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Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXIII

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 268--).

CHAPITRE XXIII.


Hector. Est-ce là Achille ?
Achille. Je suis Achille.
Hector. Tenez-vous droit, je vous prie, que je vous regarde.

Shakspeare. Troilus et Cressida.



Il devient nécessaire de jeter un rapide coup d’œil sur la situation du combat général qui commençait dans les différentes parties de la vallée. La troupe conduite par Dudley et exhortée par Meek avait rompu ses rangs en atteignant les prairies derrière le fort, et, cherchant l’abri des haies et des troncs d’arbres, elle avait fait feu avec succès sur les bandes irrégulières répandues dans les champs. Cette attaque changea promptement le plan des sauvages ; ils cherchèrent des abris à leur tour, et le combat prit ce caractère irrégulier mais dangereux dans lequel la bravoure et les ressources individuelles sont mises à une sévère épreuve. Le succès parut indécis ; les blancs, pendant un moment, augmentèrent la distance qui se trouvait entre eux et leurs amis dans le bâtiment ; et dans un autre, ils reculèrent comme s’ils étaient disposés à se réfugier à l’abri des palissades. Quoique la supériorité du nombre fût en faveur des Indiens, les armes et l’adresse favorisaient la cause de leurs adversaires. Le plus ardent désir des premiers était d’attaquer la petite bande qui s’opposait à leur entrée dans le village, où ils pouvaient apercevoir la scène tumultueuse que nous avons décrite ; spectacle peu capable de calmer leur ardeur furieuse dans l’attaque. Mais la prudence avec laquelle Dudley dirigeait le combat rendait cette tentative hasardeuse.

Quelque épaisse qu’ait pu paraître l’intelligence de l’enseigne en toute autre occasion, les circonstances présentes étaient de nature à mettre au jour ses plus belles et ses plus solides qualités. Vigoureux et d’une stature élevée, il sentait en lui-même, au milieu des combats, une confiance proportionnée à la force physique qu’il y déployait. À ce courage téméraire était jointe une assez forte dose de cet enthousiasme qui peut être éveillé dans les esprits les plus lourds, et qui, semblable à la colère d’un homme ordinairement paisible, est d’autant plus formidable qu’il est plus opposé à leurs habitudes. Cette rencontre n’était certes pas le premier exploit guerrier de l’enseigne Dudley. Outre l’affaire malheureuse qui a été décrite dans cette histoire, il avait fait partie de diverses expéditions contre les aborigènes, et dans toutes les occasions il avait fait preuve d’une tête froide et d’un esprit résolu.

Ces deux qualités essentielles étaient éminemment nécessaires dans la situation où se trouvait l’enseigne. En étendant convenablement ses forces et les tenant en même temps à portée de se secourir promptement, en imitant la prudence de son ennemi dans le choix des abris, et en réservant une partie de son feu à travers la ligne rompue, mais toujours en ordre, il fit enfin reculer les sauvages de tronc d’arbre en tronc d’arbre, de barrière en barrière, de colline en colline, jusqu’à l’entrée de la forêt. L’habitant expérimenté des frontières vit qu’il ne pourrait pas les suivre plus loin ; plusieurs de ses gens étaient blessés et s’affaiblissaient par la perte de leur sang. La protection des arbres donnait à l’ennemi un trop grand avantage pour entreprendre de forcer sa position ; et la destruction des blancs eût été la conséquence inévitable d’un combat corps à corps qui eût suivi une attaque. Dans cette position, Dudley commença à jeter des regards incertains autour de lui ; il vit qu’il ne pourrait espérer de secours, et s’aperçut aussi avec chagrin que beaucoup de femmes et d’enfants étaient encore occupés à transporter les meubles nécessaires du village dans le fort ; reculant vers un point où se trouvaient de plus sûrs abris, et à une distance qui diminuait le danger des flèches, armes ordinaires des deux tiers de l’ennemi, il attendit en silence le moment convenable à sa retraite.

Pendant que la troupe de Dudley prenait ce repos, forcé, un cri féroce retentit dans la forêt ; c’était une exclamation de plaisir ; on eût dit que les habitants des bois étaient animés d’une joie soudaine et générale. Les combattants regardèrent autour d’eux avec inquiétude, mais ne voyant aucun signe d’hésitation dans le maintien calme de leur chef, chaque homme se tint tranquille dans sa retraite, attendant quelque nouvelle manifestation des desseins de leurs ennemis. Avant qu’une minute se fût écoulée, deux guerriers parurent aux bords de la forêt ; ils semblaient contempler les différentes scènes qui avaient lieu dans la vallée. Plus d’un mousquet se leva pour les coucher en joue ; mais un signe de Dudley prévint une tentative qui eût été probablement sans succès, la vigilance de l’Indien de l’Amérique du Nord ne sommeillant jamais.

Il y avait néanmoins dans l’air et le port des deux Indiens quelque chose qui produisit en partie la défense de Dudley. C’étaient deux chefs, suivant toute apparence, et plus respectés encore qu’ils ne le sont ordinairement ; ils étaient d’une haute taille, comme il est ordinaire parmi les chefs guerriers des Indiens. À la distance où ils étaient aperçus, l’un paraissait avoir atteint le milieu de la vie, tandis que l’autre avait le pas plus léger et les mouvements plus flexibles de la jeunesse. Tous les deux étaient bien armés, et, suivant l’usage des hommes de leur race qui sont sur le sentier de la guerre, ils étaient seulement revêtus de l’étroite ceinture et des brodequins. Ces légers vêtements étaient écarlate chez le premier, et chez le second ils étaient riches de franges et des brillantes couleurs des ornements indiens. Le plus âgé portait autour de sa tête un wampum[1] en forme de turban. Le plus jeune avait la tête rasée, sur laquelle on ne voyait que la mèche chevaleresque et habituelle des sauvages.

Cette consultation, comme la plupart des événements que nous venons de décrire, se passa en quelques minutes. Le plus âgé des chefs donna des ordres. L’esprit de Dudley s’occupait avec anxiété de les deviner lorsque les deux Indiens disparurent ensemble. L’enseigne se serait livré à des conjectures vagues si la rapide exécution des ordres qu’avait reçus le jeune Indien ne l’eût pas aussitôt tiré d’incertitude. Un second cri attira son attention vers la droite ; et lorsqu’il essaya de renforcer sa position en appelant trois ou quatre de ses meilleurs tireurs pour se placer à une des extrémités de sa petite ligne, il aperçut le jeune chef bondissant à travers la prairie et conduisant une bande de ses bruyants compagnons vers les abris qui commandaient l’extrémité opposée. Enfin la position de Dudley était complètement tournée, et les troncs d’arbres ainsi que les angles des haies qui cachaient ses gens allaient leur devenir inutiles. Ce danger demandait une prompte décision. Rassemblant ses soldats avant que l’ennemi eût en le temps de profiter de son avantage, l’enseigne ordonna une prompte retraite vers le fort. Il fut favorisé dans ce mouvement par la disposition du terrain, circonstance qui ne lui avait point échappé, et bientôt la petite troupe se trouva en sûreté, protégée par le feu des palissades, qui arrêta immédiatement la poursuite de l’ennemi. Les blessés, après une halte qui n’était faite que pour prouver leur inébranlable détermination, entrèrent dans le fort pour y chercher des secours, et la troupe de Dudley se trouva réduite de près de moitié. Malgré cette diminution de forces, il dirigea aussitôt son attention vers ceux qui combattaient à l’autre extrémité du village.

Nous avons déjà fait allusion à la manière dont les maisons étaient bâties les unes près des autres dans les nouveaux établissements des colonies. Pour ajouter au motif raisonnable qui a donné lieu à cette manière incommode de bâtir dans les neuf dixièmes de l’Europe, les colons avaient trouvé un devoir religieux dans cette habitude qui détruisait tout effet pittoresque. Un des préceptes des Puritains disait : « Aucun homme ne bâtira sa maison au-delà d’un demi-mille de distance, ou tout au plus à un mille de l’église de la congrégation, où les fidèles se rassemblent pour servir le Seigneur. Le soutien de la foi est dans la communauté de l’Église. » C’était la raison alléguée pour cette loi arbitraire ; mais il est probable que le besoin de se soutenir contre un danger d’un caractère plus temporel était un autre motif. Ceux qui se trouvaient dans l’intérieur du fort pensaient que les masses enflammées qu’ils apercevaient çà et là dans les défrichements sur les montagnes, devaient leur destruction à leur mépris de cette protection qui était accordée à ceux qui se reposaient avec la plus grande confiance, même dans les transactions temporelles, sur la toute-puissance de la Providence. De ce nombre était Reuben Ring, qui se soumettait à la perte de son habitation comme à un châtiment mérité pour la vanité qui l’avait tenté d’élever une maison sur les limites les plus éloignées de la distance prescrite.

Au moment où Dudley opérait sa retraite, ce vigoureux cultivateur était à la fenêtre de la chambre où sa compagne et les nouveau-nés reposaient en sûreté ; car dans ce moment de trouble le mari remplissait le double devoir de sentinelle et de garde-malade. Il venait de décharger son fusil sur l’ennemi, qui harcelait de trop près la retraite de Dudley, et il pensait avec raison qu’il ne l’avait pas fait sans succès. Comme il rechargeait son arme, il jeta un triste regard sur la fumée qui s’élevait du lieu où naguère son humble mais commode habitation était placée.

— Je crains, Abondance, dit-il en secouant la tête et en laissant échapper un soupir, qu’il n’y ait eu erreur dans l’arpentage entre l’église et le défrichement. Quelques pressentiments sur l’équité d’étendre la chaîne au-delà des cavités me poursuivirent à cette époque. Mais la jolie colline où la maison était placée était si saine, si commode, que si c’était un péché, j’espère qu’il est pardonné : la plus petite de ses solives est déjà réduite en cendres par le feu !

— Soulève-moi, mon mari, reprit Abondance avec une voix faible, naturelle à sa position ; soulève-moi, que je puisse contempler la place où nos enfants ont vu la lumière.

Sa demande fut accomplie ; et pendant un instant cette femme regarda avec un muet chagrin les ruines de sa demeure commode. Alors un nouveau hurlement retentit dans les airs ; elle frémit, et tourna ses regards maternels sur les êtres innocents qui sommeillaient à son côté.

— Ton frère vient d’être rejeté par les païens jusqu’au pied des palissades, dit Reuben Ring après avoir pendant un moment regardé sa compagne avec tendresse ; la plupart de ses gens sont blessés et sa force est diminuée de moitié.

Un silence court, mais éloquent, succéda à ses paroles. La femme leva vers le ciel ses yeux remplis de larmes ; elle étendit ses mains décolorées, et répondit :

— Je sais ce que tu voudrais faire… il n’est pas convenable que le sergent Ring s’attendrisse auprès d’une femme lorsque l’ennemi est dans les champs voisins de nos demeures ! Va remplir ton devoir, et fais avec le courage d’un homme ce qui doit être fait ! Cependant je voudrais que tu n’oubliasses pas combien il y a d’êtres qui n’ont d’autre appui que dans l’existence de leur père.

Le planteur jeta un regard autour de lui pour ne pas déroger à l’usage modeste des Puritains, et s’apercevant que la fille qui entrait accidentellement dans la chambre ne s’y trouvait point, il s’arrêta et posa ses lèvres sur la joue de sa femme, regarda ses enfants avec tendresse ; et plaçant son fusil sur son épaule, il descendit dans la cour.

Reuben Ring rejoignit la troupe de Dudley au moment où ce dernier venait de donner l’ordre de marcher au secours de ceux qui défendaient toujours vaillamment l’entrée méridionale du village ; tous les objets de nécessité n’étaient point encore transportés dans la forteresse, et il était de la dernière importance de protéger le hameau. Néanmoins cette tâche n’était pas aussi difficile que les forces des Indiens auraient pu d’abord le faire croire. Les maisons, les barrières et les bâtiments extérieurs eux-mêmes étaient autant d’ouvrages fortifiés, et il était évident que les assaillants agissaient avec une prudence et un accord qui annonçaient la présence d’un commandant plus habile que ne le sont ordinairement les sauvages.

La tâche de Dudley ne fut pas aussi pénible que celle qu’il avait déjà remplie ; les ennemis avaient cessé d’inquiéter sa marche, préférant surveiller les mouvements de ceux qui défendaient la maison fortifiée, dont ils ignoraient le nombre et dont ils craignaient les attaques. Aussitôt que le renfort atteignit le lieutenant qui défendait le village, ce dernier commanda la charge, et ses gens avancèrent en poussant de grandes clameurs. Quelques-uns chantaient des chansons spirituelles, d’autres élevaient leurs voix dans la prière, tandis qu’un petit nombre profitaient de leurs droits et faisaient usage d’un moyen au moins aussi efficace, en poussant des cris aussi effrayants que possible. Étant soutenu par des décharges de mousqueterie bien dirigées, cet effort fut récompensé par le succès. L’ennemi prit la fuite, laissant momentanément ce côté de la vallée à l’abri de tout danger.

Poursuivre les sauvages eût été une faute. Après avoir placé quelques sentinelles dans des positions sûres et secrètes parmi les maisons, la troupe revint sur ses pas, dans l’intention de couper les communications de ceux qui étaient toujours en possession des prairies près de la garnison. Néanmoins leurs désirs ne furent point remplis. Aussitôt que les Indiens se virent repoussés, ils cédèrent ; et lorsque les blancs retournèrent à leurs fortifications, ils furent suivis par les sauvages, de manière à prouver qu’un nouveau mouvement les exposerait à une attaque sérieuse. Dans cette position, ceux qui étaient dans le fort et ceux qui se trouvaient aux environs furent obligés d’êtres spectateurs inutiles de la scène qui se passait autour d’Heathcote-House : c’était le nom qu’on donnait ordinairement à la demeure du vieux Mark.

Le bâtiment fortifié, dont la situation était bien choisie, avait été élevé pour la protection du village et de ses habitants ; mais il ne pouvait offrir aucun secours à ceux qui habitaient hors de la portée du mousquet. La seule pièce d’artillerie appartenant à l’établissement était la couleuvre que le Puritain venait de décharger et qui servait alors à arrêter la marche de l’ennemi. Mais les exclamations de l’étranger et son appel à la bravoure des colons, proclamaient suffisamment que l’attaque avait été détournée de la maison, et qu’un combat sanglant allait avoir lieu.

Le terrain autour de Heathcote-House forçait les combattants à s’approcher les uns des autres et rendait la lutte plus dangereuse que sur le point où les diverses escarmouches avaient déjà eu lieu. Le temps avait fait croître les arbres du verger ; les enclos et les bâtiments extérieurs étaient plus multipliés et plus solides autour d’une demeure où tout annonçait l’aisance. Ce fut dans un des vergers que les deux partis ennemis se rencontrèrent et en vinrent à ces résultats prévus par l’étranger.

Content, ainsi que Dudley, divisa sa troupe, et il fit feu avec cette même prudence pratiquée par l’enseigne. Le succès couronna la discipline militaire : les blancs firent reculer graduellement leurs ennemis. On vit un instant la possibilité de les forcer à se reployer sur leurs derrières dans un terrain découvert, avantage qui eût valu une victoire ; mais cette flatteuse espérance ne dura qu’un instant. Un cri effrayant se fit entendre derrière la bande, sautant, hurlant, et qu’on voyait encore se glissant à travers vers la fumée, telle que de sombres spectres occupés à leurs conjurations infernales. Alors un chef dont la tête était entourée d’une sorte de turban, et dont la stature était haute et la voix formidable, s’avança. La ligne qui reculait s’arrêta, et reçut une nouvelle impulsion, les hurlements redoublèrent. On vit un autre guerrier, brandissant un tomahawk, sur un des flancs de la phalange, qui s’élança plus serrée sur les blancs, comme un torrent débordé qui porte la désolation sur son passage et menace de tout renverser :

— Formez un carré ! s’écria l’inconnu, méprisant dans un semblable moment l’abri où il était à couvert et le soin de sa vie ; formez un carré, chrétiens, et soyez fermes !

Cet ordre fut répété par Content, et passa de bouche en bouche ; mais avant que ceux qui étaient sur les flancs pussent atteindre le centre, le choc avait eu lieu. Tout ordre étant rompu, on combattit corps à corps. Un parti se battait fièrement pour la victoire, l’autre pour échapper à la mort. Après la première décharge de mousqueterie et le sifflement des flèches, on fit usage du couteau et de la hache. Les blancs y ripostèrent par les coups pesants de la crosse de fusil et les efforts de mains vigoureuses qui s’attachaient à leur proie avec la force convulsive du désespoir. Des monceaux de morts s’entassaient les uns sur les autres ; et lorsque le vainqueur se relevait en repoussant ceux qui expiraient autour de lui, son œil triste se reposait à la fois sur un ami et sur un ennemi. Le verger retentissait des hurlements des Indiens, mais les colons combattaient dans un muet désespoir ; leur sombre courage ne les abandonnait qu’avec la vie ; et il arriva plus d’une fois, dans ce jour fatal, que le gage sanglant du trophée indien fut élevé en triomphe devant les yeux de la malheureuse victime sur la tête de laquelle il avait été arraché.

Au milieu de cette scène effrayante de carnage et de cruauté, les principaux personnages de notre histoire n’étaient point oisifs. Par une convention tacite et ingénieuse l’étranger, Content et son fils s’étaient placés dos à dos, et luttaient vaillamment contre leur mauvaise fortune. Le premier ne se montra pas soldat de parade ; connaissant l’inutilité du commandement lorsque chacun combattait pour sa vie, il frappait ses coups terribles en silence. Content suivait noblement cet exemple, et le jeune Mark déployait tente l’agilité, toute la vigueur de la jeunesse. Une première attaque de l’ennemi fut repoussée, et pendant un moment les chrétiens conçurent une trompeuse espérance. À la suggestion de l’étranger, les trois personnages que nous venons de nommer se rapprochèrent de la maison dans l’intention de se fier à la célérité de leur course lorsqu’ils se seraient retirés de la foule. Mais dans ce moment fatal, lorsque leur espérance était sur le point de se réaliser, un chef se fit jour à travers l’horrible mêlée, cherchant de chaque côté quelque victime pour la hache qu’il brandissait dans les airs. Une foule de sauvages inférieurs en rang se pressa derrière lui, et un coup d’œil apprit aux colons que le moment décisif était venu.

À la vue d’un si grand nombre de leurs ennemis abhorrés, vivant encore, et capables de supporter de telles souffrances, un cri d’indignation en même temps que de triomphe s’échappa des lèvres des Indiens. Leur chef seul, comme un être supérieur aux émotions du reste de sa suite, s’approcha en silence. Au moment où cette bande s’ouvrait pour entourer les victimes, le hasard amena le jeune chef face à face devant Mark. Comme son ennemi, le guerrier indien était encore dans tout l’éclat et toute la vigueur de la jeunesse. Les deux antagonistes avaient la même taille, la même agilité ; et, comme les sauvages qui suivaient le chef se jetèrent sur l’étranger et sur Content, sachant bien que celui qui les commandait n’avait pas besoin de secours, il y avait toute apparence que cette lutte serait sanglante. Mais bien qu’aucun combattant ne montrât aucun désir d’éviter ce dernier effort, aucun n’était pressé de frapper les premiers coups. Un peintre, ou plutôt un sculpteur eût saisi les attitudes de ces deux jeunes guerriers pour une des plus belles productions de son art.

Mark, comme la plupart de ses amis, avait jeté de côté tout vêtement superflu avant d’approcher de la scène du combat. La partie supérieure de son corps n’était couverte que d’une chemise, et même ce dernier voile avait été en partie arraché dans le tumulte de l’action. Sa large poitrine était nue, exposant à la vue la blancheur de la peau et les veines bleues de celui dont les ancêtres avaient pris naissance du côté du soleil levant. Tout son corps reposait sur une jambe qui lui donnait l’attitude du défi, tandis que l’autre était jetée en avant comme une sentinelle pour surveiller les mouvements de l’ennemi. Ses bras étaient rejetés en arrière, une main placée sur le canon du fusil qui menaçait d’une mort certaine le téméraire qui s’approcherait de lui. Sa tête, couverte de cheveux courts et bouclés, et dont la couleur blonde appartenait à la race saxonne, était un peu avancée au-dessus de l’épaule gauche, et semblait placée de manière à soutenir l’équilibre de tout le corps. Ses sourcils étaient rapprochés, ses lèvres contractées avec l’expression d’une fermeté indomptable. Les veines de son cou et celles de ses tempes étaient gonflées, et ses regards enflammés annonçaient en même temps le courage et la surprise.

L’Indien était un homme plus remarquable encore. Suivant les habitudes de son peuple sur le champ de bataille, son corps était à moitié nu. Son attitude était celle d’un homme qui se dispose à sauter, et l’on aurait pu, par une comparaison que tolèrent les licences poétiques, dire que ses formes droites et agiles lui donnaient de la ressemblance avec une panthère rampante. Sa jambe étendue ployait plutôt par le libre jeu des muscles et des nerfs que sous la pesanteur du corps. Sa tête, légèrement inclinée, s’écartait un peu au-delà de la perpendiculaire. Une de ses mains serrait le manche d’une hache qui était placée sur la même ligne que la cuisse droite, tandis que l’autre tenait un couteau à poignée de corne de chamois encore passé dans sa ceinture. Il y avait dans l’expression de son visage quelque chose de sérieux, de sévère, et peut-être d’un peu cruel ; néanmoins cette expression était tempérée par le calme digne et impassible d’un chef de haut rang. Son regard était fixe, et, comme celui du jeune homme dont il menaçait la vie, il paraissait contracté par la surprise.

L’inaction accidentelle qui succéda au mouvement par lequel les deux antagonistes prirent les attitudes que nous venons de décrire eut son éloquence ; aucun des deux ne parla, aucun des deux ne semblait respirer. Ce n’était point un délai pour se préparer à frapper, car l’un et l’autre était prêt à porter un coup mortel ; il n’eût pas été possible non plus de lire sur le visage de Mark, dont l’énergie semblait suspendue, ou dans la contenance plus orgueilleuse de l’Indien, dans ses yeux plus habiles à déguiser ses impressions, quelque chose qui ressemblât à l’hésitation. Une émotion étrangère à la scène dont ils étaient acteurs s’empara de tous leurs sens. Ce n’était plus ces deux hommes qui venaient de se livrer à toute la fureur d’un combat, une puissance irrésistible les rendait incapables de frapper.

Un cri de mort qui s’échappa des lèvres d’un sauvage renversé aux pieds de son chef par le bras de l’étranger, termina ce court moment d’extase. Les genoux du chef s’inclinèrent plus bas, le tomahawk s’éleva graduellement, et l’on vit une lame brillante sortir à moitié du fourreau. La crosse du fusil de Mark avait reculé autant que le permettait la plus forte tension des nerfs de celui qui le portait, lorsqu’un hurlement différent de ceux qui s’étaient élevés jusqu’alors se fit entendre. Au même moment les coups des deux combattants furent suspendus de nouveau, mais par un pouvoir d’une nature différente. Mark sentit des bras entourer ses membres avec une force suffisante pour l’embarrasser, sinon pour le réduire, et la voix bien connue de Whittal-Ring résonna à ses oreilles.

— Assassine les menteurs et les affamés visages pâles, dit-il, qui ne nous laissent d’autre nourriture que de l’air, d’autre boisson que de l’eau !

D’un autre côté, lorsque le chef se détourna avec colère pour frapper la main hardie qui arrêtait son bras, il vit à ses genoux une figure de femme, Marthe, dont les traits exprimaient le désespoir. Il détourna le coup mortel qu’un des gens de sa suite allait porter à la jeune suppliante, dit avec rapidité quelques mots dans son idiome maternel, et désigna d’un geste Mark, qui se défendait toujours avec courage. Les Indiens les plus voisins de cette scène se jetèrent sur le jeune homme déjà à demi vaincu ; un cri en rassembla une centaine sur le lieu ; un calme subit, presque aussi effrayant que le tumulte qui l’avait précédé, régna dans le verger. Il fut suivi de ce hurlement horrible et prolongé par lequel le guerrier des forêts américaines proclame sa victoire.

Avec la fin du tumulte dans le verger les cris de combat cessèrent dans toute la vallée. Bien que convaincus du succès de leurs ennemis, ceux qui défendaient le fort prévirent non seulement leur propre destruction, mais celle des êtres faibles qu’ils seraient obligés de confier à une force insuffisante, s’ils hasardaient une sortie à une telle distance des fortifications. Ils furent donc obligés de rester spectateurs inutiles d’un mal qu’ils ne pouvaient empêcher. Illustration


  1. Bandeau de coquillages, qui sert aussi de monnaie. Voyez les notes des Pionniers et des Mohicans.