Aller au contenu

Les Puritains d’Amérique/Chapitre XXXII

La bibliothèque libre.
Les Puritains d’Amérique ou la Vallée de Wish-ton-Wish
Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 9p. 369-379).

CHAPITRE XXXII.


Chaque lieu solitaire rappellera ton souvenir. Tu feras couler de tristes larmes. Tu seras chérie jusqu’à ce que la vie ne puisse plus charmer ! pleurée jusqu’à ce que la pitié elle-même soit éteinte !
Collins.



Une heure plus tard les principaux acteurs de cette terrible scène avaient disparu ; il ne restait plus que l’épouse désolée, Dudley, le ministre et Whittal Ring.

Le corps de Conanchet était toujours à la place où le sachem avait cessé de vivre, assis comme un chef dans un conseil indien. Narra-Mattah s’était glissée près de lui, et elle s’était assise avec ce désespoir muet qui accompagne si souvent les premiers moments d’une affliction accablante et inattendue. Elle ne parlait et ne pleurait pas, et ne faisait entendre aucune plainte. Son esprit semblait paralysé, mais le coup qui l’avait frappée était écrit sur tous les traits de son éloquent visage. Les couleurs ordinaires avaient abandonné ses joues, ses lèvres étaient blanches, et par moments elles tremblaient convulsivement. À de longs intervalles un soupir s’échappait de sa poitrine, comme si l’âme essayait avec effort d’abandonner sa prison terrestre. L’enfant, oublié, était couché près d’elle, et Whittal-Ring s’était placé de l’autre côté du cadavre.

Les deux planteurs, qui avaient été choisis par la colonie pour être témoins de la mort de Conanchet, contemplaient tristement ce touchant spectacle. Au moment où l’âme du condamné s’était élancée dans l’éternité, les prières du ministre avaient cessé, car il croyait que cette âme était alors soumise au jugement de Dieu. Mais il y avait sur ses traits austères plus de sensibilité et moins de sévérité exagérée qu’on n’en voyait ordinairement. Alors que l’action était accomplie, et que l’exaltation avait fait place à de tristes réflexions sur ses résultats, il y avait des moments où son esprit était fatigué par des doutes sur la justice d’un acte qu’il avait jugé naguère une exécution nécessaire et légale. L’esprit d’Ében Dudley n’était occupé d’aucune subtilité de doctrine ou de loi. Comme il y avait eu moins d’exagération dans ses vues premières sur la nécessité de cette exécution, il en contemplait avec plus d’impartialité les résultats. Des sentiments, ou pour mieux dire, des émotions d’une autre nature troublaient l’esprit résolu mais juste de l’habitant des frontières.

— Nous avons été obligés de nous soumettre à une triste nécessité, et voilà une sévère manifestation de la volonté du ciel, dit-il en contemplant le triste spectacle qui était devant ses yeux. Le père et le fils sont morts l’un et l’autre en ma présence, et tous les deux ont quitté le monde d’une manière qui prouve les voies mystérieuses de la Providence. Mais ne vois-tu pas ici, sur le visage de celle qui paraît une statue de marbre, une ressemblance avec des traits qui te sont familiers ?

— Tu fais allusion à la compagne du capitaine Content Heathcote.

— En effet, tu n’es pas, révérend ministre, depuis assez longtemps dans l’administration de Wish-ton-Wish pour te souvenir de cette dame dans sa jeunesse. Mais pour moi l’heure où le capitaine conduisit ses serviteurs dans le désert me semble une matinée de la dernière saison. J’avais alors les membres agiles et j’étais un peu léger dans mes jugements et dans mes discours. Ce fut dans cette journée que je fis connaissance avec la femme qui est maintenant la mère de mes enfants. J’ai vu bien des femmes jolies dans mon temps, mais je n’en ai jamais vu qui fût aussi agréable à l’œil que la compagne du capitaine, jusqu’à la nuit de l’incendie. Tu as souvent entendu parler de la perte qu’elle fit alors, et depuis ce moment sa beauté ressembla à la feuille d’octobre plutôt qu’elle n’eut ses charmes dans la naissance de la fertilité. Regarde le visage de cette jeune affligée, et dis s’il n’offre pas l’image d’une autre, comme l’eau réfléchit ce buisson qui s’incline sur le ruisseau. En vérité je pourrais presque croire que c’est le regard mélancolique de sa mère elle-même.

— Le chagrin a frappé un coup pesant sur cette innocente victime, dit Meek avec une grande douceur. Que la voix de la prière s’élève en sa faveur, ou…

— Écoute ! il y a quelqu’un dans la forêt, j’entends le froissement des feuilles !

— La voix de celui qui a fait la terre murmure dans les vents ; son souffle est le mouvement de la nature.

— Ce sont des êtres humains ! Mais heureusement je vois des amis, et nous n’aurons point occasion de combattre. Le cœur d’un père est aussi sûr qu’un œil est subtil et un pied agile.

Dudley appuya la crosse de son fusil contre terre, et attendit l’arrivée de ceux qui s’approchaient, ainsi que son compagnon, avec un maintien calme et décent. La troupe des planteurs qui parcourait la forêt arrivait du côté opposé de l’arbre à celui où la mort de Conanchet avait eu lieu. L’énorme tronc et les racines découvertes du pin cachaient le groupe qui était à ses pieds, mais on pouvait apercevoir facilement Meek et l’enseigne. Au moment où celui qui conduisait la troupe les reconnut, il dirigea ses pas vers eux.

— Si, comme tu le supposes, le Narragansett l’a conduite de nouveau dans la forêt, dit Soumission qui servait de guide, nous ne sommes point éloignés ici du lieu qu’il avait choisi pour refuge. C’était près de ce rocher que nous eûmes une entrevue avec le cruel Philippe, et où, grâce à la recommandation de Conanchet, ma triste et inutile existence fut épargnée ; c’est dans l’intérieur de ce bosquet qui borde le ruisseau. Le ministre du Seigneur et notre ancien ami Dudley peuvent avoir quelque chose à nous apprendre sur lui.

Soumission s’était arrêté à quelque distance de ceux qu’il venait de nommer, mais toujours du côté opposé de l’arbre. Il s’était adressé à Content, qui s’arrêta aussi pour attendre l’arrivée de Ruth, qui était un peu en arrière, appuyée sur son fils, et suivie par Foi et le médecin. Toutes ces personnes avaient pris le costume le plus favorable pour un voyage dans la forêt. Le cœur d’une mère soutenait la femme faible pendant une route pénible ; mais les pas de Ruth commençaient déjà à se ralentir avant que la troupe découvrît les traces d’êtres humains près du lieu où ils avaient rencontré les deux colons.

Malgré le profond intérêt que chacun avait ressenti dans les différents événements dont il avait été témoin, l’entrevue ne fut accompagnée d’aucun signe d’émotion ni de l’un ni de l’autre côté. Pour les colons, un voyage dans la forêt n’était point une nouveauté ; et après avoir traversé ses profondeurs, les arrivants rencontrèrent leurs amis comme on se rencontre sur un chemin plus frayé dans des pays où la disposition des routes force inévitablement les voyageurs à se croiser. La vue de Soumission lui-même à la tête de la troupe n’excita aucune remarque de surprise sur les traits impassibles de ceux qui le virent arrêter. La tranquillité mutuelle de celui qui pendant si longtemps avait dérobé sa personne à tous les regards, et de ceux qui l’avaient vu plus d’une fois dans des circonstances extraordinaires ou mystérieuses, pouvait faire supposer avec raison que le secret de sa présence dans la vallée n’avait pas été confié seulement à la famille des Heathcote. Ce soupçon devient plus probable encore, si l’on se rappelle le caractère honnête de Dudley et la profession des deux autres.

— Nous sommes à la poursuite de celle qui s’est enfuie comme un jeune faon qui cherche de nouveau l’ombrage des bois, dit Content. Nos recherches étaient incertaines, et elles auraient pu être vaines (tant de pieds ont depuis peu de jours traversé la forêt) si la Providence ne vous avait pas fait rencontrer sur notre route cet ami qui a eu l’occasion de connaître la position exacte du camp des Indiens. As-tu vu le sachem des Narragansetts, Dudley ? et où sont ceux que tu as guidés contre le rusé Philippe ? Nous savons que tu as surpris ses troupes ; mais nous ne connaissons aucun détail de cette affaire. Le Wampanoag t’a échappé ?

— L’esprit des ténèbres qui l’inspire l’a protégé dans son danger. Sans cela son sort eût été celui qu’a subi un autre qui, je le crains, valait mieux que lui.

— De qui parles-tu ? N’importe, nous cherchons notre enfant. Celle que tu as connue, et que tu as vue il y a si peu de temps, nous a déjà quittés. Nous la cherchons dans le camp de celui qui était son… Dudley, as-tu vu le sachem des Narragansetts ?

L’enseigne regarda Ruth : c’était le même regard qu’il avait déjà arrêté sur elle dans un autre temps. Meek croisa ses bras sur sa poitrine ; il semblait prier dans le secret de son cœur. Il y eut cependant une voix qui rompit le silence ; mais ses accents étaient entrecoupés et menaçants.

— Ce fut une action sanglante ! murmura l’idiot. Le menteur Mohican a frappé un grand chef par derrière. Qu’il efface avec les ongles de ses pieds l’empreinte de son moccasin sur la terre, comme un renard dans son terrier ; car il y en a un qui suivra sa piste avant qu’il puisse cacher sa tête. Nipsett sera un guerrier à la prochaine chute des neiges !

— J’entends la voix de mon frère, s’écria Foi en avançant avec précipitation. Mais elle recula aussitôt en se cachant le visage dans ses mains, et, frappée d’une affreuse surprise, elle se laissa tomber à terre.

Bien que le temps parcourut sa course avec sa rapidité ordinaire, il parut à ceux qui contemplèrent la scène qui suivit l’exclamation de Foi, que les émotions de plusieurs journées pénibles s’étaient réunies dans le court espace de quelques minutes. Nous ne nous appesantirons pas sur le moment affreux de cette horrible découverte.

Une demi-heure suffit pour instruire les nouveaux venus de ce qu’il leur était nécessaire de connaître. Nous continuerons notre narration depuis le moment où il ne leur resta plus rien à apprendre.

Le corps de Conanchet était toujours appuyé contre l’arbre. Ses yeux étaient ouverts ; et, bien que glacés par la mort, on voyait encore, au rapprochement des sourcils, à la compression des lèvres, aux gonflement des narines, cette fermeté hautaine qui l’avait soutenu dans les derniers moments de sa vie. Ses bras pendaient à ses côtés, mais une main était fermée comme si elle eût encore tenu le tomahawk qu’elle avait saisi si souvent ; l’autre avait perdu ses forces au moment où, dans un vain effort, elle avait cherché à sa ceinture la place où le couteau aurait dû être.

Ces deux mouvements avaient probablement été involontaires, car sous tout autre aspect la pose de Conanchet exprimait la dignité et le repos. Près de lui Nipsett, le guerrier imaginaire, conservait toujours sa place. On voyait sur ses traits le mécontentement et la menace à travers leur stupidité ordinaire.

Les autres personnes étaient rassemblées autour de la mère et de sa fille, qui semblait déjà frappée par la mort. On eût dit que tout autre sentiment cédait à l’effroi que causait sa situation. On avait en effet lieu de craindre qu’un coup si violent n’eût rompu subitement quelques-uns des liens mystérieux qui attachent l’âme à son enveloppe mortelle. Mais cette séparation terrible semblait plutôt devoir être produite par une apathie et une faiblesse générales que par quelque convulsion violente.

Le pouls battait encore, mais il était lourd et semblable aux mouvements irréguliers du moulin lorsque le vent cesse d’agiter ses ailes. Ses yeux étaient fixes et empreints d’une angoisse déchirante. Le visage était sans couleur, et les lèvres elles-mêmes avaient cette nuance qui ne semble point appartenir à la nature, et qu’offrent les figures de cire. Les membres étaient sans mouvement, mais de temps en temps le jeu des traits de Narra-Mattah semblait prouver qu’elle n’avait pas perdu le sentiment de son malheur, et qu’elle conservait un pénible souvenir de sa réalité.

— Ceci surpasse mon art, dit le docteur Ergot après avoir longtemps interrogé le pouls. Il y a dans la vie un mystère que les connaissances humaines n’ont pas encore découvert. Le cours du sang est quelquefois glacé d’une manière incompréhensible, et voici un cas qui confondrait les plus savants dans notre art, même dans les pays les plus civilisés. Ma destinée fut d’être souvent témoin d’une arrivée dans le monde, et j’ai peu vu mourir ; cependant je crois pouvoir prédire que cette jeune femme cessera d’exister avant que le nombre naturel de ses jours ait été rempli.

— Adressons des prières en faveur de l’âme qui ne mourra jamais, à celui qui dispose de tous les événements depuis le commencement du monde, dit Meek Wolfe en faisant signe à tous ceux qui l’entouraient de se joindre à lui pour prier.

Le ministre éleva la voix sous les arcades verdoyantes de la forêt, avec une éloquente et pieuse ardeur. Lorsque ce devoir solennel fut rempli, on donna de nouveaux soins à l’infortunée. Chacun s’aperçut avec la plus grande surprise que le sang animait de nouveau le visage de Narra-Mattah, et que ses yeux brillants exprimaient la douceur et la paix. Elle fit même signe qu’on la soulevât, afin qu’elle pût mieux voir ceux dont elle était entourée.

— Nous reconnais-tu ? demanda Ruth tremblante ; regarde tes amis, fille chérie et si longtemps pleurée ! celle qui t’implore est la même qui s’affligeait de tes douleurs d’enfance, qui se réjouissait de ton bonheur, et dont le cœur a senti si amèrement ta perte. Dans ce terrible moment, rappelle les leçons de ta jeunesse. Sans doute le Dieu qui t’a rendue à mes désirs, bien qu’il t’ait conduite par des voies mystérieuses et incompréhensibles, ne t’abandonnera pas au terme de tes jours ! Pense aux instructions que je te donnais dans ton enfance, fille de mon amour, bien que faible d’esprit et de corps ; le grain peut germer encore, quoiqu’il ait été jeté où le soleil de la promesse a été si longtemps caché.

— Ma mère ! dit une voix faible. Ce mot parvint à chaque oreille, et causa une attention générale. Le son était doux, peut-être enfantin ; mais il fut prononcé clairement et sans accent.

— Ma mère, répéta la mourante, pourquoi sommes-nous dans la forêt ? nous a-t-on dépouillés de notre demeure, que nous habitions sous les arbres ?

Ruth leva la main pour supplier que personne n’interrompît cette illusion.

— La nature a rappelé les souvenirs de sa jeunesse, murmura-t-elle à voix basse ; que son âme quitte la terre, si telle est la sainte volonté du ciel, dans cette précieuse innocence.

— Pourquoi Mark et Martha restent-ils en arrière ? continua la fille de Ruth ; tu sais, ma mère, qu’il est dangereux d’errer si loin dans les bois. Les païens peuvent être hors de leurs villes, et l’on ne sait pas les malheurs qui peuvent arriver aux imprudents.

Un gémissement s’échappa de la poitrine de Content, et la main musculeuse de Dudley s’appesantit avec force sur l’épaule de sa femme, jusqu’à ce que la douleur que Foi ressentît, sans réfléchir à ce qui la causait, tant elle était préoccupée par la scène attendrissante qu’elle avait sous les yeux, la forçât de s’éloigner.

— J’en ai dit autant à Mark, car il ne se souvient pas toujours de tes avis, ma mère ; ces enfants aiment tant à se promener ensemble ! Mais Mark est en général bien bon, ne gronde pas ; s’il s’écarte trop, ma mère, tu ne le gronderas pas !

Le jeune homme, que sa sœur venait de nommer, détourna la tête, car même dans ce moment une fierté involontaire le portait à cacher sa faiblesse.

— As-tu prié aujourd’hui, ma fille ? dit Ruth, essayant de paraître calme. Tu ne devrais pas oublier ce devoir envers le Tout-Puissant, bien que nous soyons sans demeure, au milieu des bois.

— Je vais prier maintenant, dit la jeune femme, toujours en proie à une mystérieuse illusion, et tâchant de cacher son visage dans le sein de sa mère.

Ce désir fut exaucé, et pendant l’espace d’une minute on entendit cette même voix enfantine répéter lentement et distinctement une de ces prières adaptées au premier âge de la vie. Bien que ces sons fussent faibles, chaque intonation en fut entendue jusqu’au moment où la prière touchait à son terme, alors il se fit un calme solennel. Ruth souleva sa fille, et vit sur son visage la tranquillité qui règne sur celui d’un enfant endormi. La vie se jouait sur ses traits, comme la flamme autour de la torche qui va s’éteindre. Enfin, les yeux de Narra-Mattah, doux comme ceux d’une colombe, se levèrent et s’arrêtèrent sur le visage de Ruth ; le chagrin de la mère fut adouci un instant par un sourire d’intelligence et d’amour ; puis les regards de Narra-Mattah parcoururent le cercle qui était autour d’elle, s’arrêtant sur chaque visage, et exprimant le plaisir qu’elle avait à reconnaître d’anciens amis. Lorsqu’ils se fixèrent sur Whittal Ring, ils devinrent embarrassés et indécis ; mais lorsqu’ils rencontrèrent l’œil fixe, sombre, et toujours altier du chef, ils s’arrêtèrent pour jamais. Il y eut un instant où la crainte, le doute, et quelque chose de sauvage, semblèrent combattre ses anciens souvenirs. La main de Narra-Mattah trembla, et saisit avec convulsion la robe de Ruth.

— Ma mère, ma mère ! murmura la victime de tant d’émotions diverses, un malin esprit m’obsède ; je vais prier encore.

Ruth sentit la force de cette étreinte convulsive ; elle entendit quelques paroles inintelligibles, et la voix se tut ; la main retomba. Lorsqu’on eut éloigné la mère presque inanimée du corps de son enfant, les deux époux qui avaient cessé de vivre semblèrent se regarder l’un l’autre avec une mystérieuse et céleste intelligence. Les yeux du Narragansett étaient remplis de fierté, comme au temps de sa grandeur ; on eût dit qu’ils défiaient encore leur ennemi, tandis que ceux de la jeune fille, qui pendant si longtemps avait été protégée par sa bonté, laissaient apercevoir un embarras et une timidité qui n’étaient pas dépourvus d’espérance. Un calme solennel succéda, et lorsque Meek éleva de nouveau la voix dans le désert, ce fut pour demander au maître du ciel et de la terre de donner du courage à ceux qui survivaient.


Le changement qui s’est opéré sur le continent d’Amérique pendant un siècle et demi est surprenant.

Des cités se sont élevées dans les lieux les plus déserts, et il est naturel de croire qu’une ville florissante est établie très-près de l’endroit où Conanchet reçut la mort. Mais, malgré l’activité qui a fait changer d’aspect au pays, la vallée de cette légende a éprouvé peu d’altération. Le hameau est devenu un village ; les fermes semblent mieux cultivées ; les maisons sont plus spacieuses et plus commodes ; les églises sont au nombre de trois ; les forteresses, ou tout autre symbole de la crainte qu’inspiraient les sauvages, ont depuis longtemps disparu. Mais ce lieu est toujours solitaire, peu connu, et conserve une partie de ses charmes champêtres.

Un descendant de Mark et de Martha est aujourd’hui propriétaire du domaine où ont eu lieu une partie des événements de notre simple histoire. Le bâtiment qui fut la seconde habitation de ses ancêtres est encore en partie debout, quoique des agrandissements et des améliorations en aient beaucoup changé la forme. Les vergers, qui, en 1675, étaient jeunes et en plein rapport, sont maintenant vieux et sans produit. Leurs arbres ont donné une renommée à cette variété de fruits que le sol et le climat ont depuis fait connaître aux habitants. On les conserve parce qu’on sait que des scènes effrayantes eurent lieu sous leur ombrage, et que leur existence inspire un intérêt profond.

Les ruines de la première forteresse sont encore visibles. À leur pied est la dernière demeure de la famille Heathcote, dont les membres ont vécu dans leurs environs pendant près de deux siècles. Les tombes de ceux qui moururent à une époque plus rapprochée de nous se distinguent par des tablettes de marbre ; mais plus près des ruines il y en a plusieurs à demi cachées par l’herbe, et recouvertes de la pierre grossière du pays.

Une personne qui trouvait de l’intérêt dans les souvenirs de ces jours depuis longtemps passés, eut occasion, il y a peu d’années, de visiter ce lieu. Elle voulut découvrir la naissance et la mort des générations entières par les inscriptions des monuments prétentieux de ceux qui avaient été enterrés dans le dernier siècle. Au-delà de cette époque les recherches devinrent difficiles et pénibles ; mais le zèle de cette personne ne pouvait être aisément découragé.

Sur chaque petite éminence il y avait une pierre, et sur chaque pierre une inscription à peine lisible. On supposa, par la grandeur de la seule tombe qui en était dépourvue, qu’elle contenait les restes de ceux qui périrent dans la nuit de l’incendie. Il y en avait une autre qui portait en grosses lettres le nom du Puritain ; sa mort eu lieu en 1680. Près de cette tombe était une simple pierre sur laquelle on déchiffrait avec peine le nom de Soumission. Il fut impossible de s’assurer si la date portait 1680 ou 1690. Le mystère qui avait enveloppé l’existence de cet homme ne s’éclaircit point après sa mort. Son nom véritable, sa famille, ses actions, excepté celles qui ont été racontées dans ces pages, ne furent jamais connus. Cependant il existe encore dans la famille Heathcote le registre d’un régiment de cavalerie qui, suivant la tradition, avait en des rapports avec sa destinée. Fixé sur ce document imparfait et à moitié détruit, on voit un fragment de journal qui fait allusion à la condamnation de Charles Ier[1].

Le corps de Content repose à côté de ses enfants, morts en bas âge ; il semblerait qu’il vivait encore dans les vingt-cinq premières années du dernier siècle. Il y avait un homme âgé, mort depuis peu, qui se rappelait avoir vu ce vénérable patriarche aux cheveux blancs, dont chacun respectait la vieillesse, la justice et la bonté. Il fut veuf pendant près d’un demi-siècle ; on en avait la triste certitude en contemplant la date de la pierre qui était près de sa tombe. L’inscription portait le nom de Ruth, fille de George Harding, de la colonie de la baie de Massachussets, et femme du capitaine Content Heathcote. Ruth avait cessé de vivre dans l’automne de 1675. Son cœur, dit la pierre funéraire, fut brisé dans ses affections terrestres et par de violents chagrins de famille, quoique ses espérances fussent justifiées par le Covenant et par sa confiance dans le Seigneur.

Le ministre qui officiait et qui officie sans doute encore dans la principale église du village, se nomme le révérend Meek-Lamb[2]. Bien qu’il réclame une parenté avec celui qui desservait le temple à l’époque de notre histoire, le temps et des mariages ont produit ce changement dans le nom, et heureusement quelques autres dans la manière d’interpréter les doctrines. Lorsque ce digne serviteur de l’Église sut qu’une personne née dans un autre État, et descendant de religionnaires qui avaient quitté la patrie commune pour servir le Seigneur d’une manière différente encore, avait un intérêt à connaître la destinée des premiers habitants de la vallée, il se fit un plaisir de l’aider dans ses recherches. Les habitations des Dudley et des Ring étaient nombreuses dans la ville et dans les environs. Il montra une pierre entourée de bien d’autres qui portaient ces noms, et sur laquelle on avait grossièrement tracé : — Je suis Nipsett, un Narragansett ; je serai un guerrier à la prochaine chute des neiges. — La tradition rapporte que, bien que le malheureux frère de Foi revint peu à peu aux habitudes d’une vie civilisée, il avait de fréquents souvenirs de ces plaisirs séduisants dont il avait joui dans la liberté des bois.

En parcourant ces scènes mélancoliques, le voyageur demanda au ministre quel était le lieu où Conanchet avait été enterré, et le pasteur offrit aussitôt de l’y conduire. La tombe était sur la montagne, et ne se distinguait que par une simple pierre que l’herbe avait d’abord dérobée aux yeux de l’inconnu. Elle ne portait que ces mots :


le narragansett.


— Et celle qui est à côté de lui ? demanda le voyageur. En voilà encore une que je n’avais point aperçue.

Le ministre se pencha sur l’herbe, et gratta la mousse de l’humble monument ; alors il montra une ligne gravée avec plus de soin. L’inscription portait simplement ces mots :


the wept of wish-ton-whish.
la pleurée de wish-ton-wish.



fin des puritains d’amérique.

  1. Plus curieux et surtout moins discrets que l’auteur sur ce mystérieux personnage, nous croyons n’avoir pas fait de recherches inutiles pour le faire connaître. Il existe d’abord une grande analogie entre lui et le régicide dont parle épisodiquement Bridgenorth dans Peveril du Pic, ou, s’il faut le dire, c’est le même héros auquel le Walter Scott américain a fait jouer ici un plus long rôle que n’avait fait le romancier d’Écosse.
    Les traditions américaines disent que le village de Deers-Field fut surpris par les Indiens pendant l’office divin, et réduit en cendre. Les habitants épouvantés furent ralliés par un inconnu qu’ils prirent longtemps pour un ange, et qui n’était autre que le général Golfe, un des juges de Charles Ier.
    Le général Golfe et son beau-père Whalley avaient quitté l’Angleterre quelques jours avant la restauration. Ils furent longtemps poursuivis et obligés de se cacher dans une espèce de caverne, comme Soumission.
  2. Meek-Lamb signifie doux agneau, par opposition Meek-Wolfe, doux loup.