solitaire.

— Les nouvelles de la faveur que nous accorde la bonté gracieuse du roi sont-elles déjà parvenues dans cette colonie ? demanda le principal personnage, dont l’air était plus martial que celui de ses compagnons, plus jeunes, mais qui, par son air d’assurance, paraissait être le second en autorité.

— À quelles faveurs tes paroles ont-elles rapport ? demanda le Puritain en jetant un regard sur son fils, sa fille, et sur les autres personnes de la maison, comme pour les avertir d’être prudentes.

— Je parle de la Charte royale[2], par laquelle les habitants des rives du Connecticut et ceux de la colonie de New-Haven ont la permission de s’unir en gouvernement, et qui leur accorde une grande liberté de conduite et de conscience.

— Un tel don était digne d’un roi : Charles l’a-t-il fait ?

— Oui, et bien des choses encore dignes d’un esprit royal et bon ; le royaume est enfin débarrassé des usurpateurs, et le pouvoir est entre les mains d’une race distinguée des autres depuis longtemps par ses privilèges.

— Il est à désirer que le roi fasse un prudent usage de ce pouvoir, répondit le vieillard un peu sèchement.

— C’est un joyeux prince qui s’adonne peu aux études et aux pieux exercices de son père le martyr ; mais il a une rare intelligence ; peu de personnes parmi celles qui entourent le roi ont un esprit plus vif et des reparties plus promptes.

Mark s’inclina en silence, évitant de terminer cette discussion sur les qualités de son maître terrestre par une conclusion qui eût peut-être offensé un si loyal admirateur. Une personne portée au soupçon aurait vu ou aurait cru voir certains regards équivoques de l’étranger, tandis qu’il faisait l’éloge des brillantes qualités du monarque nouvellement replacé sur le trône, regards qui semblaient vouloir reconnaître jusqu’à quel point ces louanges étaient agréables au maître de la maison. Il se conforma cependant aux désirs du Puritain ; et, soit à dessein, soit sans y attacher d’importance, il changea de conversation.

— C’est probablement par toi que ces nouvelles sont arrivées à la colonie, dit Content, qui voyait, à l’expression sévère et réservée des traits de son père, qu’il était temps d’intervenir.

— Quelqu’un est arrivé ce mois-ci dans la haie sur une frégate du roi ; mais aucun vaisseau marchand n’est encore venu d’Europe en Amérique, excepté celui qui fait tous les ans le voyage de Bristol à Boston.

— Et la personne qui est arrivée vient-elle investie de l’autorité royale ? demanda Mark, ou es-tu simplement un serviteur du Très-Haut venant dresser la tente dans le désert ?

— Tu vas connaître la nature de son message, répondit l’étranger jetant obliquement un malicieux regard, d’intelligence sur ses compagnons. — Et se levant, il remit entre les mains de son hôte un parchemin revêtu du sceau de l’État. — On espère que tout secours sera accordé à celui qui porte cette garantie, par un sujet d’une loyauté aussi connue que celle du capitaine Heathcote.


  1. Mon, pronom possessif.
  2. Le petit État de Connecticut, était dans l’origine, divisé en deux colonies, celle de New-Haven et de Connecticut. Elles furent réunies, il y a environ cent cinquante ans, sous les règlements d’une charte qui continua à les régir jusqu’en 1818.