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Les Puritains d’Amérique/Chapitre XI

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 128-134).

CHAPITRE XI.


Je veux être de faction cette nuit, peut-être viendra-t-il encore.
ShakspeareHamlet.



C’est peut-être un avertissement que le ciel nous donne dans sa miséricorde, dit le Puritain, toujours disposé à croire aux manifestations surnaturelles de la Providence, avec une solennité qui ne manqua pas de produire une grande impression sur la plupart de ses auditeurs. L’histoire de nos colonies est pleine de faits qui prouvent la vérité de ces avertissements merveilleux.

— Nous le considérons ainsi, reprit l’étranger, auquel cette question semblait plus particulièrement adressée. La première mesure sera de rechercher le danger que ces avertissements annoncent. Que le jeune homme qu’on appelle Dudley m’aide de son courage et de son bras vigoureux, et fiez-vous à moi pour découvrir ce que veulent dire ces fréquents signaux.

— En vérité, Soumission, s’écria le vieux Mark avec une surprise qui fut également manifestée par Content et sa femme, vous ne vous exposerez pas de nouveau le premier au danger. Il vous faut réfléchir profondément à ce qu’il convient de faire avant de courir de tels hasards.

— Il vaut mieux que ce soit moi, dit Content ; je suis habitué aux forêts et aux signes qui peuvent annoncer la présence de ceux dont l’intention est de nous faire du mal.

— Non, répondit celui qui pour la première fois avait été appelé Soumission, nom qui indiquait l’enthousiasme religieux de l’époque, et qui avait pu être adopté par celui qui le portait, comme un aveu de sa promptitude à se courber sous le joug des volontés de la Providence : ce devoir m’appartient. Vous êtes époux et père, et tous ceux qui sont ici vous regardent comme leur soutien sur la terre ; tandis que moi, ni famille, ni… Mais ne parlons pas de choses étrangères à notre dessein. Tu sais, Mark Heathcote, que le péril et moi nous nous connaissons depuis longtemps. Il est peu nécessaire de me recommander la prudence ; Viens, hardi jeune homme, mets ton fusil sur ton épaule, et apprête-toi à montrer ton courage, si l’occasion s’en présente.

— Et pourquoi Reuben Ring, ne vous suivrait-il pas ? dit avec précipitation une voix de femme que chacun reconnut à l’instant pour être celle de Foi ; il a la main prompte et le coup d’œil juste dans des occasions comme celle-ci, ne serait-il pas prudent de vous adjoindre un tel aide ?

— Paix ! jeune fille, dit Ruth avec douceur. Il appartient maintenant de prendre une décision à celui qui a l’habitude du commandement. Il n’a pas besoin des conseils de ton inexpérience.

Foi se retira honteuse, et ses joues brunes se couvrirent d’un rouge éclatant.

Soumission (car nous conserverons ce nom à l’étranger, à défaut d’autre) attacha pendant un seul instant ses regards pénétrants sur la jeune fille, et comme si son attention n’eût point été détournée de son projet, il reprit froidement :

— Nous allons à la découverte comme observateurs, et nous aurons peut-être dans la suite besoin de l’assistance de ce jeune homme. Mais un trop grand nombre nous exposerait à être découverts, sans ajouter à notre sûreté… Cependant, ajouta-t-il en s’arrêtant (car il se dirigeait déjà vers la porte), et fixant son regard sur le jeune Indien, peut-être il y a quelqu’un ici qui pourrait nous éclairer s’il voulait seulement parler.

Tous les yeux se portèrent sur le jeune captif. L’Indien soutint cet examen avec le maintien assuré de l’impassibilité de sa race. Mais quoique ses regards fussent fiers et hautains, ils n’exprimaient plus cette sombre défiance qu’on avait remarquée si souvent lorsqu’il s’apercevait qu’il était un objet d’observation. Au contraire, l’expression de son visage basané indiquait plus d’amitié que de haine, et il y eut un moment, lorsque ses yeux s’arrêtèrent sur Ruth et ses enfants, qu’on put y lire le sentiment d’un triste intérêt. Un tel regard ne pouvait échapper à la pénétration d’une mère.

— Cet enfant s’est montré digne de notre confiance, dit Ruth ; et, au nom de celui qui pénètre dans le secret des cœurs, laissez-le vous suivre.

Les lèvres de Ruth se fermèrent tout à coup ; car la conque annonçait de nouveau l’impatience apparente de ceux qui désiraient être admis. Le son vibra jusque dans le cœur de ceux qui l’entendirent, comme s’il eût annoncé quelque grand et terrible événement.

Au milieu de ces alarmes répétées, Soumission seul conserva un calme impassible. Détournant ses yeux du jeune Indien dont la tête s’était penchée sur sa poitrine, il dit précipitamment à Dudley de le suivre, et quitta la chambre.

Il y avait, dans la situation solitaire de la vallée, dans les ténèbres de la nuit, et dans la nature des différents signaux qui s’étaient fait entendre, des raisons assez plausibles pour éveiller des craintes dans le cœur de ceux qui étaient alors en chemin pour terminer une aventure dont le mystère devenait de plus en plus pénible. L’étranger, ou Soumission, comme nous aurons souvent occasion de le nommer, conduisit en silence son compagnon jusqu’à une élévation en dehors des bâtiments, d’où l’œil pouvait dominer au-dessus des palissades qui entouraient l’éminence et embrasser toute l’étendue que les ténèbres permettaient de découvrir.

C’était une scène qui ne pouvait être contemplée avec indifférence dans aucun temps que par ceux qui étaient habitués à la vie des frontières. La forêt immense qui les entourait, et où l’on eût dit qu’il n’existait aucune route frayée, bornait l’horizon aux limites étroites de la vallée, semblable à une oasis. Dans l’intérieur de la partie défrichée, les objets pouvaient être aperçus d’une manière un peu plus distincte, bien que ceux même qui étaient les plus rapprochés et les mieux connus parussent confus et incertains comme l’ombre de la nuit.

L’étranger et son compagnon jetèrent un prudent regard sur cette scène sombre et silencieuse.

— Je ne vois rien que des troncs immobiles et dès haies couvertes de neige, dit le premier lorsque sa vue eut embrassé l’horizon le côté de la vallée où ils étaient placés. Il faut aller en avant afin de voir les champs de plus près.

— De ce côté est la poterne, répondit Dudley, observant que l’étranger prenait une direction opposée à celle qui conduisait à la porte. Mais un geste d’autorité le réduisit au même instant au silence, et lui ordonna de suivre son compagnon vers l’endroit où il lui plaisait d’aller.

L’étranger fit un circuit jusqu’au milieu de la montagne avant de descendre aux palissades à un point où étaient entassées des piles de bois qui avaient été réunies pour le chauffage de la famille. Ce lieu était un de ceux qui dominaient la partie la plus escarpée de l’éminence, ce qui rendait la provision des piquets bien moins nécessaire que sur ses surfaces plus unies. Cependant aucune précaution utile à la sûreté de la famille n’avait été négligée, même dans ce lieu fortifié. Les piles de bois étaient posées à une assez grande distance de la clôture pour qu’il fût difficile de escalader, tandis que de l’autre côté elles formaient des plates-formes et des parapets qui devaient ajouter à la sûreté de ceux qui auraient été obligés de défendre cette partie de la forteresse. Prenant ce chemin directement au milieu des piles parallèles, l’étranger descendit rapidement jusqu’à ce qu’il eût atteint l’espace découvert entre les rangs extérieurs et les palissades. C’était à dessein que cet espace avait été laissé assez large pour permettre à un homme de le franchir.

— Il y a longtemps que mes pieds n’ont touché se lieu, dit Ében Dudley cherchant son chemin à travers un sentier que son compagnon semblait parcourir sans hésitation. C’est ma propre main qui a élevé cette pile, il y a quelques hivers, et je suis certain que depuis ce temps la main d’un autre n’a pas touché ces morceaux de bois. Cependant, pour un homme qui vient d’outre-mer, il paraît que tu ne trouves aucune difficulté à te frayer un chemin à travers d’étroites allées.

— Celui qui a des yeux peut facilement choisir entre le vide et des souches de hêtre, reprit l’étranger. En disant ces mots, il s’arrêta aux palissades dans l’intérieur des fortifications, lieu caché à tout œil curieux par de triples et de quadruples barrières de bois. Cherchant à sa ceinture, l’étranger en tira quelque chose que Dudley reconnut bientôt être une clef. Aidé par une faible lueur qui venait du ciel, il essaya de l’appliquer à une serrure qui était artistement cachée dans un pieu à une hauteur convenable ; il la tourna deux fois d’une main vigoureuse. Un morceau de palissade d’environ trois pieds de haut tourna sur ses gonds, s’ouvrit, et présenta une ouverture assez large pour le passage d’un homme.

— Voici une porte qui se trouve toute prête pour notre sortie, dit froidement l’étranger. Puis il fit signe à Dudley de le précéder et referma soigneusement l’ouverture.

— Maintenant tout est refermé, et nous voilà dans les champs sans avoir causé d’alarmes à aucun être, mortel du moins, continua le guide. Et portant néanmoins une main à son gilet comme pour saisir une arme, il se prépara à descendre le sentier difficile qui le séparait de la base de la montagne. Ében Dudley hésita à le suivre ; son entrevue avec le voyageur pendant la chasse se présenta à son souvenir, et les prestiges dont on lui avait parlé reprirent toute leur force sur son esprit. L’apparence et le caractère mystérieux de son compagnon étaient peu capables de rassurer une imagination troublée par de telles images.

— On fait courir le bruit dans les colonies, murmura l’habitant des frontières, que les Invisibles ont acquis pour un temps le pouvoir de se livrer à leur malice. Il se pourrait bien que quelques-uns des leurs vinssent faire un tour à Wish-ton-Wish, faute de meilleure occupation.

— Tu dis vrai, répondit l’étranger ; mais la puissance qui leur permet d’exercer leur malice peut avoir jugé convenable de leur opposer un de ses propres agents pour détruire leurs ruses. Nous allons maintenant nous rapprocher plus encore de la grille, afin d’avoir l’œil sur leurs malicieux desseins.

Soumission parlait avec gravité et d’un air solennel ; Dudley se rendit à ses suggestions avec émotion et trouble, et suivit ses pas avec une précaution qui aurait pu tromper la vigilance de tout ennemi, excepté de celui qui tirait sa pénétration de moyens surnaturels.

Lorsque les deux sentinelles eurent trouvé une place convenable et secrète, elles se disposèrent à attendre en silence le résultat de leurs recherches. Sur les bâtiments extérieurs semblait régner le calme le plus parfait ; les êtres animés qu’ils contenaient ne faisaient pas entendre le plus léger bruit. Les haies, les souches noircies couvertes de petites pyramides de neige, les troncs plus hauts et plus propres à inspirer des soupçons, un arbre qui était resté debout, enfin la bordure immense de la forêt, tout était paisible et enveloppé des ombres de la nuit. L’espace qui entourait la poterne était vide ; une nappe de neige sans tache aurait trahi la présence d’un objet qui eût passé sur sa surface. On pouvait même distinguer la conque suspendue à un des pieux, aussi muette, aussi paisible que dans le temps où elle était encore lavée par les vagues sur les sables des bords de la mer.

— Nous attendrons ici l’arrivée de l’étranger ; qu’il soit envoyé par les pouvoirs aériens ou pour quelque message terrestre, murmura Soumission préparant ses armes pour un prompt usage, et s’arrangeant de la manière la plus commode pour supporter patiemment l’ennui d’une faction.

— Je voudrais que mon esprit fût à l’aise sur la question de mon droit à attaquer ceux qui troublent la tranquillité d’une famille des frontières, dit Ében Dudley : il pourrait se faire qu’il fût prudent de frapper le premier coup, si un galant d’outre-mer, par exemple, avait la fantaisie de nous inquiéter à cette heure.

— Dans ce cas, répondit l’inconnu d’une voix sombre, tu ferais bien d’attacher peu d’importance à la qualité d’agresseur. Si un nouvel agent de l’Angleterre paraissait…

L’étranger s’arrêta, car un son de la conque s’éleva graduellement dans les airs, et remplit bientôt la vallée de sa riche et mélancolique harmonie.

— Les lèvres d’un homme ne sont pas au coquillage, dit l’étranger qui, ainsi que Dudley, avait fait un mouvement vers la poterne à l’instant où le son avait frappé son oreille, et qui recula aussi comme l’habitant des frontières, dans un étonnement que son empire sur lui-même ne put vaincre lorsqu’il fut convaincu de la vérité de ce qu’il venait de dire. Ceci surpasse tout ce qu’on raconte de merveilleux !

— C’est en vain que l’homme prétend élever sa faible nature au niveau des choses qui viennent d’un monde invisible, reprit l’habitant des frontières. Dans une semblable circonstance il serait convenable que des pécheurs retournassent à l’habitation, afin de soutenir leur faiblesse par les prières du capitaine.

L’étranger ne fit aucune objection à cette proposition prudente ; et, sans prendre les précautions qu’ils avaient observées à leur arrivée, les deux compagnons se trouvèrent promptement à l’entrée secrète qu’ils avaient traversée il y avait peu de temps.

— Entrez, dit l’étranger baissant le morceau de bois pour le passage d’Ében Dudley : entrez, au nom du ciel, car il faut en effet nous rassembler pour demander des secours spirituels.

Dudley allait obéir, lorsqu’une ligne sombre accompagnée d’un sifflement sourd fendit l’air entre sa tête et celle de son compagnon ; au même instant une flèche pénétra dans la poutre.

— Les païens ! s’écria l’habitant des frontières recouvrant toute son énergie lorsqu’un danger connu devint apparent, et il envoya en réponse une traînée de feu dans la direction qu’avait suivie la flèche perfide. — Aux palissades, les jeunes gens ! voici les féroces païens !

— Les païens ! répéta l’étranger comme un écho, d’une voix pleine et sonore ; et qui, suivant toute apparence, avait souvent donné le signal au milieu de scènes d’un plus grand danger encore, et levant un pistolet qui fit ployer le genou à une figure noire glissant sur la neige. Les païens ! ajouta-t-il, les féroces païens !

Les assaillants et les assiégés gardèrent un moment le silence, comme pour rendre un instant de tranquillité à cette nuit qui avait tout à coup été troublée par d’aussi terribles exclamations ; puis les cris des deux aventuriers furent bientôt suivis des hurlements de toute une troupe formant un cercle qui entourait presque la montagne. Au même moment tout objet sombre dans les champs prit une forme humaine ; aux cris succéda une grêle de flèches qui exposaient à la mort tous ceux qui seraient restés hors des barricades. Dudley entra, mais le passage de l’étranger eût été coupé par une bande de sauvages qui s’élançaient en hurlant après lui, si une flamme brillante partie de la montagne opposée, qui éclaira un instant leurs visages basanés, n’eût fait reculer les assaillants sur leurs traces. Un instant plus tard la porte fut fermée, et les fugitifs se trouvèrent en sûreté derrière les énormes piles de bois.