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Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXVI

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Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 306-318).

CHAPITRE XXVI.


On voit plus de diables que le vaste enfer ne peut en contenir ; voilà le fou !
Les Rêves des nuits d’été.



En quittant la montagne, Philippe avait assemblé les Wampanoags ; et soutenu par l’obéissant et cruel Annawon, sauvage qui aurait pu, sous de meilleurs auspices, être un digne lieutenant de César, il abandonna les champs de Wish-ton-Wish. Habituée à voir ces brusques séparations entre leurs chefs, la troupe de Conanchet, qui eût conservé sa tranquillité dans des circonstances bien plus difficiles, le vit partir sans que ses alarmes ou sa curiosité fussent excitées. Mais lorsque leur propre sachem parut dans le lieu qui était encore rouge du sang des combattants, et fit connaître son intention d’abandonner une conquête qui était presque achevée, il ne fut pas entendu sans murmure. L’autorité d’un chef indien est loin d’être despotique ; et bien qu’il y ait raison de croire que ses droits sont ceux de la naissance, il tient son principal pouvoir de ses qualités personnelles. Heureusement pour le chef narragansett, son père, le célèbre et malheureux Miantonimoh, n’avait pas acquis une plus grande renommée par sa sagesse et sa bravoure que celle qui avait été justement obtenue par son fils. Le caractère sauvage et le cruel désir de vengeance des plus hardis guerriers reculèrent devant les regards en courroux d’un œil qui menaçait rarement sans que ses menaces fussent exécutées : il n’y en eut pas un qui voulût accepter le défi de venir braver sa colère, ou opposer son éloquence à celle de son chef, et qui n’abandonnât donnât une dispute que le respect lui persuadait devoir être sans succès. Moins d’une heure après que Ruth eut serré son enfant contre son sein, les sauvages avaient entièrement disparu. Les morts de leur race furent cachés avec le soin accoutumé, afin qu’aucune de leurs chevelures ne restpat entre les mains de l’ennemi.

Il était assez ordinaire aux Indiens de se retirer lorsqu’ils étaient satisfaits des résultats de leur première attaque. Leur succès dépendait principalement d’une surprise, et il leur arrivait plus souvent de faire retraite lorsqu’elle n’avait pas réussi que d’obtenir la victoire par la persévérance.

Aussi longtemps que durait un combat leur courage se trouvait au niveau du danger. Mais parmi un peuple qui faisait un si grand cas de l’artifice, il n’est pas surprenant qu’ils ne sacrifiassent au hasard que ce qui pouvait être justifié par une sévère prudence.

Lorsqu’on sut que l’ennemi avait disparu dans les forêts, les habitants du village commencèrent à se persuader que la retraite des sauvages était le résultat de leur courageuse résistance, plutôt que de chercher des motifs moins doux à leur amour-propre. On supposa que cette retraite se faisait suivant toutes les règles ; et bien que la prudence défendît toute poursuite, des vedettes agiles furent envoyées sur leurs traces, autant pour prévenir une nouvelle surprise que pour faire connaître à la colonie la tribu de leurs ennemis et la route qu’ils avaient suivie.

Puis eut lieu une scène d’affliction et de cérémonies solennelles. Bien que les corps conduits par Dudley et le lieutenant eussent été assez heureux pour échapper sans blessures considérables, les soldats à la tête desquels se trouvait Content, à l’exception de ceux que nous avons déjà nommés, avaient tous perdu la vie. La mort en avait frappé vingt d’un seul coup, parmi les plus braves de cette petite société isolée au milieu des déserts. Dans des circonstances où la victoire est si chèrement achetée, le chagrin l’emporte sur la joie. L’humilité succéda à l’exaltation, et tandis que les planteurs étaient convaincus intérieurement de leur mérite, ils n’en voyaient que mieux toute leur dépendance d’un pouvoir qu’il n’était pas en eux d’influencer ni de comprendre. Les opinions caractéristiques des religionnaires en devinrent plus exaltées, et la fin du jour fut aussi remarquable par la preuve des impressions exagérées des colons que le commencement avait été effrayant par les scènes affreuses du combat.

Lorsqu’un des plus actifs messagers fut de retour, et rapporta la nouvelle que les Indiens s’étaient retirés à travers la forêt, laissant après eux de larges traces, signe le plus certain qu’ils ne méditaient point une nouvelle invasion dans la vallée, les villageois retournèrent à leurs habitations. Les morts furent distribués parmi ceux qui réclamaient comme un droit sacré de remplir à leur égard les derniers devoirs de l’affection. On peut dire que le deuil était dans chaque demeure. Les liens du sang étaient si étendus dans une société aussi limitée, et ceux de l’amitié étaient si vifs et si naturels, que chacun s’aperçut que les événements du jour lui avaient ravi à jamais un de ceux qui contribuaient à son bonheur.

Vers la fin de la journée la petite cloche appela de nouveau la congrégation à l’église. Dans cette occasion solennelle peu s’absentèrent parmi ceux qui étaient bien portants. Le moment où Meek se leva pour commencer la prière causa une profonde émotion. Les places vides qui avaient été si récemment occupées par ceux qui étaient tombés dans le combat parlaient avec plus d’éloquence des événements qui venaient de se passer que n’auraient pu le faire des paroles. La prière du pasteur fut, comme à l’ordinaire, d’un style de sublime emphase ; il mêla des révélations, des desseins mystérieux de la Providence, à l’expression plus intelligible des besoins et des passions des hommes. Tandis qu’il accordait au ciel l’honneur de la victoire, il parla avec une prétendue humilité des instruments de son pouvoir, et bien qu’il semblât reconnaître que son peuple méritait le coup dont il avait été frappé, il éprouvait une impatience qu’il ne pouvait dissimuler contre les agents qui l’avaient infligé. Les principes du sectaire étaient si singulièrement adaptés aux sentiments de l’habitant des frontières, qu’un logicien subtil aurait trouvé avec peu de difficulté des contre-sens dans les raisonnements de ce zèle. Mais plus son discours était obscurci par les brouillards de la métaphysique, plus il laissait de liberté à l’imagination de ses auditeurs, et chacun d’eux sans exception en tira les conséquences qui lui convenaient le mieux.

Le sermon fut improvisé comme la prière, si quelque chose pouvait être improvisé par un esprit tellement rempli de sa doctrine. Tandis que les membres de la congrégation s’abandonnaient à l’espoir d’être un peuple choisi pour quelque grand et glorieux dessein de la Providence, le ministre leur apprenait en même temps qu’ils méritaient des afflictions bien plus grandes encore que celles dont il savaient été accablés ; et il leur rappela qu’il était de leur devoir de désirer leur perte même, afin que celui qui créa les cieux et la terre pût être glorifié. Puis ils entendirent une conclusion plus rassurante qui leur apprenait que, bien que de telles pensées fussent d’obligation pour les véritables chrétiens, il y avait de grandes raisons de penser que tous ceux qui écoutaient des doctrines si pures seraient protégés par une faveur spéciale.

Un serviteur du temple aussi zélé que Meek Wolfe n’oublia pas l’application de son sujet. Il est vrai qu’aucun emblème visible de la croix ne fut montré pour exciter ses auditeurs ; on ne leur conseilla pas de lâcher des limiers sur la piste de leurs ennemis[1] ; mais la première fut suffisamment rappelée à l’esprit des auditeurs par de fréquentes allusions sur ses mérites, et il désigna les Indiens comme les instruments par lesquels le grand auteur du mal espérait empêcher « le désert de fleurir comme la rose, et de répandre les doux parfums de la sainteté. » Philippe et Conanchet furent nommés ouvertement ; le pasteur insinua d’une manière un peu obscure que l’âme du premier était une des habitations favorites de Moloch. Meek Wolfe laissa à ses auditeurs le soin de chercher parmi les malins esprits nommés dans la Bible celui qui faisait agir Conanchet. Les doutes qui pouvaient assaillir les consciences timorées sur la justice du combat furent repoussés d’une main hardie ; il n’y eut aucune tentative de justification néanmoins, car toutes les difficultés de cette nature furent résolues par les obligations impératives du devoir. Quelques allusions ingénieuses sur la manière dont les israélites agirent avec les premiers habitants de la Judée furent d’un grand effet dans cette partie du sermon ; car il était facile de persuader à des hommes aussi fortement exaltés par leurs sentiments religieux qu’ils n’avaient écouté que la justice. Fortifié par cet avantage, Meek Wolfe ne manifesta aucun désir d’éviter la question principale. Il affirma que si l’empire de la vraie foi ne pouvait être établi par d’autres moyens (circonstance qui, suivant toute opinion raisonnable, ne pouvait pas être accomplie), il décida qu’il était du devoir du jeune homme et du vieillard, du fort et du faible, de s’unir pour attaquer les anciens possesseurs du pays avec ce qu’il appelait « la colère d’une divinité offensée. » Il parla de l’effrayant massacre qui avait eu lieu pendant l’hiver de la même année, dans lequel ni l’âge ni le sexe n’avaient été épargnés, comme d’un triomphe de la bonne cause et comme d’un encouragement à persévérer. Puis, par une transition qui n’était point extraordinaire dans un siècle si remarquable en subtilités religieuses, Meek revint aux vérités plus douces et moins obscures des doctrines de celui dont il faisait profession de maintenir l’Église. Il recommande à ses auditeurs de mener une vie de charité et d’humilité, et il les envoya pieusement, avec sa bénédiction, à leurs demeures respectives.

La congrégation quitta l’église se croyant favorisée par les révélations extraordinaires de l’auteur de la vérité, et l’armée de Mahomet elle-même n’était guère moins imbue de fanatisme que ces chrétiens aveugles. C’était quelque chose de si satisfaisant pour leur faiblesse humaine que de concilier leur ressentiment et leurs intérêts temporels avec leurs devoirs religieux, que la plupart d’entre eux étaient préparés à devenir des ministres de vengeance sous la conduite de quelque chef hardi. Tandis que les habitants de la vallée étaient en proie à des passions aussi contradictoires, les ombres du soir descendaient graduellement sur leur village ; puis les ténèbres succédèrent au coucher du soleil avec la rapidité particulière à cette latitude.

Quelque temps avant que les ombres des arbres eussent pris ces formes fantastiques qui annoncent les rayons du soleil, et tandis que les habitants des frontières écoutaient encore leur pasteur, un individu solitaire était placé sur une haute élévation d’où il pouvait surveiller les mouvements de ceux qui demeuraient dans le hameau sans être remarqué lui-même. Une pointe de rocher se projetait sur la vallée du côté de l’habitation de la famille de Heathcote ; un petit ruisseau auquel la fonte des neiges et les pluies fréquentes et particulières au climat donnaient quelquefois apparence d’un torrent avait creusé un profond ravin dans son sein. Le temps et l’action constante de l’eau, secondés par les tempêtes de l’hiver et de l’automne, avaient donné à quelques parties de ce ravin une ressemblance imparfaite avec les demeures des hommes. Il y avait particulièrement un de ces lieux où une inspection plus sévère que l’éloignement des maisons du village ne pouvait le permettre eût découvert plus de vestiges d’un travail humain que ceux qui présentaient l’image d’angles fantastiques et de formes accidentelles.

Sur un point de la montagne d’où l’on découvrait la vue la plus étendue de la vallée, le roc présentait l’apparence la plus confuse ; la plus sauvage, et par conséquent la plus favorable pour la construction d’une résidence qui eût échappé à l’œil curieux des planteurs, en même temps qu’elle possédait l’avantage de dominer sur leurs demeures. Un ermite eût choisi ce lieu comme convenable par son éloignement pour observer le monde avec calme, en même temps qu’il était propre à la solitude et aux méditations d’une dévotion ascétique. Tous ceux qui ont traversé les vignobles et les prairies baignées par le Rhône avant qu’il paie son tribut au lac Léman ont vu un site semblable suspendu au-dessus du village de Saint-Maurice, dans un canton du Valais, et occupé par un ermite qui a voué sa vie à la solitude et à la prière. Mais il y a quelque chose d’apparent dans l’ermitage suisse, bien opposé à l’aspect de celui de la plantation : l’un est placé sur le bord d’un roc droit et élevé, comme pour montrer au monde qu’on peut adorer Dieu jusque sur l’espace le plus circonscrit et le plus dangereux ; l’autre offre en même temps une retraite solitaire et cachée à tous les yeux. Une petite butte avait été élevée contre le rocher ; de manière à présenter un angle oblique ; on avait pris soin de l’entourer d’objets naturels ; afin de déguiser son caractère véritable à tous ceux que le hasard amènerait près des lieux dangereux où elle était placée. La lumière entrait dans cette humble retraite par une fenêtre qui donnait sur le ravin, et une porte basse s’ouvrait du côté de la vallée. La construction était en partie de pierres et en partie de troncs d’arbres ; la couverture était en chaume, et la cheminée était fermée par de petits morceaux de bois et un grossier ciment de terre.

Un homme qui, par son regard sévère et ses traits sombres, semblait un digne habitant d’une retraite si solitaire, était assis pendant cette soirée sur une pierre, à l’angle le plus saillant de la montagne, et dans un lieu d’où l’œil pouvait embrasser la vue la plus tendue de la vallée et des habitations. On avait roulé des pierres les unes contre les autres afin de former une espèce de petite fortifications ; et si le hasard avait attiré quelques regards errants sur la montagne, il est peu probable qu’ils eussent découvert la présence d’un homme dont la taille, à l’exception de la partie supérieure du corps, était entièrement cachée.

Il eût été difficile d’assurer si le solitaire s’était ainsi placé pour communiquer d’imagination avec les habitants de la vallée, ou s’il surveillait ce qui se passait autour de lui. On pouvait découvrir dans ses traits l’apparence de ces deux occupations. Quelquefois ses yeux exprimaient un sentiment doux et mélancolique, comme s’il eût trouvé du plaisir dans cette sympathie qui l’unissait à la nature humaine ; dans d’autres instants, ses lèvres se contractaient comme celles d’un homme qui ne trouve de secours que dans son propre courage.

La solitude de ce lieu, le calme universel, le tapis immense de feuillage que l’œil pouvait découvrir de ce point élevé, la tranquillité profonde de la forêt, tout contribuait à donner à cette scène un caractère de grandeur. Le visage de l’habitant du ravin était aussi immobile que tous les objets sur lesquels sa vue était arrêtée ; il eût semblé de pierre sans l’expression de ses yeux et sa couleur. Un de ses coudes était appuyé sur le petit rempart devant lui, et sa main soutenait sa tête. À la distance d’une portée de flèche, l’œil eût pu le prendre pour une de ces imitations bizarres de la nature que la main du temps imprime souvent sur les rochers. Une heure se passa, et le corps du solitaire n’avait pas changé de position, ses muscles même avaient à peine fait un mouvement ; la contemplation ou l’attente semblait avoir suspendu en lui toutes les fonctions ordinaires de la vie. Enfin cette étrange inaction fut interrompue. Un bruit aussi léger que celui qui peut être produit par le saut d’un écureuil se fit entendre dans les buissons au-dessus de l’ermitage ; un craquement de branches lui succéda ; puis un fragment de rocher descendit en bondissant vers le précipice, passa sur la tête du solitaire, et tomba, avec un bruit qui fit retentir tous les échos des cavernes, jusque dans le ravin qui était au-dessous.

Malgré cette interruption subite et le fracas épouvantable dont elle fut accompagnée, celui qui devait en être le plus affecté ne manifesta aucun symptôme de crainte ou de surprise ; il écouta attentivement jusqu’à ce que le dernier son se fût évanoui ; mais l’expression de son visage annonçait plutôt l’espoir que l’effroi. Se levant lentement, il regarda autour de lui, et marchant d’un pas rapide sur le bord du rocher où sa hutte était élevée, il disparut dans le petit bâtiment ; on le vit bientôt après assis de nouveau à son ancien poste ; une courte carabine, comme celles dont on fait usage dans la cavalerie, était sur ses genoux. Si le doute ou l’inquiétude occupa l’esprit de cet homme lorsqu’il reconnut que la solitude qu’il avait cherchée allait être interrompue, ce ne fut pas assez fortement pour troubler le calme de sa physionomie. Une seconde fois les branches parurent agitées, et ce léger frémissement provenait d’une partie plus basse du précipice, comme si le pied qui causait le bruit eût été en mouvement pour descendre : bien qu’aucun homme ne fût visible, on ne pouvait se méprendre plus longtemps sur la nature de cette interruption, car aucun animal d’un poids suffisant pour produire un tel bruit n’aurait choisi un lieu où le secours des mains était aussi nécessaire que celui des pieds.

— Avance ! dit celui qui, sans les accessoires de son costume et ses préparatifs hostiles, aurait pu être pris pour un ermite ; je suis déjà ici.

Ces mots ne furent pas prononcés en vain, car un homme parut aussitôt sur le bord du rocher à environ vingt pieds de celui qui venait de parler. Lorsque les regards de ces deux individus se rencontrèrent, la surprise de celui qui arrivait fut égale à celle de l’être mystérieux qui habitait l’ermitage ; l’un prit sa carabine, l’autre son mousquet, et ils se couchèrent en joue ; mais une seconde action aussi prompte que la première les jeta de côté par une impulsion commune. L’habitant de la montagne fit signe au nouvel arrivant de s’approcher davantage ; toute apparence d’hostilité disparut, et fut remplacée par cette sorte de familiarité que la confiance fait naître.

— Comment se fait-il, dit le solitaire à son hôte lorsqu’ils se furent assis tranquillement derrière le petit rempart de pierre, que tu aies découvert ce lieu secret ? Le pied d’un étranger n’a pas souvent parcouru ces rochers, et aucun homme avant toi n’a descendu le précipice.

— Un moccasin est sûr, répondit-on avec le laconisme indien ; mon père a une bonne vue, il peut voir bien loin de la porte de sa hutte.

— Tu sais que les hommes de ma couleur parlent souvent à leur bon Esprit, et ils n’aiment pas à implorer ses faveurs sur les grandes routes ; cette place est consacrée à son saint nom.

Celui qui venait de se présenter dans l’ermitage était le jeune sachem des Narragansetts, et celui qui, malgré les paroles qu’il venait de prononcer, cherchait si évidemment une retraite secrète plutôt que la solitude, était cet inconnu que nous avons si souvent introduit dans ces pages à l’ombre du mystère. Leur reconnaissance et leur mutuelle confiance ne demandent aucune explication, puisque nous en avons assez dit dans ce qui précède pour montrer qu’ils n’étaient point étrangers l’un à l’autre. Cependant cette rencontre n’eut pas lieu sans inquiétude d’une part, et une grande surprise de l’autre, quoiqu’elle fût voilée. Conanchet se conduisit comme il convenait à son rang et à son noble caractère, il ne manifesta en aucune manière une curiosité vulgaire ; il revit son ancienne connaissance avec une dignité calme, et il eut été difficile de découvrir dans ses regards ou dans l’expression de ses traits que ce lieu lui semblait extraordinaire pour une telle rencontre. Il écouta la brève explication de son compagnon avec une politesse grave, et laissa écouler quelque temps avant de lui répondre.

— Le Manitou des hommes pâles doit être content de mon père, dit-il. Ses paroles pénètrent souvent dans les oreilles de son Grand-Esprit ; les arbres et les rochers les connaissent.

— Comme tous ceux d’une race pécheresse et déchue, répondit l’étranger avec la sévérité de son âge, j’ai grand besoin de prier ; mais pourquoi crois-tu que ma voix est souvent entendue dans ce lieu secret ?

Le doigt de Conanchet montra le roc usé à ses pieds, et son œil regarda furtivement le sentier battu qui conduisait à la porte de la hutte.

— Un Yengeese a le talon dur, dit-il, mais il l’est moins que la pierre. Le pied d’un daim passerait souvent dans un sentier avant de laisser une semblable trace.

— Tu as le coup d’œil prompt, et cependant ton jugement peut se tromper ; ma langue n’est pas la seule qui parle au Dieu de mon peuple.

Le sachem courba légèrement la tête en signe d’assentiment, comme s’il ne désirait pas approfondir ce sujet. Mais son compagnon ne fut pas aussi aisément satisfait, car il sentait intérieurement qu’il avait échoué en essayant de trouver quelques moyens plausibles de calmer les soupçons de l’Indien.

— Si je suis seul maintenant, ajouta-t-il, cela peut être par hasard ou par choix. Tu sais que cette journée a été sanglante parmi les hommes pâles. Il y a des morts et des mourants dans leur hutte ; celui qui n’a pas de wigwam en sa possession a le temps de prier seul.

— L’esprit est très-adroit, répondit Conanchet, il peut entendre lorsque l’oreille est sourde, il peut voir lorsque l’œil est fermé. Mon père a parlé au bon Esprit avec le reste de sa tribu.

Le chef, en terminant ces paroles, désigna, d’une manière expressive, l’église éloignée de laquelle venait de sortir la congrégation exaltée qui se répandait dans la petite rue du hameau. Le solitaire parut comprendre ce que l’Indien voulait dire, et sentit en même temps la folie ainsi que l’inutilité de vouloir tromper celui qui connaissait si bien sa manière de vivre.

— Indien, tu dis la vérité, répondit-il tristement : l’esprit voit loin, et souvent il voit dans l’amertume du chagrin. Le mien communiquait avec ceux que tu aperçois, lorsque j’entendis tes pas. Aucun pied d’homme ne monta jusqu’à ce lieu, excepté le tien et celui de la personne qui pourvoit à mes besoins corporels. Tu dis vrai : la vue de l’âme est prompte, et souvent mon imagination me transporte bien plus loin que ces montagnes éloignées, sur lesquelles brillent maintenant avec tant de splendeur les derniers rayons du soleil couchant. Tu fus autrefois mon compagnon de logement, jeune homme, et éprouvais un grand plaisir à ouvrir ton esprit aux vérités de notre race, et à t’apprendre à parler avec la langue d’un chrétien ; mais des années se sont écoulées… Écoute ! des pas se font entendre dans le sentier ; as-tu peur d’un Yengeese ?

L’expression calme avec laquelle Conanchet avait écouté se changea en un froid sourire. Sa main avait cherché la platine de son fusil bien avant que son compagnon se fût aperçu du bruit qui se faisait entendre. Mais avant d’être questionné, aucun changement n’avait été visible sur son visage.

— Mon père a-t-il peur pour son ami ? demanda-t-il en avançant la main dans la direction de celui qui approchait. Est-ce un guerrier armé ?

— Non, il vient avec les provisions qui m’aident à soutenir un fardeau que je dois porter jusqu’à ce qu’il plaise à celui qui connaît ce qui est bon pour ses créatures de m’en délivrer. C’est peut-être le père de celle que tu as aujourd’hui restituée à ses amis ; c’est peut-être son frère ; car alternativement ce sont les membres de cette digne famille qui me rendent ce service.

Une expression subite anima les traits sombres du chef. Il parut prendre sur-le-champ une décision. Se levant, il laissa son arme aux pieds de son compagnon, et marcha rapidement sur le bord de la montagne, comme s’il allait à la rencontre de celui qui arrivait. Il revint un instant après, portant un petit paquet soigneusement enveloppé dans des bandes de wampum enrichies de perles. Plaçant doucement le paquet près du vieillard (car le temps avait blanchi les cheveux du solitaire), il dit d’une voix basse, en montrant avec expression le petit paquet :

— Le messager ne s’en retournera pas les mains vides. Mon père est sage, il dira ce qui est bien.

Il y eut peu de temps pour une plus longue explication. À peine la porte de la hutte s’était-elle fermée sur Conanchet, que le jeune Mark Heathcote parut vers le point où le sentier tournait autour de l’angle du précipice.

— Vous savez ce qui s’est passé dans la journée, et vous me permettrez de ne point m’arrêter, dit le jeune homme en plaçant des provisions aux pieds de celui qu’il était venu chercher. Ah ! qu’as-tu ici ? As-tu gagné cela dans le combat de ce matin ?

— C’est un don qui m’a été fait librement. Porte-le dans la maison de ton père ; il a été laissé ici dans cette intention. Maintenant, parle-moi des ravages que la mort a produits parmi notre peuple ; car tu sais que la nécessité m’a conduit en ces lieux aussitôt que la liberté me fut accordée.

Mark ne montra aucune envie d’acquiescer aux désirs de son compagnon. Il regardait le paquet qu’avait laissé Conanchet comme si ses yeux n’avaient jamais rencontré d’objet semblable. Des passions diverses et contradictoires agitaient son front, qui était rarement d’une tranquillité en harmonie avec les habitudes de l’époque et du pays.

— Cela sera fait, Narragansett, dit-il avec une colère concentrée ; cela sera fait. Puis, se détournant, il disparut avec une rapidité qui n’était pas sans danger dans un lieu d’un accès si difficile.

Le solitaire se leva et alla chercher celui qui s’était réfugié dans son humble demeure.

— Viens, dit-il en ouvrant la porte étroite pour laisser passer le chef ; le jeune homme est parti en emportant le paquet dont tu m’avais chargé, et tu es seul maintenant avec ton ancien compagnon.

Conanchet reparut ; mais l’expression de son visage était moins animée que lorsqu’il était entré dans la petite hutte. En s’avançant lentement vers la pierre qu’il avait occupée quelques instants auparavant, il s’arrêta pour jeter un regard de mélancolique regret sur la place où il avait déposé le petit paquet. Mais bientôt, maîtrisant sa tristesse, il reprit son siège d’un air grave, et ne paraissant faire aucun effort pour conserver l’admirable tranquillité de ses traits. Un long silence succéda ; alors le solitaire fit entendre sa voix.

— Nous nous sommes fait un ami du chef narragansett, dit-il, et la ligue qu’il avait formée avec Philippe est rompue.

— Yengeese, répondit l’Indien, mes veines sont remplies du sang des sachems.

— Pourquoi les Indiens et les blancs se feraient-ils la guerre ? Le monde est grand, et il y a de la place pour les hommes de toutes les couleurs et de toutes les nations sur sa surface.

— Mon père en a trouvé bien peu, dit l’Indien en jetant un regard expressif sur les limites resserrées de la demeure de son hôte. Ce regard trahissait toute l’ironie qu’il y avait dans ces paroles, mais il s’y mêlait en même temps un air d’intérêt.

— Un esprit léger, un prince vain est assis maintenant sur le trône d’une nation jadis religieuse, et les ténèbres se sont répandues sur une terre qui brillait d’une lumière éclatante ! Les justes sont obligés de fuir la demeure de leur enfance, et les temples des élus sont abandonnés aux abominations de l’idolâtrie. Ô Angleterre ! Angleterre ! quand ta coupe d’amertume sera-t-elle remplie ? quand ce jugement s’éloignera-t-il de toi ? Mon esprit gémit sur ta chute, mon âme est attristée du spectacle de ta misère.

Conanchet était trop délicat pour arrêter ses regards sur les yeux ardents et le front animé de l’orateur, mais il écoutait dans l’étonnement de son ignorance. De telles expressions avaient souvent autrefois frappé son oreille ; et bien que sa jeunesse eût peut-être empêché alors qu’elles aient produit aucun effet, maintenant qu’il les entendait dans la force de l’âge, il ne pouvait encore en comprendre le sens. Tout d’un coup il posa un doigt sur le genou de son compagnon, et dit :

— Le bras de mon père était levé aujourd’hui en faveur des Yengeeses, et cependant ils ne lui donnent point de siège au conseil de feu !

— L’homme pécheur qui gouverne dans l’île d’où vient mon peuple, dit le solitaire, a un bras aussi long que son esprit est vain. Quoique exclue des conseils de cette vallée, chef, il y eut un temps où ma voix fut entendue dans des conseils qui portèrent un coup fatal à la race de ce prince. Mes yeux ont vu rendre justice à celui qui a donné naissance à cette langue double, instrument de Bélial, qui gouverne maintenant un riche et puissant royaume.

— Mon père a pris la chevelure du grand chef ?

— J’ai aidé à faire tomber sa tête ! reprit le solitaire en même temps qu’un sourire amer se montrait sur ses lèvres, et qu’un regard brillant de satisfaction animait l’austérité de ses traits.

— Viens. L’aigle vole au-dessus des nuages, afin de pouvoir agiter librement ses ailes. La panthère fait des bonds plus allongés dans les plaines les plus vastes. Les plus gros poissons nagent dans l’eau la plus profonde. Mon père ne peut pas s’étendre au milieu de ses rochers. Il est trop grand pour se reposer dans un petit wigwam. Les bois sont immenses. Qu’il change la couleur de sa peau, et devienne une tête grise au feu du conseil de ma nation. Les guerriers écouteront ses paroles, car sa main a fait une action valeureuse !

— Cela ne peut pas être, cela ne peut pas être, Narragansett. Celui qui a été engendré dans l’esprit doit demeurer, et il serait plus facile à un nègre de devenir blanc, ou au léopard de changer sa peau tachetée, qu’il ne le serait à celui qui a senti le pouvoir du Seigneur de rejeter ses dons. Mais je te pardonne cette proposition, et je la regarde comme une preuve de ton amitié. Mes pensées sont toujours avec mon peuple. Cependant il s’y trouve une place pour d’autres affections. Romps cette ligue avec l’artificieux et turbulent Philippe, et que la hache soit à jamais enterrée dans le sentier entre ton village et les villes des Yengeeses.

— Où est mon village ? Il y a un point sombre près des îles sur les terres du grand Lac ; mais je ne vois point de huttes.

— Nous rebâtirons tes villes, et nous les peuplerons de nouveau. Que la paix soit entre nous.

— Mes pensées sont toujours avec mon peuple ! répondit l’Indien en répétant les paroles du solitaire avec une emphase à laquelle on ne pouvait pas se méprendre.

Un long et mélancolique silence succéda. Et lorsque l’entretien fut repris, il eut rapport aux événements qui s’étaient passés depuis le temps où les deux amis habitaient ensemble la forteresse qui était élevée au milieu de l’ancienne habitation de la famille Heathcote. L’un et l’autre parurent trop bien comprendre leur caractère réciproque pour faire de nouvelles tentatives, et les ténèbres couvrirent la montagne avant qu’ils songeassent à rentrer dans la hutte solitaire.


  1. Allusion aux Espagnols, conquérants du Nouveau-Monde.