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Les Puritains d’Amérique/Chapitre XIV

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 154-168).

CHAPITRE XIV.


Ma douce et triste mère, ne le quitte pas si tôt ! ma mère, reste par pitié ! le désespoir et la mort sont avec lui. Et peux-tu, avec ta bonté et ce regard rempli de douceur, le quitter maintenant ?
Dana.



Lorsque toutes les précautions eurent été prises, les femmes retournèrent à leurs différents postes, et Ruth, dont le devoir dans ces moments de danger était d’exercer une surintendance générale, fut laissée seule à ses réflexions et à la surveillance que ses craintes lui indiquaient. Quittant les appartements intérieurs, elle approcha de la porte qui communiquait avec la cour, et pendant un instant elle oublia ses occupations à la vue de la scène imposante dont elle était entourée.

Les vastes bâtiments extérieurs, qui avaient été construits, suivant l’usage des colonies, avec les matériaux les plus combustibles et avec une grande profusion de bois, étaient entièrement enveloppés par les flammes. Malgré la position des édifices intermédiaires, de larges lames de feu traversaient à chaque instant la cour sur la surface de laquelle il eût été facile de distinguer le plus petit objet, tandis que les cieux étaient couverts d’un rouge livide. À travers les ouvertures, entre les bâtiments du carré, l’œil pouvait pénétrer dans les champs, et Ruth y découvrit les sauvages ; tout annonçait qu’ils persévéraient dans leurs intentions hostiles. Elle vit leurs figures sombres et à moitié nues se glisser d’abri en abri, car il n’y avait ni tronc d’arbre ni souche qui ne protégeât dans l’occasion ces ennemis infatigables contre les balles ou les flèches de la garnison. Il était facile de s’apercevoir que les Indiens se trouvaient au nombre de plusieurs centaines ; et comme les assauts continuaient après la non-réussite d’une attaque, il n’était que trop évident qu’ils voulaient obtenir une victoire complète au péril de leur vie. Aucun des moyens ordinaires pour ajouter à l’horreur d’une scène semblable n’était négligé.

Des hurlements et des cris s’élevaient à chaque instant dans les airs, tandis que les sons éclatants et souvent répétés de la conque trahissaient l’artifice par lequel les sauvages avaient si souvent essayé, dans le commencement de la nuit, d’attirer la garnison hors des palissades. Quelques décharges rares, faites avec prudence et partant des lieux les plus exposés des fortifications, attestaient le calme et la vigilance des assiégés. Le petit canon de la forteresse était silencieux, car le Puritain connaissait trop bien son pouvoir réel pour affaiblir sa réputation par un trop fréquent usage. Cette arme était réservée pour les moments de danger plus pressant, et on pouvait malheureusement les prévoir.

Ruth contemplait ce spectacle dans un mélancolique effroi. Le calme champêtre des lieux où sa jeunesse s’était écoulée venait d’être détruit par la violence, et à la place de cette tranquillité qui approchait, autant qu’il est possible sur cette terre, de la sainte paix à la jouissance de laquelle tendaient tous ses pieux efforts, elle était témoin, ainsi que tous ceux qu’elle aimait, de ce qui existe de plus effrayant parmi les fléaux terrestres. Dans un semblable moment, la tendresse maternelle devait se faire sentir puissamment au cœur de Ruth ; et avant de se donner le temps de la réflexion, aidée par la lumière de l’incendie, elle se dirigea promptement à travers les passages tortueux de l’habitation, pour chercher ceux qu’elle avait laissés dans les appartements.

— Vous vous êtes souvenues qu’il fallait éviter de regarder dans les champs, mes filles ? dit la mère tremblante et respirant à peine au moment où elle entrait dans la chambre. Remerciez Dieu, mes enfants ; jusqu’ici les efforts des sauvages ont été inutiles, et nous sommes encore les maîtres de notre habitation.

— Pourquoi la nuit est-elle si rouge ? Viens ici, mère, et tu pourras voir dans le bois comme à la clarté du soleil.

— Les païens ont incendié nos greniers, et tu vois la lueur des flammes, mais heureusement ils ne peuvent mettre le feu à notre maison tant que ton père et les jeunes gens en défendent l’entrée. Nous devons être reconnaissantes de cette sécurité, quelque légère qu’elle soit. Tu t’es agenouillé devant Dieu, ma fille, et tu n’as pas oublié de prononcer le nom de ton père et celui de ton frère dans tes prières ?

— Je vais encore le faire, maman, murmura la petite fille en ployant les genoux et cachant son visage dans les vêtements de sa mère.

— Pourquoi cacher ton visage ? Un être aussi jeune et aussi pur que toi peut lever ses yeux vers le ciel avec confiance.

— Ma mère, je vois l’Indien lorsque je ne me cache pas le visage : il me regarde, je crains qu’il n’ait le désir de nous faire du mal.

— Tu es injuste envers Miantonimoh, ma fille, répondit Ruth en jetant un regard autour d’elle pour chercher le jeune sauvage qui s’était modestement retiré dans un coin de la chambre. Je l’ai laissé près de toi afin qu’il soit ton protecteur, et non pas comme quelqu’un qui pourrait te faire du mal. Maintenant, prie Dieu, ajouta Ruth en imprimant un baiser sur le front de sa fille qui était froid et blanc comme le marbre, et confiez-vous à sa bonté. Miantonimoh, je te laisse de nouveau avec ces enfants, afin que tu sois leur protecteur. Avant de prononcer ces paroles, Ruth s’était avancée vers le jeune captif.

— Ma mère ! s’écria la petite fille d’une voix déchirante, viens à moi, ou je meurs !

Ruth se retourna avec la vivacité que donne l’instinct. Un seul regard lui apprit le péril de son enfant. Un sauvage nu, basané, de haute taille, hideux par les peintures guerrières qui couvraient son corps, tournait dans une de ses mains la chevelure blonde et soyeuse de l’enfant, tandis que de l’autre il tenait une hache brillante au-dessus de la jeune tête qui semblait dévouée à la mort.

— Miséricorde ! miséricorde ! s’écria Ruth glacée d’horreur et tombant à genoux autant par faiblesse que pour demander la vie de sa fille. Monstre, frappe-moi, mais épargne cette enfant !

Les yeux de l’Indien s’arrêtèrent sur celle qui lui parlait, mais avec une expression annonçant qu’il comptait le nombre de ses victimes, plutôt qu’il ne changeait de résolution. Avec un calme qui annonçait la malice d’un démon et qui prouvait une grande science dans l’art de la cruauté, il enleva une seconde fois l’enfant tremblante, mais qui ne pouvait plus proférer une parole, et il se prépara à lui porter le coup fatal. Le tomahawk avait déjà tracé un cercle dans l’air. Un instant allait décider du sort de la victime, lorsque le captif se présenta en face de l’effrayant acteur de cette scène horrible. Par un rapide mouvement de son bras le coup fut arrêté. Une exclamation gutturale qui exprimait la surprise sortit de la poitrine du sauvage ; son bras menaçant retomba et l’enfant avec lui. Le regard et le geste du jeune captif avaient exprimé l’autorité plutôt que le ressentiment ou l’horreur. Son visage était calme, recueilli et imposant.

— Va, dit-il, dans le langage de la race farouche à laquelle il appartenait, les guerriers des hommes pâles t’appellent par ton nom.

— La neige est rougie par le sang de nos jeunes gens, répondit le sauvage ; et pas une chevelure n’est à la ceinture de mon peuple.

— Elles m’appartiennent, répondit le captif avec dignité, en dirigeant sa main de manière à prouver que sa protection s’étendait sur toutes celles qui étaient présentes.

Le guerrier regarda autour de lui d’un air sombre, et comme quelqu’un qui n’est qu’à moitié convaincu. Il avait couru un danger trop imminent en pénétrant dans l’intérieur des fortifications pour être facilement détourné de son dessein.

— Écoute, dit-il après un moment de silence, pendant lequel on avait entendu un coup de canon, le tonnerre est avec les Yengeeses. Nos jeunes squaws regarderont d’un autre côté et nous appelleront Pequots, si nous n’avons point de chevelure à notre ceinture.

Pendant un instant le visage du jeune captif changea d’expression, et sa résolution parut chanceler. Le guerrier qui observait ses yeux avec anxiété saisit de nouveau la victime par les cheveux, lorsque Ruth s’écria dans l’angoisse du désespoir :

— Jeune homme ! si tu n’as pas pitié de nous, Dieu nous a abandonnées !

— Elle est à moi, dit le captif avec vivacité. Écoute mes paroles, Wompahwisset ; le sang de mon père est brûlant dans mon cœur.

Le guerrier obéit, et le coup fut encore suspendu. Les yeux brillants du sauvage restèrent fixés sur le visage sévère du jeune héros, dont la main levée semblait menacer d’un prompt châtiment celui qui dédaignerait ses ordres. Les lèvres du guerrier tremblèrent, et il prononça lentement le nom de Miantonimoh ! comme si ce nom rappelait un sentiment de chagrin. Au même moment des cris prolongés se firent entendre, et le farouche Indien, abandonnant la jeune fille que l’effroi avait rendue presque insensible à ce qui se passait autour d’elle, bondit comme un lévrier dont on vient de rompre les liens, et qui s’élance sur une nouvelle piste.

— Jeune homme, jeune homme ! murmura la mère tremblante, païen ou chrétien, il y a quelqu’un qui te bénira !

Un geste rapide interrompit les ferventes expressions de la gratitude de Ruth. Montrant du doigt la figure du sauvage qui fuyait, le captif figura un cercle autour de sa propre tête, d’une manière à laquelle on ne pouvait se méprendre, et prononça d’une voix calme, mais avec l’emphase d’un Indien :

— Le jeune visage pâle a un crâne.

Ruth n’en écouta pas davantage. Excitée par une angoisse qui déchirait son âme, elle descendit avec la rapidité du vent, afin de détourner du jeune Mark les machinations de son cruel ennemi. On entendit un seul instant le bruit de ses pas résonner dans les chambres vides ; alors le captif, qui venait de signaler son autorité en faveur des enfants, reprit son attitude méditative, et parut aussi calme que s’il n’avait pris aucun intérêt aux événements de la nuit.

La situation de la garnison devenait de plus en plus critique. Un torrent de feu avait passé de l’extrémité des bâtiments extérieurs à ceux qui étaient le plus près des fortifications ; ils tombaient les uns après les autres sous la dévorante empreinte des flammes, et les palissades commençaient à jeter autour d’elles une chaleur brûlante.

L’alarme que causa un aussi grand danger fut promptement répandue ; et lorsque Ruth entra dans la cour, une servante passa rapidement auprès d’elle, chargée, suivant toute apparence, de quelque message important.

— L’as-tu vu ? demanda la mère, qui respirait à peine en arrêtant la course précipitée de la jeune fille.

— Non pas depuis que les sauvages ont livré leur dernier assaut ; mais je garantis qu’on le trouvera près des ouvertures de l’ouest repoussant bravement les ennemis.

— Grand Dieu ! j’espère qu’il n’est point ainsi en avant dans le combat. De qui parles-tu, Foi ? Je te questionne sur Mark ; il y a un sauvage dans l’intérieur de notre habitation cherchant une victime.

— En vérité, je pensais qu’il était question de… l’enfant est avec son père et le soldat étranger qui fait tant d’actions valeureuses en notre faveur. Je n’ai vu aucun ennemi dans l’intérieur des palissades, madame Heathcote, depuis que cet homme, qui, grâce à l’obscurité, a échappé à la balle du fusil d’Ében Dudley, s’y est introduit.

— Ce malheur doit-il s’éloigner de nous, dit Ruth respirant plus à son aise lorsqu’elle eut appris que son fils était en sûreté, ou la Providence voile-t-elle son visage dans sa colère ?

— Nous gardons toujours notre terrain, quoique les sauvages pressent nos jeunes gens jusque dans leurs derniers retranchements. Oh ! cela rassure lorsqu’on voit quels braves défenseurs nous avons dans Reuben Ring et ceux qui sont auprès de lui. Je pense, madame Heathcote, qu’après tout, il y a un grand courage dans ce criard de Dudley ! il a fait merveille en exposant si souvent sa vie. J’ai cru vingt fois cette nuit qu’il allait se faire tuer.

— Et celui qui est ici, demanda Ruth alarmée et d’une voix basse, qui est tombé, ajouta-t-elle en montrant un point où l’on voyait un homme couché par terre près de ceux qui combattaient.

Les joues de Foi devinrent de la couleur du linge que, même dans cette nuit de confusion, une main amie de la décence avait trouvé le temps de jeter sur le cadavre.

— Dieu ! dit la jeune fille tremblante. Mon frère, quoique blessé et sanglant, garde l’ouverture de l’angle de l’ouest. Ce n’est pas non plus Whittal, qui possède assez de bon sens pour se garantir du danger. Cela ne peut être l’étranger, qui tient conseil à l’abri du parapet de la poterne.

— En es-tu sûre, Foi ?

— Je les ai vus tous les deux il n’y a qu’une minute. Plaise à Dieu, madame Heathcote, que nous puissions entendre les cris du bruyant Dudley ; ces cris iraient au cœur dans un moment terrible comme celui-ci.

— Lève ce linge, dit Ruth avec un calme solennel, afin que nous puissions voir quel est celui de nos amis qui vient d’être appelé devant le souverain juge.

Foi hésita ; et lorsque, par un puissant effort dans lequel les intérêts de son cœur avaient autant d’influence que la soumission, elle obéit, ce fut avec une résolution inspirée par le désespoir. Lorsque le linge fut levé, les yeux des deux femmes s’arrêtèrent sur le pâle visage d’un jeune homme qui avait été percé d’une flèche à tête de fer. Foi laissa tomber le drap, et s’écria dans une agitation convulsive :

— Ce n’est que le jeune homme qui vint le dernier parmi nous ! la Providence nous a épargné le chagrin de pleurer un ancien ami.

— C’est un homme qui mourut pour nous défendre, répondit Ruth ; je donnerais une grande partie des biens de ce monde pour qu’une telle calamité ne fût pas arrivée, ou qu’il eût eu plus de temps pour se préparer à rendre compte de sa vie. Mais il ne faut pas perdre de précieux moments dans la douleur. Hâte-toi, jeune fille, sonne l’alarme, qu’on apprenne qu’un sauvage est caché dans l’intérieur de nos murailles, et qu’il cherche à porter un coup fatal. Recommande à chacun d’être prudent ; si le jeune Mark se trouve sur ton chemin, parle-lui deux fois du danger. Cet enfant est étourdi et téméraire, il ne ferait peut-être pas attention à des paroles qui seraient prononcées avec trop de précipitation.

Après avoir donné ces ordres, Ruth quitta la servante ; et tandis que cette dernière allait donner les avertissements nécessaires, la maîtresse de la maison se dirigeait vers le lieu où elle devait trouver son mari.

Content et l’étranger se consultaient en effet sur la destruction qui menaçait leurs derniers et leurs plus importants moyens de défense. Les sauvages eux-mêmes semblaient convaincus que les flammes travaillaient pour eux ; leurs efforts se ralentissaient insensiblement ; et ayant beaucoup souffert dans leurs tentatives contre la garnison, ils s’étaient réfugiés sous leurs abris, et ils attendaient le moment où leur finesse exercée les avertirait qu’ils pouvaient recommencer l’attaque avec plus d’espérance de succès. Une courte explication servit à faire connaître à Ruth tout le danger qui menaçait la garnison. Égarée par la crainte, elle perdit le souvenir de son projet, et les yeux remplis de larmes, elle restait près de son mari, spectatrice effrayée des progrès de l’incendie.

— Un soldat ne doit point prodiguer ses paroles en plaintes inutiles, dit l’étranger en croisant ses bras comme un homme convaincu que les efforts humains n’étaient plus d’aucun secours. Sans cela, j’aurais dit qu’il est dommage que ceux qui ont tracé cette ligne de fortification ne se soient pas souvenus de l’utilité d’un fossé.

— Je vais ordonner aux filles de se rendre aux puits, dit Ruth.

— Cela ne nous servirait de rien ; les flèches les atteindraient ; et bientôt aucun mortel ne pourra supporter la chaleur de cette fournaise. Vois-tu comme le bois fume déjà et se noircit ?

L’étranger parlait encore lorsqu’une petite flamme tournoyant parut à l’un des angles des palissades, près des piles de bois enflammées. L’élément perfide glissa en traçant un sillon sur les bords du bois, et bientôt s’étendit sur toute la surface des palissades, depuis la base jusqu’à l’extrémité. Il sembla que C’était le signal d’une destruction générale ; la flamme brilla au même instant dans cinquante endroits différents, et toute la ligne des fortifications qui avoisinaient le foyer de l’incendie devint la proie des flammes. Un cri de triomphe s’éleva dans les champs, et une grêle de flèches tomba au milieu des palissades, annonçant l’impatience de ceux qui surveillaient le progrès du feu.

— Il faut nous retirer dans la forteresse, dit Content. Assemble tes servantes, Ruth, et fais de prompts préparatifs pour notre dernière retraite.

— J’y vais ; mais ne hasarde pas ta vie inutilement en essayant d’éteindre les flammes. Il nous reste encore le temps de faire tout ce qui est nécessaire à notre sûreté.

— Je n’en sais rien, dit étranger ; l’assaut recommence sous un nouvel aspect.

Les pieds de Ruth restèrent fixés sur la terre, lorsque, levant les yeux, elle vit ce qui avait causé cette remarque. Un point brillant, parti du milieu des champs, décrivit un demi-cercle dans l’air, passa sur la tête des assiégés, et tomba sur les bâtiments qui formaient une partie du carré de la cour intérieure. C’était une flèche lancée par un arc éloigné ; la route qu’elle décrivait était suivie d’une longue ligne de feu qui ressemblait à un brillant météore. Cette flèche enflammée avait été lancée avec une grande habileté ; elle s’arrêta sur des matériaux presque aussi inflammables que de la poudre, et l’œil l’avait à peine suivie dans sa course et sa chute que le feu tourbillonnait déjà sur le toit embrasé.

— Essayons de sauver nos habitations, s’écria Content. Mais la main de l’étranger l’arrêta en se plaçant sur son épaule. Au même instant, une douzaine de météores semblables s’élevèrent dans l’air, et vinrent tomber sur différents endroits des piles à moitié allumées. De plus longs efforts eussent été inutiles. Content, abandonnant l’espoir de sauver sa propriété, vit bien que tous les efforts devaient se tourner vers leur sûreté personnelle. Ruth, revenue de sa frayeur, se hâta de donner les ordres nécessaires. Pendant quelques instants les femmes transportèrent dans la petite citadelle tout ce qui était utile à leur subsistance ; la lueur éclatante qui pénétrait jusque dans les plus sombres passages des appartements rendait le mystère impossible ; les cris annoncèrent une nouvelle attaque, les flèches tombaient de toutes parts, chacun était obligé d’exposer sa personne en transportant à la citadelle les objets d’une absolue nécessité. Néanmoins la fumée croissante servait en quelque sorte de rideau, et Content reçut bientôt l’heureuse nouvelle qu’il pouvait commander la retraite de la petite troupe. La conque donna le signal convenu, et avant que les sauvages eussent le temps de comprendre sa signification, ou de profiter de la destruction des palissades, les assiégés atteignirent la porte de la citadelle. Cependant il y eut un moment de confusion qui n’aurait pas été sans danger si ceux qui reçurent l’ordre de se rendre aux meurtrières n’eussent été prêts à faire feu sur les sauvages qui auraient eu la hardiesse de se présenter à la portée de leur fusil. Pendant ce temps, quelques personnes restaient encore dans la cour, cherchant si aucun objet utile n’avait été oublié. Ruth avait été l’une des plus empressées ; elle restait alors immobile, les deux mains appuyées sur son front, comme pour ressaisir les pensées de son esprit fatigué par la souffrance.

— Et notre ami mort ! dit-elle ; laisserons-nous ici ses restes pour être déchirés par les sauvages ?

— Non certainement, répondit Content. — Dudley, prête-moi l’aide de ton bras ; nous le porterons dans la plus basse des… — Ah ! la mort a frappé un autre membre de la famille.

La douleur avec laquelle Content fit cette découverte fut bientôt partagée par tous ceux qui l’écoutaient. Il n’était que trop facile de s’apercevoir, par la forme du linge, que deux corps étaient étendus sous ses plis. Chacun porta autour de soi ses regards avec inquiétude, pour savoir quel était celui qui manquait. Convaincu du danger d’un plus long retard, Content souleva le linge afin de faire cesser toute incertitude. Le corps du jeune homme fut découvert avec lenteur ; mais ceux même qui avaient le plus d’empire sur leurs sensations reculèrent d’horreur lorsque sa tête, qui avait disparu, leur laissa voir un tronc fumant encore, qui montrait que la cruauté des sauvages s’était exercée sur le cadavre.

— L’autre ! essaya de dire Ruth, à laquelle la frayeur coupait la parole. Et ce ne fut que lorsque son mari eut à moitié soulevé le linge qu’elle put prononcer ces mots : — Prends garde à l’autre !…

Cet avertissement n’était pas inutile, car le linge s’agita violemment au moment où Content le souleva, et un Indien hideux sauta dans le centre même du groupe effrayé, faisant mouvoir sa main armée autour de lui. Le sauvage se fraya une issue, et, jetant le cri terrible de sa tribu, il bondit à travers la porte ouverte du principal bâtiment avec une célérité qui rendait toute poursuite inutile. Les bras de Ruth, dans un accès de désespoir, s’étendirent vers le lieu où le sauvage venait de disparaître ; elle était sur le point de se précipiter sur ses traces, lorsque la main de son mari l’arrêta.

— Voudrais-tu hasarder ta vie, lui dit-il, pour sauver quelques bagatelles ?

— Laisse-moi ! s’écria Ruth, dont les sanglots étouffaient la voix, la nature s’est endormie dans mon sein.

— La crainte égare ta raison !

Ruth cessa de résister ; le délire qui avait égaré ses yeux disparut, et un calme presque surnaturel lui succéda. Rassemblant toute son énergie dans l’effort désespéré qu’elle faisait sur elle-même, elle se tourna vers son mari, et, l’âme remplie de terreur, elle lui dit d’une voix effrayante par son calme même :

— Si tu as le cœur d’un père, laisse-moi ; nos enfants ont été oubliés.

La main de Content retomba sans force, et au même instant il perdit de vue sa femme, qui s’était précipitée sur les traces du sauvage. C’était le moment que l’ennemi avait choisi pour poursuivre ses avantages. Des hurlements affreux proclamèrent l’arrivée des assaillants, et une décharge générale, partie des meurtrières, annonçait à ceux qui étaient restés dans la cour que l’attaque se portait dans le centre même des fortifications. Tous les jeunes gens avaient couru à leur poste, excepté ceux qui avaient été chargés de rendre au mort un triste et dernier devoir ; ils étaient en trop petit nombre pour qu’il fût prudent de résister ouvertement, et trop nombreux pour songer à abandonner la mère au désespoir et son enfant sans tenter au moins un effort.

— Entrez, dit Content en montrant la porte de la citadelle ; c’est mon devoir de partager le sort de ceux auxquels je suis lié par le sang.

L’étranger ne fit aucune réponse ; mais, plaçant sa main vigoureuse sur l’époux auquel l’excès de la douleur ôtait les forces, il le poussa par un effort irrésistible jusque dans la citadelle, et fit signe à tous ceux qui restaient de venir rejoindre leur maître. Lorsque le dernier d’entre eux fut passé, il ordonna que les portes fussent fermées, se croyant seul en dehors ; mais un regard rapide lui découvrit qu’il restait encore quelqu’un contemplant avec effroi le cadavre : il était trop tard pour réparer cet oubli. Des cris épouvantables se faisaient alors entendre au milieu de la fumée épaisse qui s’élevait des bâtiments enflammés, et il était évident qu’une bien courte distance les séparait de leurs ennemis. Ordonnant à celui qui n’avait point été admis dans la forteresse de le suivre, le soldat courut au principal bâtiment, qui avait jusque-là peu souffert des flammes ; guidé plutôt par le hasard que par aucune connaissance des détours de la maison, il se trouva bientôt dans les appartements. Il ne sut alors de quel côté avancer ; mais son compagnon, qui n’était autre que Whittal Ring, prit les devants, et le conduisit à la porte de la chambre secrète.

— Chut ! dit l’étranger en levant la main pour commander le silence au moment où il entrait dans l’appartement ; tout notre espoir est dans le mystère.

— Et comment pourrons-nous échapper sans être aperçus ? dit Ruth, montrant autour d’elle tous les objets éclairés par une lumière assez forte pour pénétrer par toutes les crevasses de l’édifice. Le soleil n’est guère plus brillant que cet horrible incendie.

— Dieu est dans les éléments ! sa droite nous montrera la route. Mais nous ne devons pas tarder davantage, car les flammes sont déjà sur les toits. Suivez-moi et ne parlez pas.

Ruth pressa ses enfants contre son sein ; et la petite troupe, réunie en corps, quitta l’appartement ; ils descendirent promptement dans une chambre basse sans être aperçus ; mais là leur guide s’arrêta ; car l’état des choses au dehors exigeait, pour traverser la cour, une grande force d’esprit et beaucoup de réflexion.

Les Indiens s’étaient rendus maîtres de toute la propriété de Mark Heathcote, à l’exception de la citadelle ; et comme leur premier soin était de mettre le feu partout, on entendait le pétillement de l’incendie dans toutes les directions ; la décharge des fusils et les cris des combattants, en ajoutant à l’horreur du spectacle, annonçaient la résolution de ceux qui défendaient la citadelle. Une fenêtre de la chambre où il se trouvait permit à l’étranger de s’assurer de ce qui se passait au dehors ; la cour, éclairée comme en plein midi, était vide, car la chaleur étouffante qui croissait à chaque instant, non moins que les décharges de mousqueterie, tenaient les prudents sauvages à l’écart. Il y avait peu d’espoir que cet espace, entre les bâtiments et la citadelle, pût être traversé en sûreté.

— Je voudrais avoir recommandé que la porte fût tenue ouverte, dit Soumission à voix basse ; il y va de la vie de s’arrêter un instant dans cette fournaise. N’avons-nous aucune manière de… ?

L’étranger sentit qu’on touchait légèrement son bras ; il se détourna, et son regard rencontra les yeux noirs du jeune sauvage.

— Veux-tu le faire ? demanda l’étranger d’une manière qui dévoilait ses doutes en même temps que son espérance.

Un signe de consentement fut la réponse, et l’Indien quitta promptement la chambre.

Un instant après, Miantonimoh parut dans la cour ; il marchait avec l’air calme d’une personne qui aurait été parfaitement en sûreté ; une de ses mains était élevée vers les meurtrières en signe d’amitié ; puis, laissant retomber son bras, il s’avança avec la même tranquillité jusqu’au centre de la cour. Là il s’arrêta entouré de tout l’éclat de l’incendie, et promena ses regards autour de lui. Cette action montrait qu’il invitait tous les yeux à examiner sa personne. Dans ce moment, les cris cessèrent parmi les sauvages, pour exprimer le sentiment général que sa présence avait éveillé, et le danger que tout autre aurait couru en s’exposant au milieu de cette scène effrayante. Lorsque cette action téméraire fut accomplie, le jeune Indien s’avança plus près de la citadelle.

— Viens-tu en paix, ou est-ce une nouvelle trahison des sauvages ? demanda une voix à travers une ouverture de la porte qui avait été pratiquée dans le cas où l’ennemi enverrait un parlementaire.

L’Indien tourna la paume d’une de ses mains vers celui qui l’interrogeait, et plaça l’autre sur son sein découvert.

— As-tu quelque proposition à me faire en faveur de ma femme et de mes enfants ? Si l’or peut payer leur rançon, indique-moi la somme.

Miantonimoh comprit facilement ce que ces mots signifiaient. Avec la promptitude d’un enfant dont les facultés avaient été de bonne heure exercées dans les circonstances difficiles, il fit un geste qui en disait beaucoup plus que les expressions figurées dont il se servit ensuite.

— Une femme des visages pâles peut-elle traverser le bois ? La flèche d’un Indien est plus prompte que le pied de ma mère.

— Enfant, j’ai confiance en toi, reprit la voix. Si tu trompes des êtres si faibles et si innocents, Dieu se souviendra de ce crime.

Miantonimoh fit de nouveau un signe pour recommander la prudence, et il se retira d’un pas toujours calme et mesuré. Les sauvages cessèrent leurs cris une seconde fois, et trahirent ainsi l’intérêt qu’ils prenaient à celui dont leurs regards farouches suivaient tous les mouvements.

Lorsque le jeune Indien eut rejoint la petite troupe qui l’attendait dans les bâtiments, il la conduisit, sans être observé par les sauvages qui erraient au milieu de la fumée parmi les bâtiments environnants, dans un endroit où elle pouvait envisager d’un coup d’œil sa courte mais périlleuse route ; dans ce moment, la porte de la citadelle s’entrouvrit et se referma aussitôt. Cependant l’étranger hésita, car il voyait combien peu il existait de chances, pour la petite troupe, de traverser la cour sans être atteinte ; passer à différentes reprises était impossible.

— Enfant, dit il, toi qui as tant fait pour nous, ne peux-tu faire plus encore ? Demande merci pour ces enfants d’une manière qui puisse toucher le cœur de ton peuple.

Miantonimoh secoua la tête, et montrant le cadavre hideux qui était dans la cour, il répondit froidement :

— L’homme rouge a goûté au sang.

— Alors il faut essayer cette tentative désespérée ! Ne t’occupe pas des enfants, mère dévouée et courageuse, mais pense à ta propre sûreté. Ce jeune garçon et moi nous nous chargerons du soin de ces innocentes créatures.

Ruth repoussa l’étranger, et pressa sa fille muette et tremblante contre son sein, de manière à montrer que sa résolution était prise. L’étranger céda, et se tournant vers Whittal qui était auprès de lui, et plus occupé de son admiration pour l’incendie que de son danger personnel, il lui ordonna de veiller à la sûreté de l’autre petite fille. Se plaçant à la tête de la troupe, il était sur le point d’offrir à Ruth les secours qu’il pouvait lui accorder dans une semblable circonstance, lorsqu’une fenêtre du derrière de la maison fut arrachée, annonçant l’approche de l’ennemi et le danger imminent que courait la petite troupe de voir intercepter sa fuite. Il n’y avait point de temps à perdre, car il était évident qu’une simple chambre la séparait de l’ennemi ; la générosité des sentiments de Ruth fut éveillée, et prenant Martha des bras de Whittal Ring, elle essaya, par un effort désespéré, d’envelopper les deux enfants dans sa robe.

— Je suis avec vous, dit-elle à voix basse dans une agitation qui tenait du délire, taisez-vous, taisez-vous, enfants, votre mère est près de vous !

L’étranger s’occupait d’une manière différente. Au moment où il entendit le craquement des carreaux de la fenêtre, il se précipita en arrière et fut bientôt aux prises avec le sauvage que nous avons déjà nommé, et qui servait de guide à une douzaine de ses cruels compagnons.

— À la forteresse ! cria le brave soldat tandis que d’une main puissante il retenait son ennemi à l’entrée de l’étroit passage, empêchant ainsi d’approcher ceux des sauvages qui se trouvaient derrière lui. Si tu tiens à la vie et à tes enfants, femme, rends-toi à la forteresse.

Ces paroles retentirent aux oreilles de Ruth effrayée ; mais dans ce moment d’affreux danger elle perdit toute présence d’esprit. Ce cri fut encore répété et ce ne fut qu’alors que Ruth saisit sa fille pour l’emporter ; les yeux tournés vers l’horrible combat qui se livrait derrière elle, elle serra son enfant contre son cœur et prit la fuite en criant à Whittal Ring de les suivre. Le jeune idiot obéit, et avant que Ruth eût à moitié traversé la cour, l’étranger, tenant toujours le sauvage comme un bouclier entre lui et ses ennemis, prit la même direction. Les hurlements, le sifflement des flèches et la décharge de la mousqueterie annonçaient l’étendue du danger. Mais la crainte avait prêté des ailes à Ruth et donné une vigueur surnaturelle à ses membres ; les flèches elles-mêmes ne fendaient pas l’air avec plus de rapidité qu’elle n’en mit à pénétrer dans la forteresse ; Whittal Ring fut moins heureux. Comme il traversait la cour portant l’enfant confié à ses soins, il fut atteint d’une flèche ; exaspéré par la douleur, l’idiot se détourna en colère pour punir la main qui l’avait frappé.

— Avance, jeune fou, cria l’étranger en passant près de lui, et se servant toujours du corps du sauvage comme d’un bouclier. Avance, au nom de ta propre vie et de celle de l’enfant.

Cet ordre vint trop tard. La main d’un Indien était déjà sur l’innocente victime, et un instant plus tard elle était suspendue dans les airs, et la hache aiguisée voltigeait au-dessus de sa tête. Une balle partie des meurtrières étendit le sauvage mort sur la place. La petite fille fut aussitôt saisie par une autre main. Au moment où le vainqueur se précipitait avec sa capture vers les bâtiments enflammés, une exclamation de surprise et d’effroi sortit de la citadelle, où chacun répéta le nom de Miantonimoh ! Deux sauvages, profitant de ce moment d’inaction et d’horreur, se saisirent du blessé Whittal Ring, et l’entraînèrent dans la maison dont ils venaient de se rendre maîtres. Pendant ce temps l’étranger précipita le sauvage, qu’il tenait encore, sur les armes de ses compagnons. L’Indien sanglant fut frappé des coups qui avaient été destinés au brave inconnu ; il chancela, tomba, et son vainqueur disparut dans la citadelle. La porte fut aussitôt fermée, et les sauvages qui se précipitèrent à l’entrée de la forteresse entendirent le bruit des barres de fer qui la défendaient contre leur attaque. Le cri de retraite fut prononcé, et bientôt on ne vit plus dans la cour que le cadavre.