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Les Quatre Philosophes/Le Platonicien

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Les Quatre Philosophes
Traduction par Anonyme.
(Œuvres philosophiques. Tomes 1 et 2p. 177-184).

LE PLATONICIEN.

Il y a des philosophes qui s’étonnent de ce que les hommes, participans tous à la même nature, & doués des mêmes facultés, ont des goûts & des inclinations si différentes. L’un condamne ce que l’autre approuve ; ce que celui ci évite avec soin, celui-là le recherche avec avidité. Il y en a qui trouvent encore plus surprenant que le même homme puisse, pour ainsi dire, cesser d’être le même en différens tems : qu’après la jouissance, par exemple, il rejette avec dédain les objets qui, peu auparavant, étoient le centre de tous ses vœux & de tous ses desirs. Ces incertitudes, ces irrésolutions, ces accès, si j’ose ainsi dire, loin de me surprendre, me paroissent inséparables de la conduite humaine. Comment veut-on qu’une ame raisonnable, faite, pour contempler l’Être suprême & ses œuvres, puisse être contente & tranquille, tandis qu’elle n’a d’autre ressource que les plaisirs ignobles des sens, ou qu’elle ne se repaît que de la fumée des applaudissemens vulgaires ? La Divinité est un océan de gloire & de bonheur ; nos âmes sont de petits ruisseaux, qui, malgré leurs écarts, à travers tant de routes tortueuses, cherchent continuellement à retourner à la source dont elles sont émanées, & à se perdre dans l’immensité de ses perfections. Lorsque, semblables à des digues, le vice & la folie arrêtent leur course naturelle, ces ruisseaux s’enflent, & devenus des torrens furieux, ils vont porter la terreur & la désolation dans les campagnes voisines.

C’est en vain que chacun fait l’éloge de ses penchans, de ses mœurs, & de sa façon de vivre : c’est en vain qu’il déploie la rhétorique la plus séduisante pour inspirer son goût à de crédules auditeurs. La contenance du panégyriste est démentie par son propre coeur : au milieu de ses succès & de ses bonnes fortunes, il sent le vuide & le néant de tous ces plaisirs qui ne font que le détourner du souverain bien. J’examine le voluptueux avant la jouissance : je mesure l’impétuosité de ses desirs, & je la compare à la valeur de l’objet désiré. Je vois que sa prétendue félicité ne consiste que dans ce désordre de l’esprit, qui l’enleve, pour ainsi dire, à lui même, & dérobe à ses yeux fascinés le spectacle de ses crimes & de sa misere. Je l’observe un moment après. Il n’a point trouvé le plaisir pour lequel il se passionnoit ; mais il a retrouvé au double le sentiment de ses fautes & de ses malheurs : son ame est tourmentée par la crainte & les remords : son corps languit abattu par la satiété & le dégoût.

Mais un personnage plus grave, ou de moins un personnage plus hautain, vient braver fièrement ma censure : paré du titre de philosophe & de moraliste, il se soumet à toute la rigueur de mon examen. Il veut arracher mon suffrage, & ne cache pas si bien l’impatience de l’obtenir, qu’elle ne perce à travers sa fausse modestie. Déjà il s’offense qu’à la vue de tant de vertus, je n’aie pas d’abord poussé un cri d’admiration. Son empressement me le rend plus suspect : je me mets en devoir de peser les motifs de ses prétendues belles qualités. Mais il ne m’en laisse pas le tems, il a disparu : je l’apperçois de loin qui, monté sur des tréteaux, harangue la populace, à qui il en impose par un pompeux verbiage.

O philosophe ! la vertu est stérile, & ta sagesse n’est que vanité. Tu cours après les stupides applaudissemens des hommes. Tu ne recherches, nis le solide témoignage de ta conscience, ni l’approbation, infiniment plus solide encore, de cet Être qui d’un seul de ses regards pénétre tous les abîmes de l’univers ! Pourrois-tu ne point sentir combien ta probité est chimérique ? Tu te glorifies des beaux noms de citoyen, de fils, & d’ami ; & tu méconnois le plus puissant des maîtres, le meilleur des pères, le plus grand des bienfaiteurs ! Où est l’adoration due à ces perfections infinies, d’où découlent tous les vrais biens ? Où est la reconnoissance envers le créateur, qui t’a tiré de la nuit du néant pour te faire contracter de si douces relations avec tes semblables ? S’il exige que tu remplisses les devoirs que ces relations t’imposent, il te défend sur-tout d’oublier ce que tu dois à lui-même, à lui qui est l’Être tout parfait, à lui qui n’a pas dédaigné de s’unir avec roi par les liaisons les plus étroites.

Mais tu es toi-même ta propre idole, tu n’encenses qu’à tes perfections imaginaires ; ou plutôt, sentant les imperfections réelles, tu ne cherches qu’à tromper le monde, & à flatter ton orgueil, en te faisant un nombreux cortège d’ignorans admirateurs. Il ne te suffit donc pas de négliger ce qu’il y a de plus excellent dans l’univers ; tu veux mettre à sa place ce qu’il y a de plus vil & de plus méprisable.

Considere tous les ouvrages des hommes, toutes ces productions de l’esprit humain, dont tu te piques si fort de juger en homme de goût & en connoisseur. Tu verras que tout ce qu’il y a de plus parfait en chaque genre, est toujours produit par celui qui est doué de la plus parfaite intelligence. C’est donc l’intelligence seule que nous admirons, lorsque nous nous récrions sur les gracieux contours d’une statue bien proportionnée, ou sur la riante symmétrie d’un superbe édifice. Le statuaire & l’architecte sont toujours présens à notre esprit, lorsque nous réfléchissons sur l’excellence de cet art, qui d’une matiere informe a su tirer des expressions si naturelles & de si belles proportions. Quand tu m’invites à contempler, dans ta personne, l’harmonie des penchans, l’élévation des sentimens, & tous les charmes de ton esprit ; ne reconnois tu pas toi-même que le beau intellectuel est supérieur à tous les autres genres de beau ? Mais pourquoi t’arrêtes-tu ? Ne vois tu rien au-delà qui puisse mériter ton estime ? Pendant que tu prodigues tes applaudissemens à l’ordre & à la beauté, tu ignores où se trouve l’ordre le plus parfait, la beauté la plus consommée. Compare l’art avec la nature qu’il imite : plus ses ouvrages approchent du naturel, plus ils sont estimés ; mais ces deux choses demeureront toujours séparées par un intervalle immense. L’art ne peut copier que la surface de la nature : les ressorts, & les principes internes lui échappent : il ne sauroit les imiter ; ils surpassent ses forces, aussi-bien que sa compréhension. L’art se borne à l’imitation des petits ouvrages de la nature ; il ne peut jamais atteindre cette grandeur, & cette magnificence qui brillent dans les chefs-d’œuvres de son modèle. Serions-nous donc assez aveugles pour ne voir ni intelligence, ni dessein dans l’étonnante structure de l’univers ? Serions-nous assez insensibles pour ne point être saisis d’un mouvement de respect & de vénération, à la seule idée de cet Être qui joint à la plus sublime intelligence la plus haute sagesse, & la plus grande bonté ?

La béatitude, pour devenir la plus parfaite, doit certainement résulter de la contemplation des choses les plus parfaites ; mais qu’y a-t-il de plus parfait que la beauté & la vertu ? Qu’y a-t-il de plus beau que l’univers ? Et qu’elle vertu est comparable à la bonté & à la justice de l’être suprême ? Si quelque chose est capable de diminuer le plaisir que cause cette vue ; ce doit être, ou notre étroite capacité, qui nous déguise une grande partie de ces perfections, ou la briéveté de notre vie, qui ne nous laisse pas le tems nécessaire pour acquérir des connoissances suffisantes. Mais quelle consolation de pouvoir se dire ! Si je fais un digne usage des facultés dont je suis orné, ces mêmes facultés, annoblies & perfectionnées dans une autre vie, me mettront en état de rendre un hommage plus pur à mon Créateur : cet hommage, pour lequel toutes les révolutions successives du tems ne suffisent pas, sera mon occupation pendant l’éternité.