Aller au contenu

Les Récentes fouilles d’Alésia

La bibliothèque libre.
Les Récentes fouilles d’Alésia
Revue des Deux Mondes7e période, tome 6 (p. 358-379).
LES
RÉCENTES FOUILLES D’ALESIA

Le voyageur qui se rend en chemin de fer de Paris à Dijon, à peine dépassée la station des Laumes, aperçoit à sa droite une série de collines verdoyantes, aux croupes mollement arrondies, qui ferment l’horizon. La plus voisine de la ligne ferrée se termine par un éperon dominant la plaine ; à la pointe, une haute statue se détache nettement sur le ciel. La statue est celle de Vercingétorix ; la colline, le mont Auxois, avec le village d’Alise-Sainte-Reine, autrefois Alesia, Auxois, Alise, Alesia, c’est tout un ; le nom antique s’est conservé dans celui de ta hauteur et du bourg moderne. C’est là que se passa l’événement le plus pathétique et le plus considérable de la lutte des Gaulois et de Jules César, là que sombra dans la défaite la liberté nationale.

A vrai dire, l’affirmation a trouvé des contradicteurs. Sept villes de la Grèce réclamaient l’honneur d’avoir donné le jour à Homère ; autant au moins de villes de France se sont disputé celui d’avoir succédé à l’Alesia de Vercingétorix. Jusqu’au milieu du siècle dernier, la question ne se posait pas sérieusement ; Alise ne connaissait pas de concurrents. Mais à ce moment l’attention fut appelée sur le problème par des travaux d’érudits en quête de vérité sensationnelle ; l’amour-propre de clocher s’en mêla et aussi un peu la politique : l’empereur Napoléon III ne s’avisait-il pas d’écrire une Vie de Jules César et de faire étudier par des commissions officielles la topographie de ses campagnes ? Il ne déplaisait pas à quelques-uns de se mettre en opposition avec le souverain sur un terrain exempt de dangers. Bref, alors et même depuis, ce qui peut sembler plus étonnant, on vit mettre en avant les noms d’Alais, dans le Gard, d’Aluze, entre Autun et Chalon-sur-Saône, d’Auxonne, de Luxeuil, de Novalèse en Savoie, même d’Izer-nore, dans l’Ain. La controverse la plus ardente se livra au profit d’Alaise-les-Salins, à 15 kilomètres de Besançon. La cause trouva des défenseurs même auprès de savants comme Quicherat. Ce sont là aujourd’hui, malgré quelques retours offensifs de récalcitrants, des discussions sans intérêt. L’étude du texte des Commentaires de César et la confrontation tics renseignements qu’ils contiennent avec l’aspect actuel des lieux, surtout les fouilles poursuivies, sur l’ordre de l’Empereur, entre 1862 et 1865, par un officier de haute valeur, Stoffel, ne peuvent laisser aucun doute à un esprit libre de toute idée préconçue : on a constaté, dans la plaine des Laumes et sur les pentes des collines qui entourent le plateau du mont Auxois, la présence des tranchées creusées par l’armée romaine assiégeante ; on a recueilli sur certains points, là où s’étaient livrés les plus rudes combats, des armes et des ossements, d’hommes et de chevaux en abondance. Le procès est jugé et bien jugé. C’est sur ce plateau que Vercingétorix se réfugia avec son armée pour opposer un dernier effort à son terrible adversaire.

Il venait de subir, aux environs de Dijon, une très grave défaite. Sa cavalerie, forte de 15 000 chevaux, dont il avait le droit d’escompter la valeur, s’était laissé mettre en fuite et décimer par la cavalerie germaine de César ; trois de ses généraux étaient prisonniers. Il ne pouvait plus, à la tête de son infanterie, attendre en rase campagne l’attaque des légions romaines ; Alesia s’offrait à lui ; il crut sage de s’y réfugier, afin de reprendre haleine et d’arrêter l’avance ennemie.

La position était exceptionnellement forte. Des rivières sinueuses, la Brenne, l’Oze et l’Ozerain, entourent de trois côtés le plateau, long de plus de deux kilomètres et large de la moitié. Au Nord et au Sud, ses lianes, taillés à peu près à pic, dominent les vallées ; à l’Ouest, là où s’élève actuellement la statue de Vercingétorix, la pente, très raide, se prête malaisément à l’escalade ; à l’Est, au point dit aujourd’hui « la Croix Saint-Charles, » le terrain est un peu moins difficile ; mais il suffisait d’y élever une muraille, précédée d’un fossé, pour rendre la position imprenable d’assaut. Bien de plus sage que de se retrancher dans cette forteresse naturelle, en attendant les événements ; les vivres amassés dans l’enceinte suffisaient à nourrir les soldats durant quelques semaines ; d’ici là les dieux décideraient. Car Alesia passait aussi pour un lieu saint ; on y adorait des divinités locales, que la défaite n’exila pas de leurs sanctuaires, puisqu’elles les habitaient encore à l’époque romaine. Se placer sous leur protection était les intéresser aux destinées de la Gaule menacée et appeler la religion au secours de la patrie en danger.

Mais César n’entendait abandonner la partie ni aux hommes ni aux dieux : il voulait pousser à bout sa victoire. Son ennemi venait de s’engager lui-même dans une impasse ; il fallait à tout prix l’empêcher d’en sortir. L’armée romaine, la pelle et la pioche en mains, se mit à l’œuvre pour établir autour de la place assiégée un cercle immense de camps, de redoutes et de travaux fortifiés, dirigés à la fois contre les Gaulois de Vercingétorix et contre ceux qui, appelés à son secours, pourraient essayer de percer par derrière les lignes des assiégeants. César lui-même nous a décrit ces gigantesques travaux qui font songer, par certains traits, aux méthodes employées durant la dernière guerre. Afin de ménager ses troupes et pour leur permettre de faire tête à l’ennemi avec un moindre nombre d’hommes, il fit creuser, en avant des lignes régulières de défense, « des fossés continus profonds de cinq pieds ; on y plantait des troncs d’arbres, ou de très fortes branches dont l’extrémité, dépouillée de son écorce, avait été aiguisée ; ils étaient solidement assujettis par le pied, pour qu’on ne pût pas le soulever et ne faisaient saillie que par leur branchage ; il y en avait cinq rangées, reliées ensemble et entrelacées ; les combattants qui s’y engageaient se perçaient eux-mêmes de leurs pointes aiguës. On les appelait cippes. C’étaient les réseaux de fers barbelés de l’époque.

« Par devant on creusa en quinconce des rangées obliques de trous profonds de trois pieds, dont le bas était un peu plus étroit que le haut. Là on enfonçait des pieux lisses de la grosseur de la cuisse, épointés et brûlés par le bout ; ils ne dépassaient le sol que de quatre doigts. Pour les rendre solides et stables, on comblait le fond des trous, sur une hauteur d’un pied, de terre qu’on foulait ; le reste était rempli de branchages et de broussailles qui cachaient le piège ; on en disposait huit rangs, distants de trois pieds ; on les nommait lis, à cause de leur ressemblance avec le calice de ces fleurs. En avant encore, on semait de tous côtés et auprès l’un de l’autre, des pieux longs d’un pied, garnis d’un crochet de fer, entièrement enfoncés en terre ; on leur donnait le nom d’aiguillons. » Les fouilles de Stoffel ont montré la parfaite exactitude de tous ces détails. Il a retrouvé des traces et même des restes de ces diverses défenses ; il a pu suivre la ligne des fossés creusés dans un sol dur et comblés depuis par des terres de remblai ou d’alluvion, d’un aspect et d’une couleur tout différents ; il a retrouvé en place quelques-uns de ces aiguillons de fer et de ces pals de bois ; il les a rapportés au musée de Saint-Germain, où ils sont exposés ; il a fait exécuter, pour le même Musée, de petits modèles en relief, permettant de saisir sur le vif ces procédés de guerre singulièrement perfectionnés. L’image en a été reproduite souvent dans les histoires romaines ou même dans les éditions classiques des Commentaires de César.

Quant à la muraille qui formait la double ligne enveloppant la place, elle était « faite ou armée de terre, de fer, de bois et d’osier, dit M. Jullian, s’allongeant sur quatre lieues de tour, étendue sur toute la plaine, franchissant les rivières, escaladant les coteaux, suivant le rebord des plateaux, surplombant les roches escarpées, redescendant et remontant quatre fois, dominant les crêtes des monts de Bussy et de Flavigny, à cheval sur la croupe du mont Pévenel, en contre-bas du mont Réa et étreignant la montagne d’Alesia d’une ceinture continue. On avait bâti a Vercingétorix une prison digne de lui. »

Car c’était bien une prison, dont il ne devait point forcer les portes. En vain une armée de secours tenta-t-elle de le débloquer. Après plusieurs essais infructueux, qui firent couler des flots de sang gaulois et romain, voyant les vivres à peu près épuisés, le courage de ses soldats abattu, leur énergie brisée, il comprit qu’il devait renoncer à la lutte sainte et se sacrifier pour sauvegarder les siens, si le vainqueur y consentait. Il convoqua les chefs en un dernier conseil, et tous, d’un commun accord, décidèrent de capituler. César exigea une reddition avec armes et bagages. Il n’y avait plus à discuter, mais à se soumettre.

La scène, telle que nous l’ont contée les auteurs anciens autres que César lui-même, ne manque pas de grandeur. Le vainqueur prit place, en avant du camp, sans doute sur la pente de la montagne de Flavigny ; il siégeait sur une estrade élevée, entouré des aigles des légions et des enseignes des cohortes ; c’est ainsi que nous voyons figurés sur les arcs de triomphe de l’époque impériale ou sur la colonne Trajane les empereurs et les généraux. « Vercingétorix sortit le premier des portes de la ville, a écrit M. Jullian, seul et à cheval. Aucun héraut ne précéda et n’annonça sa venue. Il descendit les sentiers de la montagne et il apparut à l’improviste devant César. Il montait un cheval de bataille, harnaché comme pour une fête. Il portait ses plus belles armes ; les phalères d’or brillaient sur sa poitrine. Il redressait sa haute taille et il s’approchait avec la fière attitude d’un vainqueur qui va vers le triomphe. Les Romains qui entouraient César eurent un moment de stupeur et presque de crainte quand ils virent chevaucher vers eux l’homme qui les avait si souvent forcés à trembler pour leur vie. L’air farouche, la stature superbe, le corps étincelant d’or, d’argent et d’émail, il dut paraître plus grand qu’un être humain, auguste comme un héros : tel se montra Decius lorsque, se dévouant aux dieux pour sauver ses légions, il s’était précipité à cheval au travers des rangs ennemis.

« C’était bien, en effet, un acte de dévotion religieuse, de dévouement sacré, qu’accomplissait Vercingétorix. Il s’offrit à César et aux dieux suivant le rite mystérieux des expiations volontaires.

« Il arrivait paré comme une hostie. Il fit à cheval le tour du tribunal, traçant rapidement autour de César un cercle continu, ainsi qu’une victime qu’on promène et présente le long d’une enceinte sacrée. Puis il s’arrêta devant le proconsul, sauta à bas de son cheval, arracha ses armes et ses phalères, les jeta aux pieds du vainqueur : venu dans l’appareil du soldat, il se dépouillait d’un geste symbolique pour se transformer en vaincu et se montrer en captif. Enfin il s’avança, s’agenouilla et, sans prononcer une parole, tendit les deux mains en avant vers César, dans le mouvement de l’homme qui supplie une divinité.

« Les Romains se sentirent émus et le dernier instant que Vercingétorix demeura libre sous le ciel de son pays lui valut une victoire morale d’une rare grandeur. »

En fut-il véritablement ainsi ? La scène est digne du héros, la noblesse des gestes répond à l’idéal que s’est créé notre fierté nationale. César, dans ses Commentaires, se contente d’écrire :

« César prend place devant le camp ; c’est là qu’on lui amène les chefs. Vercingétorix fait sa soumission et jette ses armes. » Voilà qui est moins théâtral. On aimerait à croire que les historiens postérieurs, Plutarque et Dion Cassius, n’ont pas embell1 l’histoire vraie. De toute façon, le drame reste poignant. C’en était fait de la Gaule indépendante.


* * *

Que devint alors la ville ? Quelle était, d’autre part, son importance au moment où Vercingétorix vint s’y réfugier ? Les auteurs anciens sont muets ; des fouilles seules sur le site lui-même pouvaient nous renseigner.

Dès le XVIIIe siècle, et surtout dans la première partie du XIXe, on avait eu l’idée de faire quelques recherches sur le plateau qui domine Alise-Sainte-Reine ; de ci, de là, soit par le fait du hasard, soit par des sondages voulus, on avait découvert des pans de mur ensevelis sous la végétation, des fragments sculptés ou ornementés, de menus objets, des inscriptions même, dont la plus curieuse, conçue en langue celtique, nous offre le nom Alisiia. Puis vinrent les fouilles de Stoffel et de la Commission de la Topographie des Gaules ; il en a déjà été parlé ; encore ces explorations ont-elles surtout porté sur les alentours de la ville même. Enfin, il y a une quinzaine d’années, on entreprit des travaux méthodiques sur l’emplacement de la cité elle-même. À ces études resteront attachés le nom de la Société des Sciences de Semur, qui en a pris l’initiative, de M. le commandant Espérandieu, le premier directeur des chantiers, et celui de M. Jules Toulain, qui s’est donné de tout cœur à cette œuvre d’érudition et de patriotisme. Au cours de neuf campagnes consécutives, de 1906 à 1914, on mit au jour des restes de l’époque gauloise, de l’époque romaine impériale et même du début du Moyen-âge.

Tout cela nous renseigne à peu près sur l’existence ininterrompue de la petite ville depuis des temps relativement très reculés jusqu’au jour où les invasions germaniques amenèrent son déclin, puis sa ruine et l’exode des habitants du plateau vers la pente occidentale de la colline.

Ces champs de pierre, restes bien misérables du passé, entretenus avec soin avant 1914, un peu négligés depuis, et qu’il suffira d’un petit effort pour remettre en valeur, méritent bien une visite du voyageur ou du touriste curieux des choses de jadis et des grands épisodes de notre histoire. Assurément, il ne faut pas s’attendre à ressentir devant les restes d’Alesia ce mélange d’étonnement admiratif et de satisfaction artistique qui nous attend en présence des grandes ruines romaines du Midi de la France ou de l’Afrique. Point de théâtre aux fortes murailles comme à Orange, point de masse de pierres imposante, colorée par l’ardeur séculaire du soleil comme aux amphithéâtres d’Arles et de Nîmes, point de fières arcades superposées comme au pont du Gard, point de temples aux proportions harmonieuses comme la Maison Carrée, point de rues bordées de colonnades comme à Timgad, ou de marchés avec ses boutiques comme à Djemila, ou de puissants remparts comme à Tébessa, mais seulement des murs en humbles matériaux, rasés au niveau du sol et traçant dans l’herbe verte les contours des édifices d’autrefois. L’émotion ici ne vient pas de la majesté du spectacle, elle sort du sol lui-même ; les souvenirs attachés à ce plateau, suffisent à lui donner une singulière éloquence. Et puis l’endroit est si joli, le paysage si doux, si tempéré ! Du côté de l’Est, au-dessous de pentes fertiles et ombragées, c’est la belle plaine des Laumes dont des constructions utilitaires, tout récemment élevées par la Compagnie du chemin de fer P.-L.-M. déparent malheureusement la surface verdoyante ; au Nord et au Sud, les deux gaies vallées de l’Oze et de l’Ozerain avec leurs prairies et la ligne flexible des arbres qui dessine le cours des rivières ; d’une part, la montagne de Flavigny aux croupes boisées, de l’autre, le vallon accidenté du Rabutin, où se cache le château historique de Bussy ; plus loin, dans tous les sens, des coteaux enveloppés de brume et de fraîcheur. Ici la nature est souriante et reposée ; quel contraste entre le calme de ce site charmant et la violence des événements dont il fut le théâtre !


* * *

Parmi toutes les découvertes de la Société de Semur, les plus intéressantes peut-être sont celles qui nous ramènent à l’époque de l’indépendance gauloise. Nous savions mal comment vivaient nos lointains aïeux à l’âge historique ; nous voici maintenant un peu moins ignorants. Sur plusieurs points du plateau, il a été retrouvé, groupées, de petites fosses, les unes circulaires, la plupart rectangulaires, taillées plus ou moins profondément dans le roc, à la façon d’une cave. Les dimensions ne sont pas toujours les mêmes ; la longueur des côtés varie entre deux et quatre mètres, la profondeur peut atteindre deux mètres. Pour y descendre, on avait aménagé, le long d’une des parois, des escaliers de quelques marches, taillés eux aussi dans le roc. Assez souvent le tracé de ces chambres souterraines a été régularisé par des murs en petites pierres qui corrigent les défauts du rocher ; parfois aussi le fond est recouvert d’une sorte de pavement et d’une couche de terre battue. Au centre de l’excavation, de larges taches rougeâtres, très visibles encore aujourd’hui, indiquent la présence d’anciens foyers ; si elles font défaut à cette place, on en constate de semblables, sur le sol supérieur, aux alentours.

Toutes ces particularités ont été notées ailleurs, dans l’Italie du Nord, par exemple, dans le Latium, en Etrurie. Ces fosses souterraines avec traces de foyer central ont reçu, dans le langage archéologique, le nom de « fonds de cabanes ; » on y voit la partie inférieure de huttes, dont les plus anciennes remontent jusqu’à l’époque néolithique, mais dont la tradition s’est continuée longtemps après. Les cavités constatées à Alise sont de même nature. Leur peu de profondeur ne permet pas qu’on les regarde comme ayant constitué l’habitation tout entière ; elles n’en formaient que la base. Au-dessus, appuyée sur le sol environnant et recouvrant peut-être un espace un peu plus vaste, à la façon d’une tente, s’élevait la hutte, faite de roseaux et de branchages noyés dans un mortier d’argile ; les fouilles ont rendu un grand nombre de débris de ces revêtements. La toiture était percée de lucarnes, par où arrivait la lumière et l’air extérieur, par où s’échappait la fumée du foyer.

A côté de ces fonds de cabanes, dans leur voisinage immédiat, on remarque parfois d’autres excavations, moins larges, moins profondes, de forme cylindrique ou en tronc de cône, sans traces de foyer, sans escaliers ; c’étaient, a-t-on dit, des annexes des habitations, des magasins à provision ou des fosses où pouvaient être déposés provisoirement les déchets de la vie quotidienne.

Enfin, dans le sol du plateau, s’ouvrent de très nombreux puits, dont quelques-uns, pour le moins, datent de l’époque gauloise, puisqu’ils ont été aveuglés ultérieurement sous le pavement de caves romaines. Les deux sources principales du plateau jaillissant aux deux extrémités, à l’Est et à l’Ouest, il fallait bien à ceux qui en occupaient le centre un moyen de s’alimenter sur place pour faire face aux nécessités journalières.

Cette cité de huttes possédait assurément des ruelles et des rues ; il est inutile de dire qu’il n’en a pas été trouvé la trace, sauf celle d’une grande voie, qui traversait sans doute le plateau dans toute sa longueur ; elle est faite d’une bande de rocher grossièrement aplani, large d’environ cinq mètres ; les sillons creusés par les roues des chariots s’y distinguent nettement ; elle réunissait les deux portes principales ménagées dans la muraille d’enceinte.

De cette muraille même on a reconnu quelques restes aux deux bouts du champ des ruines, d’une part auprès de la statue de Vercingétorix, où elle a été en partie démolie lors de l’érection du monument, et du côté opposé, au quartier dit « La Croix Saint-Charles. » Et c’est bien en présence d’une muraille gauloise qu’on se trouve. César nous a nettement expliqué comment les Gaulois construisaient les murs de leurs villes ; ils disposaient alternativement des lits de poutres et des lits de pierres, « procédé, dit-il, qui n’a rien de désagréable à l’œil et qui, de plus, est très avantageux pour la défense et la sûreté de la place, les pierres garantissant le mur du feu et le bois du bélier ; car on ne peut ni renverser ni même entamer un enchaînement de poutres de quarante pieds de long, la plupart reliées entre elles dans l’intérieur. » Or le mur découvert à la Croix Saint-Charles était bâti suivant cette méthode : les fouilleurs ont ramassé un certain nombre de grands clous, tombés au pied de la muraille, qui supposent naturellement la présence de poutres où ils étaient enfoncés ; de plus, les assises de pierres présentaient entre elles des vides que remplissaient jadis des poutres aujourd’hui pourries.

Ce qui reste de l’Alesia pré-romaine nous la montre donc très différente des cités qui existaient en Grèce ou dans le monde romain, beaucoup plus primitive. C’est bien de la sorte que M. Jullian se figure et nous dépeint les villes gauloises. Elles devaient ressembler, dit-il, aux grandes cités de l’Afrique centrale où, derrière les levées ou les palissades de l’enceinte, solitudes et terrains vagues alternent avec des entassements de cabanes, où l’on trouve tour à tour les aires blanches des lieux de foire, les cimetières, des venelles que bordent les ateliers des artisans, des granges et des greniers et les toits des chefs. Sans trop demander à son imagination, le visiteur des ruines d’Alesia pourra sa représenter ainsi l’aspect des lieux au moment où Vercingétorix vint y chercher un asile contre l’adversité.


* * *

L’héroïque défenseur de la place vaincu et fait prisonnier avec son armée, deux partis s’offraient à César : ruiner la petite ville de fond en comble et changer son emplacement, suivant la mode romaine, en un désert voué à la malédiction des hommes et des dieux, ou l’abandonner à sa destinée. Le politique éclairé qui releva Carthage et Corinthe et sut infuser une vie nouvelle à ces anciennes rivales de Rome, anéanties par ses prédécesseurs, ne pouvait guère hésiter ; d’autant plus que la destruction d’Alesia n’aurait servi de rien. Il la laissa donc subsister ; et peu à peu, sous l’influence des germes féconds que l’énergie romaine apportait partout avec elle, elle se transforma en une de ces mille bourgades dont l’Empire était parsemé. On sait qu’elles aimaient à se parer de monuments publics et privés, toujours les mêmes : une grande place qu’elles appelaient forum, centre de l’administration et de la vie municipale, un théâtre, des halles de commerce et de justice, ou, comme on les appelait alors, des basiliques ; elles entretenaient jalousement des temples en l’honneur de leurs anciens dieux ou des divinités nouvelles que leurs maîtres avaient introduites ; elles étaient fières de reproduire ainsi en petit, quelques-unes en tout petit, l’aspect de la glorieuse métropole, objet de leur admiration et de leur envie.

Alesia n’agit point autrement. La plupart des édifices qui la décoraient ont été, je ne dis pas retrouvés au cours des fouilles, — ce serait exagéré, — mais reconnus ; car Alesia n’a jamais été qu’une assez humble commune et ses monuments, conçus et bâtis modestement, n’étaient pas de taille à résister au double effort du temps et des hommes. Il faut nous contenter du peu qui en subsiste et demander à ces débris du passé ce qu’ils peuvent nous apprendre.

Au centre du plateau s’étend un vaste espace où les sondages n’ont révélé aucune trace de construction ; des rues assez larges, dont le pavé a été mis à nu par places, le longeaient ou le coupaient. On y a vu, avec quelque vraisemblance, le forum de la cité. Pour pouvoir l’affirmer, il faudrait que le déblaiement fût moins incomplet et les constatations plus positives. Admettons pourtant qu’il en soit ainsi et examinons les vestiges d’édifices qui avoisinent la place.

Voici d’abord le théâtre, reconnaissable à la ligne demi-circulaire de ses fondations, entièrement construit en petit appareil régulier ; l’hémicycle mesurait environ 80 mètres. Les gradins, aujourd’hui disparus, s’adossaient à une légère ondulation de terrain, de six à sept mètres de hauteur. Comme ailleurs, un long mur droit formait le fond de la scène et reliait les deux extrémités de la courbe. Ce devait être un édifice assez vaste, capable de donner place à un grand nombre de spectateurs, gens de la ville et campagnards des environs ; il peut, pour les dimensions, soutenir la comparaison avec les théâtres antiques de grandes villes ; les théâtres d’Orange et d’Arles mesurent à peine 25 mètres de diamètre de plus ; celui de Pompéi compte 12 mètres de moins et celui de Timgad lui est inférieur de 20 mètres ; or on estime que ce dernier pouvait contenir au moins 2 500 places. Mais le déblaiement d’un théâtre antique, sorte d’immense entonnoir où les terres et les gravats sont venus s’accumuler, nécessite un travail extrêmement dispendieux ; la Société de Semur s’est contentée de reconnaître l’emplacement et les lignes générales de l’édifice.

Elle a, au contraire, mis entièrement à nu, à l’Est, les fondations d’un petit temple élevé au milieu d’une cour, qu’entouraient des colonnades. Les murs de la chapelle même, d’ailleurs rebâtis après destruction partielle, ont laissé sur le sol le tracé du rectangle qu’ils dessinaient ; et, détail plus caractéristique encore, le massif de maçonnerie qui supportait l’autel aux sacrifices, en avant de l’escalier d’accès, est encore en place jusqu’à une certaine hauteur. Temple purement romain de plan, consacré à une divinité dont rien ne nous révèle le nom.

Devant la cour sacrée et lui servant, pour ainsi dire, d’entrée, se développait perpendiculairement un édifice allongé, remanié, lui aussi, par deux fois ; chaque extrémité latérale se terminait en demi-cercle, en abside ; une troisième abside, opposée à l’entrée, occupait le côté Ouest, tandis que la façade donnait sur ce qu’on croit être le forum. Les murs disparaissaient jadis sous des placages de marbre, dont quelques-uns présentaient des lettres ; par malheur, il n’est pas possible de les rapprocher pour en faire un tout et de reconstituer par-là des inscriptions compréhensibles ; elles nous auraient éclairé sur la nature et la date de la construction. Il y a les plus grandes probabilités pour que ce soit une basilique civile.

On a noté, remarque intéressante, que cet ensemble rappelle dans ses dispositions générales le forum de Trajan à Rome ; là aussi une basilique à trois absides s’étend en travers devant une place et donne entrée dans la cour d’un sanctuaire, le temple de Trajan divinisé. Est-ce un effet du hasard, est-ce une imitation voulue, la copie simplifiée par un architecte provincial, pour sa petite patrie, d’un plan devenu célèbre ?

De l’autre côté de la place, il semble, autant qu’on peut en juger dans l’extrême confusion des ruines, qu’il ait existé un de ces établissements de bains qui ne faisaient défaut dans aucune ville, même minime, et auxquels les Romains donnaient le nom de Thermes.

Un dernier monument complète la série ; c’est le plus habilement déblayé, le plus flatteur à l’œil. La cour, large d’une vingtaine de mètres, possédait des galeries couvertes que soutenaient des piliers quadrangulaires ; on les a redressés à leur place antique et couronnés de leurs chapiteaux retrouvés à terre. Au fond s’élevait une construction de trois salles, deux au niveau de la cour, la troisième en manière de crypte, dans le sous-sol. Dans les salles supérieures, les murs étaient revêtus de peintures décoratives ; l’une d’elles adhère encore à la muraille, très effacée. La crypte, remplie de terre et de débris tombés de la partie supérieure, contenait un vase de cuivre, offert jadis en ex-voto. Sur le col se lit une inscription latine : « À Ucuetis et à Bergusia, Remus fils de Primus a fait cette offrande. » Il est donc très probable que l’édifice était une chapelle consacrée à ces divinités. Le plan n’est point celui des temples gréco-romains ; mais il s’apparente à ceux d’autres sanctuaires gaulois, celui de Berthouville, dans l’Eure, ou celui du mont de Cène, près de Santenay, dans la Côte d’Or ; là comme ailleurs aussi, la crypte servait à abriter le trésor et les principaux objets de culte. Qui était Ucuetis, qui Bergusia ? Un couple de ces divinités locales si nombreuses dans toutes les parties de la Gaule, dont nous ne connaissons ni la nature, ni la physionomie, et dont le nom seul est parvenu jusqu’à nous par hasard, gravé sur l’offrande de quelque dévot.

Tel est aussi le cas d’un autre dieu, adoré également à Alise, aux portes mêmes de la ville, du côté de l’Est. Lui se nommait Moritasgus et les Gallo-romains l’avaient assimilé à Apollon, non pas l’Apollon, astre du jour, qui parcourt le ciel sur son char étincelant, ni le protecteur des arts, qui siège au milieu des Muses, mais le dieu guérisseur, rival d’Esculape.

A Rome même et dans toutes les parties du monde ancien, de toute antiquité, le culte des sources a été connu et pratiqué ; il suffit de rappeler le nom de la fontaine de Juturne, au pied du Palatin, célèbre par ses cures, de celle de Picus, au bas de l’Aventin, où le roi Numa allait, suivant la légende, demander les secrets qui lui permettaient de conjurer les effets de la foudre, de la fontaine des Camènes où il se rencontrait avec la nymphe Egérie. Mais, en Gaule, ce culte était peut-être plus répandu que partout ailleurs. Nimes avait sa fontaine, séjour du dieu Nemausus, Bordeaux la source de Divona, chantée par Ausone ; aux piscines de Bourbonne-les-Bains, comme à celles’ d’Aquæ Sextiæ présidait le dieu Bormo ou Borvo, dont le nom vient d’être lu, à Aix-en-Provence, sur un autel à lui consacré ; les sources de la Seine étaient placées sous la garde de la déesse Sequana. Moritasgus personnifiait le génie de l’eau bienfaisante qui jaillit sur la pente orientale du mont Auxois. Là on avait élevé en son honneur un temple entouré d’annexés, où l’âme des fidèles trouvait un réconfort et leur corps les avantages d’une cure thermale. L’édifice principal, un sanctuaire, occupait le milieu d’une cour entourée de colonnades ; en avant existait une piscine pavée de mosaïques. Puis venaient plusieurs salles dont l’une, bâtie sur une chambre de chauffe, décèle l’existence de bains chauds ; aux environs, d’autres piscines, d’autres sanctuaires, l’un sur plan rectangulaire, l’autre sur plan octogonal, avec des bassins. Dans toutes ces constructions comme dans le temple lui-même, les fouilleurs ont recueilli des offrandes, preuves de la sainteté et de la célébrité du lieu : des mains et des pieds votifs, des têtes, des seins en pierre, surtout un grand nombre de petites lamelles de bronze où sont dessinés au pointillé deux yeux, juxtaposés comme sur un visage. La source devait donc être considérée comme particulièrement salutaire pour la guérison des ophthalmies. Tous ces produits de la piété naïve des dévots sont exposés dans le petit musée que la Société de Semur a ouvert à l’entrée du village d’Alise ; on y verra aussi une cuisse de pierre qui porte l’inscription : « A Apollon Moritasgus Catianus, fils d’Oxtaius, » témoignage précieux de la nature du dieu adoré et des services que le public attendait de son intervention. Toutes ces trouvailles, comme aussi les monnaies recueillies en grand nombre dans les piscines, permettent d’attribuer les constructions les plus anciennes au premier siècle de notre ère ; mais elles paraissent bien avoir remplacé un établissement antérieur. Les Gaulois n’avaient pas attendu l’arrivée des Romains pour honorer, sur la montagne sainte d’Alesia, le dieu guérisseur Moritasgus.

Dans les villes antiques où les murs se sont conservés jusqu’à une certaine hauteur, la visite des maisons particulières est peut-être plus intéressante que celle des monuments publics ; car elles nous permettent de pénétrer, documents en mains, pour ainsi dire, dans l’existence journalière des anciens. La vue d’une salle à manger avec la trace de la table et des lits destinés aux convives, d’une chambre à coucher avec les tableaux peints sur le stuc des murailles nous rapproche beaucoup plus des hommes qui y vivaient que celle d’un temple ou d’une basilique ; il semble que nous entrons, de la sorte, dans leur intérieur et que nous allons pouvoir surprendre les secrets de leur famille. Cette curiosité émue, qu’éveillent en nous non seulement les élégantes maisons de Pompéi, mais aussi celles d’Ostie aux multiples étages, aux appartements groupés autour du même palier, celles de Timgad et des villes d’Afrique avec leurs fontaines dans l’atrium et leurs pavements de mosaïque dans les chambres, celles de Syrie avec leurs galeries à colonnade et leurs fenêtres grandes ouvertes sur l’extérieur, que l’on dirait abandonnées d’hier, fait défaut à Alise. Des maisons, il ne subsiste que la cave, les quelques marches de l’escalier qui permettait d’y descendre, et dans les murs, de petites niches pour recevoir les lampes d’éclairage ; rien ne peut en faire connaître le plan, les dispositions intérieures, le degré de simplicité ou de confortable.

Si nous voulons faire plus ample connaissance avec les Alésiens d’autrefois, il faut nous transporter au musée. On y conserve précieusement de nombreux objets mobiliers que le sous-sol a rendus : petits bas-reliefs de pierre, avec la figuration de divinités latines ou gauloises, table de même matière, vases de bronze ou d’argile, statuettes de bronze, instruments et outils de fer, clés, sonnettes : tous débris, aujourd’hui bien rongés par la rouille, mais qui ont été jadis étroitement mêlés à la vie des bourgeois, des ouvriers, des agriculteurs, qui les ont aidés dans leurs travaux ou distraits au milieu de leurs occupations ; à leur façon, ils nous parlent de leurs possesseurs.

Le plus curieux, peut-être, est un bronze d’applique, provenant de quelque meuble : un Gaulois, mort ou endormi, est couché, la tête appuyée sur le bras droit ; le bras gauche est allongé contre le corps, la jambe gauche se replie sur la droite. Le torse est nu ; une braie à plis obliques se fixe à la ceinture par un gros bourrelet. C’est là un motif à peu près unique dans l’art romain ; trouvé à Alise, il emprunte à son origine une poignante éloquence. A côté du dramatique, le grotesque : un peson de balance représente une tête de Silène couronnée de pampres et encadrée d’une grosse barbe aux frisures enroulées. A un tout autre genre appartient un petit buste de femme ou déjeune fille, haut seulement de 0m, 23 ; on peut le rapporter à l’époque de Claude ou de Néron ; il n’est pas douteux que ce ne soit un portrait, tant les détails de la figure montrent de réalisme sincère et pittoresque : tête ronde, front large et bas, nez court et rond, lèvres charnues, pommettes saillantes. La coiffure originale consiste, sur le devant, en quatre rouleaux de frisures qui courent transversalement d’une oreille à l’autre, par derrière en un catogan ; le globe des yeux rapporté était fait d’une matière dure où la pupille se détachait en pâte translucide ; le morceau est digne d’attirer l’attention. Voici encore deux trouvailles d’une autre espèce ; elles relèvent, non plus de l’art, mais de la curiosité. L’une intéressera les musiciens : une petite flûte de Pan à huit tuyaux ; elle ne mesure pas plus de quinze centimètres de hauteur ; la face porte une décoration géométrique très simple ; au bas de l’instrument, un trou circulaire donnait passage à un cordon d’attache que le virtuose passait à son cou. Dans la vitrine voisine, les ménagères verront, non sans étonnement, un seau de bois encore, armé de la chaîne de fer qui servait à le descendre dans le puits où il est demeuré durant dix-huit siècles. Les onze douves dont il se compose sont maintenues en place par trois cercles de fer et le fond est barré par une solide ferrure. Quel heureux hasard nous l’a conservé en si bon état ? Assurément tous ces objets et bien d’autres que je ne saurais énumérer, ne sont pas sans jeter quelque lumière sur la vie sociale et matérielle des habitants de la ville antique, sur leurs goûts, sur leurs usages.


* * *

La fontaine de Moritasgus n’était point la seule que connût la piété des habitants d’Alesia. Sur la pente opposée de la colline, vers l’Ouest, à un kilomètre environ à vol d’oiseau de l’extrémité du plateau, coulaient trois sources voisines dont l’une, soigneusement défendue aujourd’hui par une porte grillée, porte le nom de Sainte-Reine ; on la tient pour miraculeuse. Chaque année, le 10 septembre, au cours d’un pèlerinage, les malades viennent y boire et lui demander leur guérison. Les premiers habitants du Mont Auxois la connaissaient ; ils l’avaient captée, ainsi qu’on s’en est assuré, dans une conduite de bois ; nul doute qu’à l’époque romaine elle n’ait conservé sa vogue et que les dévots n’aient continué à la visiter pour ses pouvoirs miraculeux ; mais nous ignorons le nom du dieu ou de la déesse qui la protégeait alors. A l’époque chrétienne, il se produisit ce qui arriva à peu près partout : on la plaça sous le vocable d’une sainte locale. Le culte des eaux, si répandu en Gaule, ainsi que je l’ai déjà dit, ne disparut pas, en effet, avec le paganisme ; les croyances populaires ne se modifient pas aussi aisément que les théologies officielles. L’autorité ecclésiastique ne pouvait, pourtant, ni ne devait autoriser une superstition, survivance d’un culte aboli. Les abbés, les évêques tentèrent d’abord de s’opposer à ces pratiques si fort enracinées dans l’esprit simple des habitants ; ils y perdirent leur temps et leur peine. Les pèlerinages continuèrent aux mêmes dates et avec le même cérémonial ; le titulaire seul changea. Et c’est ainsi qu’à Alise, sainte Reine remplaça quelque divinité celtique très ancienne.

Nous possédons encore les Actes de cette vierge, une simple bergère. Assurément leur authenticité peut être révoquée en doute ; ils appartiennent à cette série de panégyriques pieux qui naquirent en foule après le triomphe du christianisme pour l’édification des fidèles et qui recouvrirent un fond de vérité d’enjolivements devenus traditionnels. Mais ce qui importe ici n’est pas qu’ils soient véridiques, c’est qu’ils aient été tenus pour tels par des générations entières de croyants.

Donc, le récit légendaire veut que sainte Reine ait vécu au temps de l’empereur Maximien, c’est-à-dire à la fin du IIIe siècle de notre ère. Elle était âgée de quinze ans, quand un gouverneur du pays, nommé Olybrius, vint à passer par Alise. Frappé de sa beauté et « excité de concupiscence, » il la fit arrêter et amener devant lui. Là elle se déclara chrétienne. En vain, par menaces et par promesses, il voulut lui faire abjurer sa foi ; les tortures mêmes ne purent ébranler sa fermeté. A la suite d’un dernier interrogatoire, le juge la condamna à mort.

« Et aussitôt il se produisit un grand tremblement déterre, et une colombe descendit du ciel, tenant une couronne dans son bec, et les liens de la martyre se rompirent. Et la colombe dit : Viens, Reine, reposer en Jésus-Christ ; tu es heureuse, toi qui as mérité cette couronne. Alors quatre-vingt-cinq hommes ou femmes crurent en Dieu ; et Olybrius irrité la fit décapiter. »

La tradition veut que, à l’endroit précis où roula sa tête, la source dite de Sainte-Reine ait jailli, tout comme aux portes de Rome le chef de saint Paul, en rebondissant deux fois sur la terre, avait fait naître les « Tre fontane. »

Cette histoire légendaire s’est transmise à travers les âges autrement encore que par un récit hagiographique. Chaque année, lors de la fête de la sainte, on représentait naguère à Alise un mystère où tous les rôles étaient tenus par des jeunes filles : l’estrade était dressée en plein air ; une foule compacte, suspendue aux lèvres des acteurs, entourait la scène. C’était, parait-il, une vision de pur Moyen-âge attardée dans notre siècle de scepticisme religieux. Aujourd’hui, nous a-t-on avoué, les bonnes volontés font défaut, la jeunesse du pays préfère à ce souvenir d’un passé poétique des distractions plus profanes et plus modernes. Comme tant d’autres, sainte Reine est une victime du cinématographe.

Pour en revenir à l’histoire de la sainte, les témoins de son martyre enterrèrent tout d’abord la vierge dans le voisinage de la source, en dehors de la ville. Vers l’année 400 ses reliques, reconnues miraculeuses, furent transportées dans l’intérieur de la cité et placées dans une cuve de pierre, au centre d’une église construite en son honneur sur le mont Auxois. Les pèlerins venaient en foule les vénérer ; un monastère bénédictin y fut annexé. La nouvelle basilique intra muros conserva sa popularité pendant plus de quatre cents ans, jusqu’au jour où, en 864, l’abbé Egil, prieur de l’abbaye bénédictine, fit transférer à Flavigny les restes de la sainte.

Accompagné d’un évêque de Dol, qui se trouvait à ce moment à Flavigny, il se rendit à Alesia ; tous deux y passèrent la nuit en prières avec beaucoup d’autres moines, dans l’oratoire de la bienheureuse martyre. Le lendemain matin, ils ouvrirent le tombeau que fermait un couvercle de pierre d’un grand poids ; le corps fut placé dans un cercueil de bois et transporté en grande pompe à Flavigny, le sarcophage vide restant sur place. Le culte local se reporta alors près de la source miraculeuse et se fixa dans une chapelle, qui constitue une des deux églises du village actuel. La renommée de la fontaine persista durant les siècles qui suivirent, au point qu’au XVIIe, un certain Godard, qui tenait dans le voisinage une hôtellerie renommée, avait établi un service de poste hebdomadaire pour envoyer à Paris des bouteilles de cette sainte marchandise. De nos jours, le commerce a cessé, mais la confiance dans l’efficacité de l’eau ne s’est point affaiblie.

On pouvait espérer, au cours des fouilles de la Société de Semur, trouver sur le plateau quelque trace du culte de sainte Reine et de sa basilique. Il se pourrait, bien que le fait ne semble pas absolument certain, qu’il en eût été ainsi.

En 1913, au Sud du théâtre, on mit au jour un certain nombre de sarcophages de pierre, remontant à l’époque mérovingienne. Ils n’étaient point rangés avec symétrie, comme dans les allées d’un cimetière ou dans une crypte d’église, mais disposés par groupes, ou même isolément, autour d’un point central, le long de murs de basse époque établis sur le pavé d’une rue romaine. Les murs appartenaient à un édifice de forme générale rectangulaire. À ce point central qu’environnaient les sarcophages, les fouilles firent découvrir un autre sarcophage, sans aucune décoration ; mais le couvercle en est percé, a cinquante centimètres environ de la tête, d’un trou à peu près circulaire, qui occupe presque toute la largeur. Ce n’est point l’œuvre de violateurs de sépulture ; en pareil cas, les voleurs procèdent de façon plus expéditive : ils brisent les couvercles en les déplaçant brutalement ; il faut chercher du fait une autre explication.

Le couvercle soulevé, on constata que la cuve était remplie de débris de toute sorte que les eaux y avaient introduits, de terre, de pierres, d’ossements d’oiseaux, d’os humains même, en désordre, des os du bassin se trouvant au pied et un fragment de maxillaire au centre. A côté du sarcophage on recueillit une entrave, de celles qui servaient à enchaîner les esclaves et les prisonniers, mais très petite, des clés de fer et une boucle de ceinturon d’époque mérovingienne. Quelle conclusion tirer de ces constatations ?

Ceux qui connaissent les pratiques courantes chez les chrétiens des premiers siècles savent qu’ils aspiraient à se faire enterrer dans le voisinage de quelque saint, ad sanctos, comme ils disaient, dans l’espoir de participer plus sûrement au repos éternel et à la béatitude assurée à leur protecteur. Il est donc naturel de penser que l’accumulation de sarcophages que l’on a notée décèle la présence d’une tombe particulièrement vénérée : ce serait la sépulture retrouvée au centre de la construction, qu’il est naturel de regarder comme une basilique.

Mais cette tombe ne contenait aucun corps. Si l’on se souvient que les restes de sainte Reine ont été enlevés au IXe siècle de la cuve qui les contenait, celle-ci restant en place, on sera tenté de reconnaître dans la basilique celle de la sainte et dans le sarcophage le coffre de pierre où les reliques avaient été apportées quatre cents ans plus tôt. L’entrave, les clefs seraient des offrandes déposées par la piété de dévots, en reconnaissance de leur délivrance. Quant à l’ouverture ménagée dans le couvercle, elle s’expliquerait par un usage cher aux chrétiens d’autrefois que les modernes n’ont pas tout à fait oublié. Ils aimaient à toucher les reliques ou la tombe des saints avec des morceaux d’étoffe, des monnaies, des médailles religieuses qu’ils emportaient ensuite avec eux, comme ils se plaisaient à recueillir dans des sachets une poignée de terre ramassée auprès de la sépulture vénérée. On ne peut pas supposer que le trou ait été pratiqué alors que le corps de la sainte était encore enfermé dans la cuve ; c’eût été une coupable profanation ; mais il est possible qu’après la translation à Flavigny, les fidèles aient percé cette fenêtre pour pouvoir aisément plonger dans le coffre vide, dont le fond avait été consacré par le contact prolongé des restes sacrés, les objets de piété qu’ils voulaient sanctifier.

Ainsi, l’on aurait retrouvé, — mais dans quel misérable état ! — la basilique primitive de Sainte Reine, et l’on pourrait, aujourd’hui encore, voir et toucher le sarcophage où elle reposa durant quatre siècles.

La conclusion peut sembler à l’historien reposer encore sur des bases un peu fragiles ; la dévotion locale ne partage pas ces scrupules. Les pèlerins qui viennent en septembre à la fontaine miraculeuse ne manquent pas, parait-il, depuis que la fouille est achevée, de monter sur le plateau d’Alise et de prier auprès du tombeau au couvercle troué, qui a été laissé à la place où il gisait et dans l’état même où on l’a exhumé. Voilà une conséquence que la Société des sciences de Semur n’escomptait pas quand elle a résolu d’explorer le sol du mont Auxois.


* * *

Quelle que soit l’importance que garde aujourd’hui encore à Alise le culte de sainte Reine, ce n’est pourtant pas un problème d’hagiographie qui sollicite l’esprit du visiteur, sa promenade achevée.

Sur ce plateau, peuplé de si glorieux et de si poignants souvenirs, en présence des fonds de cabanes gauloises et des murs écroulés de la petite cité romaine qui les a remplacées, une autre question s’impose à la pensée : Que serait-il advenu de la Gaule, si la fortune des armes s’était prononcée pour Vercingétorix, si César avait été vaincu, au lieu de triompher ? aurions-nous gagné à ne pas être asservis par Rome ? la conquête romaine fut-elle pour les Gaulois un bien ou un mal ? On répond d’ordinaire sans hésiter : Ce fut un grand bien ; les vainqueurs apportèrent aux gens du pays les bienfaits d’une civilisation plus avancée, nourrie des traditions grecques, vivifiée par le souffle méditerranéen ; elle les soumit à une administration fortement constituée, à un régime perfectionné qui avait fait ses preuves et dont nous ressentons aujourd’hui encore les solides vertus. Les auteurs anciens, prosateurs et poètes, n’ont pas hésité à le proclamer, et non seulement les Romains de Rome, — ce qui devait être et ne prouverait rien, — mais les provinciaux. N’est-ce pas un poète gaulois du Ve siècle, Rutilius Namatianus qui a écrit :

Fecisti patriam diversis gentibus unam,
Profuit invitis te dominante capi.

« O Rome, tu as donné une patrie unique à des nations très différentes ; c’est un bonheur pour elles d’avoir, malgré leur résistance, subi ta domination ? »

Il n’est pas douteux que c’était là l’avis de tous les sujets de l’Empire ; leurs maîtres leur apportaient, sans violenter leurs croyances ni leurs usages, une existence assurée du lendemain.

Notre éducation classique, toute nourrie du culte des lettres grecques et romaines, nous incline naturellement à accepter ce jugement presque sans discussion ; on le retrouvera formulé dans les ouvrages modernes les plus réputés.

Depuis quelque temps, cependant, les esprits sont un peu revenus de cette admiration sans réserve ; nous ne sommes plus à l’époque des héros de Corneille ou des orateurs de la Révolution ; derrière la grandeur apparente et théâtrale de l’édifice, nous osons en chercher et en voir les défauts. Dès lors, on a été amené à se demander si, à tout prendre, les bienfaits de l’assimilation romaine n’ont pas été, eux aussi, plus apparents que réels. Le dernier historien de la Gaule, M. Jullian, n’hésite pas à considérer le succès de César comme fâcheux pour notre pays ; il se figure « qu’à s’instruire plus lentement et sans le devoir d’obéir, la Gaule aurait retenu davantage de ses facultés propres ; l’esprit classique n’aurait pas travesti les gloires et les coutumes indigènes sous les lignes uniformes de ses types consacrés ; une plus large part eût été faite aux éclatants souvenirs de la Gaule et à ses qualités présentes, à toute sa vie personnelle, si pleine d’élan, de curiosité et d’aventures ; elle fût entrée dans la discipline morale des Méditerranéens, en gardant sa marque nationale, comme Rome et l’Etrurie l’avaient fait l’une et l’autre. »

Il est bien difficile de se prononcer sur de telles affirmations ; nul ne peut dire sérieusement ce qui serait arrivé si les choses n’avaient point été ce qu’elles furent. Ce sont là rêves généreux et regrets de cœurs patriotes. La sagesse veut que nous nous bornions à constater les faits. Il ne s’agit pas de professer pour les Romains une estime sans réserve ; on peut leur reprocher leur orgueil, leur égoïsme féroce, leur culte de la force brutale, leur immoralité publique et privée ; mais telle n’est pas la question. Le régime qu’ils ont imposé à la Gaule lui a procuré, sans tyrannie aucune, trois siècles de calme et de prospérité ; ils l’ont appelée d’emblée, sans tâtonnements, sans secousses, à un degré de civilisation plus avancé que celui auquel elle était arrivée ; ils l’ont défendue par les armes contre les menaces sans cesse renouvelées des hordes germaniques ; ils ont donné à tous, riches et pauvres, plus de bien-être ; ils leur ont assuré, à l’abri des bavards, des brouillons et des ambitieux turbulents, la paix intérieure, nécessaire pour vaquer à leurs affaires, pour développer leur activité, pour s’intéresser aux lettres et aux arts, pour honorer leurs morts et jouir de la société des vivants. Est-ce donc si peu de chose ? Et ne comprend-on pas aisément la reconnaissance des intéressés ? Il faut traverser une période de trouble et de déséquilibre comme la nôtre pour apprécier à sa valeur les mérites d’un pouvoir fort, accepté de tous et obéi.


R. CAGNAT.