Les Réformes de notre marine militaire

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Les réformes de notre marine militaire
Un officier de marine


LES RÉFORMES


DE


NOTRE MARINE MILITAIRE




Après la guerre de Crimée, quand le prince Gortchakof disait : « La Russie se recueille, » il exprimait d’un mot les règles de la politique dont doit s’inspirer toute nation vaincue qui, ne désespérant pas de l’avenir, veut tenir compte des leçons du passé. Dans ce monde où tout est mouvement, mais où tout aussi obéit à un ordre logique, un tel recueillement est le présage presque assuré d’une rénovation. Quelques années peuvent y suffire, à une condition : c’est qu’une volonté intelligente, désintéressée de tout autre objet, y préside avec cette persévérance qui fait les œuvres fécondes. S’il en est ainsi, si nous ne voulons pas désespérer de l’avenir dans la crise douloureuse où nous nous débattons, quel peuple a jamais eu plus que nous aujourd’hui besoin de se recueillir, de préparer dans le silence les élémens de sa régénération, de sa grandeur futures ? À cette œuvre, tous devront coopérer. Certes notre assemblée nationale a témoigné qu’elle avait le sentiment profond des besoins du pays, lorsque, répudiant tout autre mandat, elle a déclaré qu’elle voulait se consacrer d’abord à ce grand travail de notre réorganisation administrative ; mais c’est là une si lourde tâche, et qui exige un si rude labeur, que ce n’est pas faire acte de méfiance envers nos représentans que de chercher à côté d’eux les moyens d’atteindre le but le plus sûrement et le plus promptement possible. Nul d’ailleurs ne peut s’en désintéresser, et, s’il est vrai que science et conscience soient les conditions qui doivent présider à toute œuvre pour qu’elle soit durable, il appartient aux hommes de conscience de dire ce qu’ils savent, ce que leurs études spéciales et de longues années d’expérience leur ont appris. À ces titres, nous voulons rechercher quelle a été dans le passé notre marine militaire et ce qu’elle doit être dans l’avenir, montrer par quelles réformes on peut arriver à réaliser des économies qui, sans amoindrir cet élément précieux de notre puissance, aideraient à la délivrance et à la grandeur de notre patrie.


I.[modifier]

En 1870, la marine française comprenait comme forces effectives divers élémens que l’on peut classer ainsi : les escadres d’évolution, les stations navales, les stations locales et la flotte de transport. Les escadres d’évolution étaient, dans la pensée qui dirigeait alors la marine, le gage de la victoire dans une guerre maritime telle qu’elle apparaissait aux esprits s’inspirant des souvenirs d’un passé à jamais éteint. Le but de toute armée navale, à ces époques plus éloignées de nous par les transformations successives, filles de la science moderne, que par les années, était de dominer sur mer, de bloquer et détruire les ports militaires et les établissemens coloniaux de l’ennemi. Dominer sur mer, bloquer les ports de guerre et les détruire ! Si les expériences de la guerre de la sécession aux États-Unis, si les courses de l’Alabama et de tant d’autres émules du capitaine Summer, n’avaient déjà révélé l’impuissance des flottes de blocus, cette impuissance ne serait-elle pas aujourd’hui démontrée à tous les yeux par les derniers événemens et les croisières de nos escadres ? Les torpilles s’enflammant à la volonté et sur le geste d’un simple guetteur, semées dans les canaux resserrés qui, comme à Jadde, comme à Kiel, comme à Hambourg, comme dans presque tous les ports importans de guerre ou de commerce, conduisent aux établissemens intérieurs, auront désormais toujours raison des flottes les plus formidables, quels que soient d’ailleurs le courage, la science et le dévoûment des officiers et des matelots. Si Jadde, Hambourg, Kiel, n’ont pas été attaqués, ce n’est pas que le courage, la science ou le dévoûment aient manqué à nos amiraux, à nos officiers, à nos marins ; c’est que le simple bon sens empêchait une aussi folle tentative ; c’est qu’aux yeux de tous, quoi qu’on ait pu dire, cette tentative ne pouvait aboutir qu’à la ruine, à la destruction de nos navires, et à l’effusion inutile du sang le plus généreux. L’inaction contre les ports ennemis étant dès lors une conséquence fatale de l’invention, ou plutôt du perfectionnement de ces engins meurtriers d’autant plus redoutables qu’ils sont invisibles et échappent à toute recherche, à quoi servaient ces flottes ? Des privations de tout genre supportées avec une résignation stoïque, une énergie surhumaine, des sommes incalculables dépensées en pure perte, tel est le bilan de ces croisières sur lesquelles l’opinion publique, mal renseignée, a pu compter au début de la guerre comme sur un élément de succès, et qui plus tard ont soulevé tant d’accusations injustes, comme le sont les accusations de ceux qui ne savent pas et qui ne peuvent savoir.

La France, peut-être parce qu’elle est la nation qui marche en tête du progrès réel, j’entends celui des idées de justice, est le pays des inconséquences apparentes, du manque de logique, parce que les aspirations vers le progrès sont prises trop souvent pour la réalisation même de ce progrès. Si l’ordre ancien, qui était le règne de la force, a été profondément modifié, eu égard à l’état des sociétés modernes, il a néanmoins légué aux générations présentes et peut-être aux générations futures la fatalité de la guerre, comme un sanglant héritage qu’elles ne peuvent répudier. Or qu’est la guerre ? L’emploi de la force pour arriver à un but donné, c’est-à-dire la négation du droit, si bien que ces mots, les droits de la guerre, hurlent, suivant une expression énergique, de se trouver accouplés ensemble, et que, tant que la guerre pèsera sur l’humanité, ils ne seront que de vains mots, une expression de tendance, un idéal peut-être impossible à atteindre. Les Allemands nous ont montré quelle est la réalité de ces droits. Notre erreur à nous, erreur généreuse, a été d’y avoir cru, d’avoir obéi aux obligations qu’ils nous imposaient, de n’avoir pas compris ce qu’est la guerre, et que devant elle tombent logiquement toutes les considérations de justice, d’humanité et de civilisation, puisqu’elle en est la négation absolue, comme nos ennemis nous l’ont suffisamment démontré. Dès lors, que doit être une guerre maritime ? Justement celle que nous rejetions sous l’empire de nos aspirations vers la justice et vers l’humanité, et que nos représentans au congrès de Paris s’efforçaient naguère de rendre impossible. Une guerre de course, — une guerre dans laquelle les propriétés ennemies, aussi bien privées que publiques, doivent être anéanties par tous les moyens possibles, les navires de guerre ou de commerce incendiés, les marins qui les montent faits prisonniers pour toute la durée de la guerre, et cela régulièrement, systématiquement, avec une précision méthodique, comme les généraux allemands ont réquisitionné, pillé, dévasté, épuisé nos villes et nos campagnes. Il y huit mois, nous le savons par expérience, tous les esprits se seraient récriés en France à une telle définition de la guerre ; mais aujourd’hui qui pourrait en nier la justesse ? Une telle guerre est bien d’ailleurs celle qui est le mieux adaptée aux conditions des sociétés modernes ; elle les attaque dans leur base essentielle, la fortune privée, celle du peuple qui a voulu ou laissé déclarer les hostilités. Enfin elle est imposée par la logique même de l’histoire et celle des faits. N’est-elle pas une conséquence directe de l’impuissance des escadres, de l’impossibilité de la grande guerre, telle qu’on la comprenait autrefois et telle que la résument les noms de La Hougue, Trafalgar, Aboukir et Copenhague, — grands noms qui tous marquent une ère nouvelle dans la puissance respective des belligérans, et sont comme le coefficient de la valeur effective de la marine d’autrefois ?

La constitution normale de la flotte aux États-Unis avant comme depuis la guerre de la sécession, les discours sur la marine qui viennent tout récemment d’être prononcés dans les chambres anglaises, donnent aux considérations précédentes une sanction irréfutable ; mais la France a vécu jusqu’à ce jour de l’idée que les escadres avaient une valeur décisive, et, comme elle est peut-être entre toutes la nation où les abus et les idées reçues ont l’existence la plus durable, il convient d’essayer une démonstration à fond de la vérité, en répondant successivement aux objections de détail que cette vérité soulève.

En admettant que la force agressive des escadres soit annihilée par l’emploi des torpilles, en tant qu’elles aient à forcer l’entrée d’une rade, là, dira-t-on, ne se borne pas leur rôle ; elles ont encore bien d’autres services plus essentiels à rendre. Maîtresses de la mer, elles bloquent les côtes, les surveillent, arrêtent au passage les navires de commerce, rendent impossible la sortie des croiseurs, tandis qu’elles permettent à une flotte de transport de jeter une armée de débarquement sur le territoire ennemi, diversion puissante d’où peut dépendre l’issue de la guerre. Enfin ces escadres sont essentiellement l’école où se forment les capitaines, les officiers, les matelots d’une marine de combat.

Tout cela était vrai il y a quelques années ; tout cela est faux aujourd’hui. — Le navire de guerre fait pour vaincre, c’est-à-dire, ne l’oublions point, pour faire le plus de mal possible à l’ennemi avec le moins de risques et de dépenses possible, c’est le navire ayant un affût mouvant d’un ou de deux canons, une marche supérieure maximum, et pouvant dès lors, grâce à sa vitesse, éviter tout combat dont le résultat semblerait douteux à son capitaine, — pouvant aussi, grâce à cette vitesse et à ces canons, détruire tout navire marchand qu’il rencontrerait sur sa route. C’est là le navire de l’avenir, — d’un avenir que chacun de nous sent et veut espérer prochain, où la guerre sera ce que nous avons dit, ce qu’elle doit être, et non pas ce que nous avions cru qu’elle serait : un duel chevaleresque entre deux adversaires ayant le même respect pour un code de lois privé de sanction effective, appelé les droits de la guerre. De tels navires remplaceront par la vitesse, par l’ubiquité, la masse de forces concentrées dans les escadres, auxquelles d’ailleurs ils échapperont toujours. Pour eux, — c’est de toute évidence et les faits l’ont prouvé, — il n’y a pas de blocus possible : sur les côtes de l’ennemi, à quelques lieues des forces navales les plus imposantes, sous le feu même de leurs pièces, un hardi capitaine détruira les navires de commerce et ravagera le littoral, que les escadres seront impuissantes à protéger. — Qu’a fait de moins l’Augusta ? Qu’auraient fait de moins, malgré nos stations impuissantes par le manque de vitesse des navires qui les composaient, les corsaires que les Allemands auraient certainement lancés sur les mers à la poursuite de nos navires, si la guerre s’était prolongée, et lorsque l’expérience de l’Augusta eut éveillé en eux, en leur montrant la voie, cette audacieuse confiance dont ils nous ont donné de si cruels exemples sur terre, mais qui semble, heureusement pour nous, leur avoir manqué sur un élément qui était pour eux l’inconnu ?

Presque nulles pour la protection efficace de notre commerce, dans les conditions actuelles de la pratique maritime, comme l’ont été pendant la guerre de la sécession les 60 navires lancés à la poursuite de l’Alabama et des corsaires du sud, nos flottes de blocus n’ont fait et ne pouvaient faire subir que des pertes insignifiantes à l’ennemi. La plupart de nos prises ont été faites par nos croiseurs isolés, et le nombre en a été fatalement restreint par l’esprit de fausse générosité qui, au début de la guerre, animait tous les courages ; on eût dit que la guerre n’était en effet qu’une simple parade, seulement plus meurtrière que les autres, mais meurtrière uniquement sur les champs de bataille, et pour les combattans patentés. Dès lors, nos stations lointaines, nos croiseurs isolés, ont été paralysés, et le commerce ennemi a été préservé de pertes incalculables. Plus tard, l’occasion avait fui et ne pouvait être retrouvée.

Quand la guerre est dénoncée, la nouvelle n’en éclate pas d’une manière subite, même quand elle est résolue aussi brusquement que celle dont nous venons d’être les tristes victimes. Si jamais esprit de vertige rappelant la fatalité antique, la Némésis vengeresse, a poussé un état à sa ruine, certes c’est celui qui pesait sur la France dans ces journées à jamais néfastes. Et cependant n’y eut-il pas des heures d’incertitude, d’hésitation, semblables à des craintes, et qui furent comme des temps d’arrêt dans cette course aveugle vers l’abîme ? Ces heures, si rapides qu’elles soient, suffisent aujourd’hui, en éveillant les intérêts privés, pour mettre en garde les navires marchands contre les dangers de ces surprises grâce auxquelles jadis l’Angleterre, au début de ses guerres avec l’Espagne ou la France, ruinait en quelques jours le commerce et la fortune de ses ennemies. Avertis par le télégraphe, par la vapeur même, en quelques heures, en quelques jours, partout les navires de commerce s’arrêtent dans les ports neutres ou se hâtent de s’y réfugier. Il faut, pour les décider à s’en écarter, que d’impérieuses nécessités ou les longueurs de la guerre les forcent à braver les périls qui les attendent hors du port, et auxquels restent seuls exposés ceux que l’ouverture des hostilités a trouvés en chemin. Endormis dans une sécurité trompeuse, ceux-là sont une proie assurée pour les croiseurs ennemis. Les grandes routes océaniennes sont aussi fixes, aussi immuables que celles des continens. Quelques corsaires isolés suffisent pour les écumer ; les flottes de blocus croisant aux ports d’arrivée n’ont qu’à glaner après eux, et leurs prises sont d’autant moins nombreuses que les croisières sur l’océan ont été conduites avec plus d’énergie, plus d’activité, plus de science maritime.

Le seul service réel, et certes nous sommes loin d’en méconnaître l’importance, que puissent rendre les escadres, et qu’elles nous aient rendu, est donc d’assurer aux yeux des neutres voulant se conformer aux règles internationales l’efficacité du blocus des ports ennemis. C’est là un résultat positif, et qui ne peut s’obtenir que par un vaste déploiement de forces ; mais, si nous reconnaissons facilement la puissance du nombre, cet aveu ne détruit pas la justesse des observations que nous venons d’exposer. D’ailleurs, s’il faut une escadre de blocus devant chaque port ennemi pour rendre le blocus effectif au point de vue des neutres, il n’est pas de marine militaire assez nombreuse aujourd’hui pour suffire à cette tâche, et les dépenses qu’elle imposerait seraient hors de proportion avec les dommages qui en résulteraient pour l’ennemi. C’est encore là une conséquence logique de la vitesse que la vapeur donne aux corsaires d’aujourd’hui, comme à ces coureurs de blocus, blockade-runners, insaisissables par les navires de guerre chargés de maintenir le blocus, qui ne peuvent même, à égalité de vitesse, être toujours prêts à l’action. Le maximum de vitesse est fonction de la tension de la vapeur, et cette tension ne peut être toujours maintenue au maximum qu’en marche, ce qui implique une consommation de combustible qui ne tarderait pas à paralyser ces mêmes navires, par la nécessité de le remplacer, et l’usure plus fatale encore des organes des machines si délicates qu’exigent les grandes vitesses. C’est ainsi, pour me faire mieux comprendre par un exemple, que plus d’une fois, pendant le blocus du port de Jadde, le Wilhelm Ier a bravé notre escadre en forçant à la retraite les avisos de grand’garde, qui ne pouvaient être soutenus, les navires de l’escadre étant sous petite vapeur, ayant besoin par conséquent d’un certain temps pour pousser leurs feux et être prêts à l’action.


II.[modifier]

Pendant que nos armées se hâtaient vers le Rhin, on pouvait lire dans les journaux français, cette source d’information que rien n’a tarie, et où notre ennemi a puisé parfois de précieux renseignemens, les détails d’une expédition sur les côtes de la Baltique. Divers plans étaient discutés par eux : les uns se contentaient d’annoncer le débarquement de nos matelots, précédé ou suivi du bombardement des villes situées sur le littoral ; les autres parlaient au contraire d’une vaste opération militaire où la marine ne jouait que le second rôle, puisque son objectif principal était le transport d’une armée entière dans les provinces septentrionales de l’Allemagne. Cette fois du moins les révélations de la presse furent inutiles, et ces projets, auxquels la France entière a cru pendant longtemps avec cette ardeur d’espérance qui nous caractérise, n’ont pas dû éveiller dans l’esprit de M. de Moltke ou dans celui de M. de Bismarck de bien sérieuses appréhensions. Tous deux connaissaient trop bien et l’esprit qui nous animait et l’effectif réel de nos forces militaires pour craindre soit le bombardement et l’incendie de cités pacifiques et commerciales, soit le débarquement d’une armée sérieuse sur les côtes de la Baltique. Toutes les forces françaises, ils en étaient sûrs, étaient concentrées sur la frontière du Rhin, qu’elles ne suffisaient même pas à couvrir ; les seules troupes qui furent mises à la disposition du général distingué, un moment chargé de cette opération, ne consistaient qu’en quelques régimens d’infanterie de marine qui, peu de jours plus tard, formaient cette division dont la bravoure héroïque et la vaillante discipline jetèrent à Sedan un dernier éclat sur les derniers efforts de notre armée régulière. Cependant ce qui ne put alors être tenté faute de soldats ne peut-il être accompli dans l’avenir, et ne nous sera-t-il pas donné de voir se réaliser le rêve d’une armée entière transportée, comme autrefois de Varna en Crimée, des ports de la Manche sur les rivages ennemis ? Aux heures sombres que nous traversons, de tels rêves sont une consolation sans doute ; mais l’énergie virile que peut seule inspirer une raison éclairée doit se refuser à de telles espérances. La réalité, la raison des choses, les repoussent comme une illusion chimérique.

Une armée expéditionnaire ne peut franchir l’océan que sur ces navires spéciaux qu’on appelle des transports, et aux conditions suivantes : 1,000 hommes par navire, en moyenne 500 chevaux par navire, ce qui, pour une armée de 30,000 hommes et de 3,000 chevaux, exige 36 navires. Ces navires ne peuvent naviguer à moins de 1 câble de distance l’un de l’autre, et tout au plus sur deux lignes de file, ce qui donne à la longueur de cette double ligne 3,600 mètres, chaque navire, beaupré compris, ayant une longueur moyenne de 100 mètres. Pour être compacte, et en réglant sa vitesse sur le plus mauvais marcheur, cette vitesse ne pourrait excéder 8 milles ; toute traversée exigerait donc, de la Manche aux rivages ennemis, au moins quarante-huit heures de navigation. Ceci posé, quel est celui de nos amiraux qui oserait se charger d’empêcher un navire à éperon, filant 13 nœuds au moins, de faire une trouée dans l’escadre de transport ? Quel est celui de nos capitaines qui n’accepterait avec joie, sans croire faire acte de dévoûment et d’habileté supérieure, de faire cette trouée, la nuit surtout, et ne répondrait de couler, avant d’être atteint lui-même, un nombre considérable de transports ennemis ? On sait avec quelle rapidité la frégate américaine de 60 canons, le Congrès, s’abîma et disparut dans les flots sous les coups du Merrimac, grossière et imparfaite ébauche de nos béliers actuels. Plus de 200 hommes trouvèrent la mort dans ce sanglant épisode de la guerre américaine, bien que le Congrès fût mouillé près du rivage. Qu’on juge dès lors des risques auxquels serait exposée l’armée de débarquement dans une des nuits de navigation forcée, loin de tout secours. À ceux qui nieraient la possibilité d’une telle rencontre en face d’une escadre de guerre escortant la flotte de transport, et qui croiraient pouvoir affirmer que l’activité et la vigilance des éclaireurs de l’escadre suffiraient, à ceux-là nous n’avons rien à répondre, si ce n’est qu’ils assument ainsi la plus lourde responsabilité ; mais nous pensons que le nombre en serait rare parmi nos officiers de marine. Quelle que soit au surplus l’opinion que l’on peut avoir sur ce dernier point, il nous suffit d’avoir montré les difficultés d’une entreprise qui, dans la pensée générale, n’en présentait aucune. Tout arrive dans ce monde, disait un habile diplomate, et le grain de sable de Pascal, pour ou contre la réussite des projets humains, se retrouve partout et toujours.

Le rôle de protecteur effectif d’une flotte de transport par un nombre plus ou moins proportionné de navires de guerre étant possible, s’ensuit-il que la France doive conserver ces escadres permanentes qui, sous le titre d’escadres d’évolution, absorbent une si grande part du budget de la marine ? Si ces escadres sont une école que rien ne peut remplacer, où se conservent les traditions, où se forment essentiellement et nos officiers et nos marins, l’hésitation n’est pas permise. En est-il ainsi, et tel est-il le rôle que ces escadres jouent aujourd’hui dans notre économie navale ?

L’escadre d’évolution de la Méditerranée, création d’un des esprits les plus vigoureux et les plus sensés qui aient illustré la marine, date de cette époque de 1840, qui fut en toutes choses le réveil des facultés de la France, retrouvant, après les années de recueillement de la restauration, toutes ses énergies au souffle de liberté réelle inaugurée par la révolution de 1830. Sortie victorieuse des premières épreuves de la liberté, la société française avait alors foi dans ses destinées, et un moment elle se crut assez forte sinon pour défier, du moins pour ne pas craindre l’Europe entière, une fois encore coalisée contre nous. Parmi tant d’autres élémens sur lesquels se fondait cette confiante sécurité, la marine n’occupait pas le dernier rang ; elle le devait autant à son importance, réelle à toutes les époques de notre histoire, qu’aux progrès qu’elle venait d’accomplir. La marine alors, c’était surtout cette escadre de 21 vaisseaux que l’amiral Lalande venait de nous léguer, et qu’animait encore sa volonté ardente, où revivait sa martiale ardeur : création admirable, dans laquelle la discipline, la confiance réciproque, étaient non-seulement les gages assurés de la victoire, mais encore ceux de tout progrès dans l’avenir. Comme toutes les idées justes et vraies, l’idée qui avait présidé à cette création eut une action irrésistible et pour ainsi dire universelle. En effet, les nations maritimes nous envièrent toutes cette grande école, devenue chez nous une institution permanente ; toutes s’empressèrent de l’imiter. Sous cette vive impulsion, la marine à voile atteignit son apogée de puissance et de force ; mais ce ne fut qu’un moment.

Les lecteurs de la Revue n’ont pas oublié les récits brillans, les pages émues que, dans des souvenirs personnels, un de nos amiraux a consacrés à cette période de notre histoire maritime, j’allais dire nationale. On peut dans ces récits suivre, année par année et comme pas à pas, les transformations successives du vaisseau de guerre, et par suite celles qu’eurent à subir nos escadres d’évolution. En 1870, les 21 vaisseaux de l’amiral Lalande étaient remplacés par cinq navires cuirassés ; c’était l’escadre d’évolution. Comme autrefois, malgré ce nombre réduit, elle comptait un vice-amiral, deux contre-amiraux et l’élite de nos officiers et de nos marins ; mais, au lieu de cette confiance et de ces espérances unanimes dont tous saluaient l’escadre de 1840, déjà le doute s’était glissé dans les meilleurs esprits, auxquels s’imposaient par la force de la réflexion, par l’amour de la vérité, les questions que nous abordons aujourd’hui sous l’empire des préoccupations les plus sombres.

Y aura-t-il dans les batailles navales, avec les navires de guerre d’aujourd’hui, un plan possible de combat préparé d’avance, un ordre de bataille, une tactique en un mot nécessitant des évolutions ? Si oui, les escadres d’évolution ont leur raison d’être, et les études qu’elles seules rendent possibles devant être poursuivies, il faut conserver ces escadres coûte que coûte ; mais, si les batailles navales, avec les navires cuirassés modernes dont la pesante armure et l’éperon gigantesque rappellent ces chevaliers bardés de fer du moyen âge, ne doivent être qu’une mêlée où chaque capitaine n’agira, ne pourra agir que par lui-même, en ne consultant que ses propres décisions, en ne s’inspirant que de son courage, en face des changeantes péripéties d’une action où tout sera forcément imprévu, les escadres d’évolution doivent être condamnées : elles n’apprennent, malgré les sacrifices qu’elles imposent au pays, rien qui ne puisse être appris ailleurs dans la longue pratique de la mer. Tel est le dilemme qui se posait bien avant la guerre à tous les esprits sérieux[1], et qui, à plus forte raison, s’impose aujourd’hui. Selon nous, la réponse ne saurait être douteuse. Il n’y a plus d’évolutions possibles dans les grandes batailles navales ; il n’y a plus que l’initiative de chaque capitaine, son esprit de décision, son coup d’œil et surtout son dévoûment. Tout cela ne s’apprend pas mieux en escadre que sur tout autre navire navigant. Les escadres coûtent trop cher ; elles doivent être supprimées comme force permanente.


III.[modifier]

L’action des peuples modernes ne s’exerce pas seulement autour de leurs frontières, elle rayonne dans le monde entier. Sans compter les nombreux émigrans qui, suivant les qualités de la race ou les événemens politiques dont leur patrie est le théâtre, abandonnent soit pour toujours, soit avec la pensée d’y retourner, leur pays natal, et qui, ne perdant point pour cela leur nationalité, ont droit à une protection efficace, combien d’intérêts divers de toute sorte nécessitent dans les régions les plus lointaines l’intervention plus ou moins active des gouvernemens européens ! Ambassadeurs et ministres plénipotentiaires, consuls et agens commerciaux, tous répondent aux exigences des relations internationales des membres divers de la grande famille européenne, c’est-à-dire de tous les peuples qui en ont accepté les mœurs et les lois générales. L’intervention de tous ces fonctionnaires n’a qu’un but : veiller à ce que ces lois ne soient pas violées envers leurs nationaux ; par suite leur action devrait être toute pacifique, s’exercer pour ainsi dire sur les esprits seuls des gouvernans étrangers ; mais l’intervention pacifique de la diplomatie n’a pas paru suffisante dans certaines régions éloignées, et on a cru nécessaire de la rendre plus décisive par la présence de certaines forces militaires. Ces forces étaient nécessairement maritimes. C’est ce qu’on appelle les stations navales. En fait, les commandans de ces stations ne sont que des diplomates militaires, dont les pouvoirs, parallèles à ceux dont sont investis les diplomates titulaires, n’ont ou plutôt n’avaient à l’origine qu’une seule raison d’être : donner la sanction de la force, en attendant et dans certains cas en prévenant la sanction définitive du gouvernement national, aux résolutions prises par ses représentans à l’étranger, sous une responsabilité qu’ont essayé de définir les lois internationales.

Ce double emploi de deux fonctionnaires d’un même gouvernement pour un même but à poursuivre avait certes de grands inconvéniens, mais il s’explique par l’éloignement, il fallait naguère plus de six mois pour qu’une dépêche arrivât d’Europe au centre de certaines stations, — et aussi par l’état politique de quelques-unes des sociétés sur lesquelles ils avaient à exercer leur action. De ces sociétés, les unes étaient livrées à l’anarchie, les autres à peine ralliées au droit européen, dont les règles étaient souvent violées ou tout au moins méconnues par les particuliers ou les agens subalternes. D’un autre côté, les stations navales embrassant d’ordinaire d’immenses zones maritimes où le mouvement commercial, industriel, en un mot pratiquement civilisateur de notre époque, n’avait pas encore pénétré, les navires de guerre employés dans ces stations étaient à la fois les agens actifs de ce mouvement et ceux de la science. En même temps, par les courses continuelles que nécessitait leur service spécial, ils devenaient une des meilleures écoles de navigation et de science maritime. Tout cela s’est profondément modifié aujourd’hui. La vapeur d’abord, la télégraphie ensuite, ont supprimé les distances, et telle nation, née à peine à l’indépendance et à la liberté aux premières années de ce siècle, est plus avancée en civilisation réelle que telle autre nation dont l’histoire a un long passé. Ces transformations radicales appellent des changemens dans l’ancien ordre de choses que nous venons d’exposer. À ne considérer le sujet qu’au point de vue spécial qui nous occupe, n’est-il pas évident que nos stations navales, du moins le plus grand nombre, n’ont plus aucune signification comme instrumens diplomatiques ? Si on les maintient néanmoins, est-ce parce qu’elles sont encore ces écoles où nos officiers puisaient autrefois les connaissances les plus sérieuses de leur métier et se formaient à la rude pratique de la mer ? Il n’en est rien ; nos stations navales se composent en général d’une frégate montée par un amiral et son nombreux état-major, et de deux ou trois avisos. Chacun se partage la station : la frégate au port de la capitale, qu’elle abandonne rarement pour une visite annuelle des ports secondaires, dans lesquels les avisos se succèdent à tour de rôle et à des intervalles de temps plus ou moins éloignés, suivant certaines règles plus ou moins arbitraires. Trois années se passent ainsi, presque toujours au mouillage, et en quelques insignifiantes traversées où la voile est trop souvent sacrifiée à la vapeur sous des prétextes faciles à trouver, dont on accueille avec trop d’indulgence la justesse spécieuse. Si ce sont là des écoles, ce sont des écoles de far niente, d’insouciance et de relâchement réel, sous de menteuses apparences. Aussi rien n’est plus propre, plus coquet, plus brillant, que telle de nos frégates restée huit mois au mouillage de Valparaiso ou de Rio-Janeiro. Certes il serait injuste de faire retomber sur les chefs de station la responsabilité de cet état de choses. Combien en est-il que l’inaction impatiente, et qui répugnent à une vie si en dehors de toutes leurs habitudes ! Mais ici interviennent les réclamations, les demandes de nos ministres plénipotentiaires, de nos consuls, habitués depuis longues années à s’appuyer sur la présence de navires de guerre, ne comprenant pas l’utilité de ces excursions sans motifs à leurs yeux, puisqu’elles ne profitent qu’à l’instruction des officiers et des équipages. Ils demandent, ils prient, ils réclament, et au besoin n’hésitent pas à porter plainte contre les amiraux, qui, par le fait même de leur éloignement du centre de leur station, révèlent si bien l’inutilité politique de ces stations, et celle non moins évidente des fonctions si largement rétribuées qu’ils exercent eux-mêmes.

S’il en est ainsi, la France ne perdrait rien de son influence réelle, la marine aucun des élémens de sa force, à la suppression des stations navales qu’on entretient dans toutes les mers. Pour quelques services qu’elles rendent, pour quelques avantages qu’elles offrent et qu’il serait injuste de nier, ces stations entraînent des dépenses exorbitantes. Les preuves abondent, nous n’en citerons qu’une seule. Personne ne contestera que le titre de fournisseur d’une station étrangère ne soit ardemment recherché sur tous les marchés des grandes villes centres de ces stations, Rio de Janeiro, Montevideo, Valparaiso, Le Callao, Singapour, etc. ; personne ne contestera non plus que ceux qui l’obtiennent ne fassent rapidement fortune, et cela malgré la plus stricte surveillance d’une administration que chacun reconnaît la plus probe du monde. Or, dans la crise douloureuse que nous traversons, la plus sévère économie des deniers de l’état s’impose à tous, non-seulement comme un devoir, ce qui est vrai de tout temps, mais comme un moyen de salut, de régénération, de délivrance. Il faut donc rechercher, en admettant la réalité des avantages qu’offrent les stations navales, si on ne pourrait pas les obtenir par un emploi plus rationnel et plus économique de nos forces maritimes. C’est là un problème qui, comme on verra bientôt, n’offre pas de sérieuses difficultés.

Parallèlement à nos stations navales, mais moins importantes par le nombre et la grandeur des navires qui les composent, se présentent les stations locales, c’est-à-dire les flottilles mises à la disposition des gouverneurs de nos colonies. Nul ne peut mettre en doute l’utilité et les services que rendent ces stations. Si la plupart se composent de bâtimens mal adaptés aux besoins auxquels ils doivent satisfaire, aux climats exceptionnels des pays où ils naviguent, la tâche des officiers qui les commandent n’en est que plus méritoire ; mais il serait urgent de remédier à un tel défaut. Quelque supériorité d’instruction que possède le corps dont la spécialité est de fournir aux officiers militaires de la marine les navires qu’ils sont appelés à commander, auxquels ils sont obligés de confier aveuglément leur fortune et leur vie en temps de paix et leur honneur en temps de guerre, ce n’est pas se montrer sévère que d’affirmer qu’il semble, à ne le juger d’ailleurs que par ses œuvres, ignorer ou méconnaître à plaisir ce qui se passe hors de France, les progrès accomplis, et surtout les améliorations pratiques réalisées dans les autres marines. Ce défaut, que l’on pourrait généraliser et reprocher à toutes les branches d’administration qui se recrutent spécialement parmi les élèves d’une école trop admirée, a eu dans la marine, comme partout, de graves inconvéniens. En ce qui touche nos stations locales, nous affirmons que dans telle de nos colonies intertropicales, le Sénégal par exemple, la plus grande partie des affections souvent mortelles qui déciment nos équipages sont dues moins au climat qu’aux mauvaises dispositions des navires de la station.

Certes le type des navires destinés à la navigation fluviale, n’allant à la mer qu’accidentellement, n’est plus à créer ; il existe depuis longtemps, et les États-Unis en offrent sur leurs fleuves les modèles achevés. Tout sur ces navires est parfaitement calculé pour cette navigation spéciale, et cependant ils ne reculent pas devant les plus longues traversées sur les mers les plus dangereuses. On les retrouve en effet sillonnant les grands fleuves du céleste empire, le Yang-tse-kiang comme la rivière de Canton, où la plupart sont arrivés sans escorte. De tels voyages ne sont-ils pas la preuve concluante de leur supériorité[2] ? À côté d’eux, les navires spécialement construits pour nos stations fluviales ne sont que d’informes chalands sans vitesse à la vapeur, dominés par une mâture impuissante pour la navigation à la voile, par suite inutiles à tous égards, et qui n’offrent aux équipages aucune des conditions hygiéniques qui sauveraient tant d’existences précieuses ; mais ce progrès si économique, si facile à réalisée, s’accomplira le jour où les meilleurs projets des hommes les plus compétens n’iront pas s’ensevelir dans les cartons poudreux d’une direction spéciale, le jour surtout où il n’y aura plus qu’une volonté au ministère de la marine, celle du ministre, et dans nos ports celle de ses représentans, les préfets maritimes.

Après ce rapide examen des forces maritimes de la France, ou mieux de l’emploi de ces forces, la flotte de transport nous arrêtera seulement quelques instans. « En 1860, disait il y a quatre ans M. de Keranstret dans un remarquable travail que nos lecteurs n’ont sans doute pas oublié, la France possédait une marine à vapeur importante. Un grand nombre de vaisseaux semblables au Napoléon ou de types peu différens étaient déjà entrés dans notre flotte ou allaient être lancés, un nombre proportionnel de frégates à grande vitesse portait noblement notre pavillon aux quatre coins du globe. L’invention de nouveaux projectiles creux et des cuirasses anéantissait toute la puissance de cet immense matériel. Nous avions dépensé millions sur millions pour notre flotte, et tout était remis à l’étude, tout se retrouvait encore à créer comme marine militaire. Hâtons-nous cependant de le dire, si ces vaisseaux à vapeur en bois, ne peuvent plus être considérés aujourd’hui comme des navires de combat, ils n’en sont pas moins une grande ressource pour les opérations de notre armée de terre. » Arrivé au port où il doit débarquer nos troupes, ce vaisseau vomit un soldat par chacun de ces sabords qui laissaient autrefois passer la gueule d’un canon, et, s’il lui est interdit aujourd’hui de prendre une part glorieuse au combat, il aura souvent encore quelque droit à revendiquer une part de la victoire. La nombreuse flotte de transports à vapeur que possède la France constitue un complément indispensable de notre puissante armée par la prodigieuse mobilité qu’elle peut lui communiquer en temps de guerre[3]. »

Ces lignes précisent le rôle réservé à notre flotte de transports. Ce que nous avons établi au début de ces recherches sur les difficultés, sur les impossibilités même du transport d’une armée de débarquement, a déjà fait pressentir notre opinion sur l’utilité de cette flotte, dont le coûteux entretien absorbe une forte part du budget de la marine. Nous n’insisterons pas, et nous nous bornerons à tirer de ces mêmes pages un enseignement qui certes a frappé tous les bons esprits, mais sur lequel on ne saurait trop s’appesantir : c’est que, dans une époque comme la nôtre, où tout est progrès, ou du moins transition, il faut suivre les progrès accomplis sans croire que les derniers termes en ont été atteints. Cette vérité est banale, si l’on veut ; mais elle a été trop méconnue dans ces derniers temps, et cette méconnaissance nous a coûté trop cher pour qu’après les pénibles leçons du passé nous ne craignions pour l’avenir.

« L’Angleterre, disait M. Reid, l’habile constructeur du Wilhelm Ier, devrait toujours avoir sur ses chantiers au moins un navire supérieur en qualités de toute sorte à tous ceux que possèdent les autres nations maritimes. Un bâtiment très puissant peut à lui seul en remplacer plusieurs d’une force moindre. » Au moins un navire ! N’est-ce pas la condamnation la plus irrévocable de cette infatuation qui nous a coûté tant de sang, et dont en marine surtout nous avons fourni tant d’exemples ? Le Napoléon est construit, et désormais notre marine ne comptera plus que des vaisseaux du même type. Nos ouvriers se mettent à l’œuvre, et, à grands renforts de millions, la transformation s’achève. Voilà cependant qu’après nos lourdes batteries flottantes la Gloire, « le premier cuirassé qui ait flotté sur l’océan, » vient bouleverser toutes les idées reçues, et aussitôt nos ouvriers se remettent à l’œuvre ; 7 ou 8 frégates du même modèle, construites à la fois, sont lancées sur les flots, et ces frégates sont un moment les gages certains d’une supériorité incontestable. Triomphe éphémère ! L’artillerie entre en lice, les plaques de la Gloire ne sont plus capables de résister aux lourds projectiles des canons qu’on vient de créer. La Gloire et les frégates ses sœurs doivent céder le pas à de nouveaux émules construits sur un nouveau type. Ces types se multiplient : qu’importe ? nos constructeurs ont été dépassés, mais ils ont ouvert la voie, et ils se maintiendront à la première place. Le Solferino, le Magenta, dominent les mers, sans rivaux possibles. Illusion bientôt déçue : voilà de nouveaux navires dont les propriétés manœuvrières sont telles qu’un des officiers les plus entreprenans, mais aussi des plus expérimentés et des plus instruits de notre marine, disait « qu’il se ferait fort avec le Taureau d’accepter un duel avec le Solferino. » Vite un autre type, et, sans nous lasser d’entasser millions sur millions, surtout sans perdre notre vaniteuse confiance, poursuivons nos efforts et créons à nouveau notre flotte de combat sur un type à la hauteur de tous les progrès, satisfaisant aux besoins, toujours plus divers et plus nombreux, de cette supériorité qui nous échappe. Entre le Solferino et le Taureau, n’y a-t-il pas place pour le type définitif ? La Belliqueuse sera ce type, et 8 ou 10 corvettes sont construites.

Est-ce à dire que nous voulions rejeter ici nos dépenses sur M. Dupuy de Lôme, sur un homme dont les œuvres compteront certainement dans l’histoire des progrès accomplis par la science moderne ? Loin de nous cette pensée. Tous, nous participons à l’esprit de notre époque, et nous subissons l’influence des idées qui prévalent dans la société où il nous est donné de vivre. L’affaissement des esprits et des consciences, qui a rendu possible le régime politique de ces vingt dernières années, en créant l’omnipotence personnelle du souverain, créait aussi, comme conséquence logique, l’omnipotence de tous ceux qui étaient placés à la tête d’une administration publique. Par une conséquence aussi inévitable, ceux qui étaient tentés de réagir contre le courant étaient mis à l’écart et réduits à l’impuissance, tandis que le grand nombre, séduit, entraîné par la grandeur souvent apparente, mais souvent réelle aussi, des résultats obtenus, ne trouvait que des éloges et des applaudissemens pour tout ce qui venait d’en haut ; aujourd’hui, aux lueurs sinistres de nos ruines, nous paraissons nous réveiller à la vérité. Que ceux qui croient pouvoir s’en faire les apôtres s’épargnent d’inutiles insultes au passé ; qu’en proclamant tout haut ce qu’ils croient vrai, ils écoutent toujours la voix de leur conscience, et n’écoutent qu’elle : ils se préserveront ainsi de toute injustice, ils y trouveront la force nécessaire pour remplir la tâche qu’ils s’imposent.


IV.[modifier]

Il ne peut entrer dans notre pensée de vouloir préciser ce que seront, même dans un prochain avenir, les marines de guerre des nations qui, profitant de notre impuissance momentanée, vont se disputer l’hégémonie européenne. Si l’Angleterre et les États-Unis, par leur situation tout économique, spéciale, doivent sans cesse fixer des regards anxieux sur l’Océan, ce vaste théâtre de leur activité et la source la plus assurée de leurs richesses, sinon pour y régner en maîtres, du moins pour en assurer la liberté, les autres peuples videront leurs querelles sur ces champs de bataille du vieux monde déjà tant de fois inondés de sang. C’est sur leurs armées plus que sur leurs flottes qu’ils s’en remettront du soin de l’avenir. Pour nous, qui devons attendre en nous recueillant, il nous faut conserver, accroître même toutes nos forces vives avec le moins de dépenses possible. L’économie n’est-elle pas la plus grande de ces forces ? Tel étant le but, nous exposerons brièvement et sans les discuter les mesures qui nous paraissent devoir y conduire, et auxquelles les considérations précédentes doivent avoir préparé l’esprit de nos lecteurs.

Suppression des escadres d’évolution en tant que forces permanentes et écoles maritimes, suppression des stations navales, aliénation par vente, ainsi que cela a été fait en Angleterre, de la plus grande partie de notre flotte de transport, telles sont tout d’abord les trois mesures qui nous paraissent devoir être prises ; c’est, on le voit, une révolution radicale, et de pareilles révolutions ne peuvent être proposées que lorsqu’on peut reconstruire un ordre meilleur sur les ruines du passé.

Les forces maritimes effectives comprendront : 1° 12 frégates[4] armées, montées par un équipage maximum, commandées par un capitaine de vaisseau, ayant un état-major de 2 capitaines de frégates, 6 lieutenans de vaisseau, 6 enseignes, 20 élèves ; — 2° une réserve, répartie dans les trois grands ports de Toulon, Brest et Cherbourg, et composée de 3 frégates armées, 3 frégates en première catégorie, 6 béliers garde-côtes en première catégorie, 6 avisos. — Ces navires seront aux ordres des préfets maritimes des trois arrondissemens, et assureront les divers services de protection du littoral.

Chaque mois, une frégate partira de France pour un voyage de circumnavigation qui devra durer un an. Elle fera escale à tous les ports, centres des stations navales actuelles. Suivant l’ordonnance, les commandans pourront être requis par les représentans diplomatiques et consulaires de la France, mais pour toute mission nécessitée par les intérêts nationaux dans le pays, sous la double responsabilité du commandant et de l’agent diplomatique, responsabilité sérieusement imposée et sérieusement comprise. Le voyage devra s’effectuer à la voile, sauf les cas prévus par les instructions ordinaires. En dehors de ces cas, procès-verbal sera dressé des motifs qui auraient nécessité la violation de ces instructions ; ces procès-verbaux seront au retour soumis à l’examen le plus sévère d’une commission présidée par le major-général, qui décidera s’il y avait réellement urgence d’allumer les feux. Si la réponse de la commission est négative, le capitaine, responsable pécuniairement, sera condamné à rembourser les frais inutiles qu’il aura causés à l’état. Une commission présidée par le major-général et composée de membres égaux en grade au moins au capitaine constatera au retour de toute campagne les résultats obtenus au point de vue de l’instruction des officiers, des élèves, de l’équipage. Cette inspection sera sérieuse, approfondie, et pourra durer aussi longtemps que le président de la commission le jugera nécessaire. En tout cas, elle comprendra au moins un jour passé à la mer. La durée des commandemens est d’une année pour les capitaines de vaisseau, de deux ans pour les officiers d’un grade inférieur.

Le nombre des vaisseaux-écoles-canonniers tels que le Louis XIV est porté à deux, l’un à Brest, l’autre à Toulon. La durée du commandement de ces vaisseaux est de un an, comme tous les commandemens de capitaine de vaisseau ; mais l’officier destiné à exercer un de ces commandemens est désigné deux mois à l’avance, et il est immédiatement embarqué comme passager sur le navire qu’il doit commander, pour s’initier à l’ensemble du système d’instruction et en perpétuer les traditions et les méthodes.

La durée réglementaire de l’embarquement des officiers sur les vaisseaux-écoles est de six mois. Tous les officiers de la flotte, d’abord comme enseignes, puis comme lieutenans de vaisseau, seront embarqués à tour de rôle sur les vaisseaux-écoles. Les enseignes, à la fin de leur campagne, devront subir un examen sur l’enseignement reçu. Les lieutenans de vaisseau adresseront au ministre un mémoire détaillé sur l’ensemble de leurs travaux, les perfectionnemens à introduire soit dans l’art militaire naval, soit dans les méthodes d’instruction.

Les mémoires qui en seront jugés dignes seront imprimés aux frais de l’état, et leurs auteurs mis à l’ordre du jour de la flotte. L’équipage des vaisseaux-écoles sera de 1,000 hommes, plus les hommes de spécialités diverses. La moitié au moins de l’équipage sera composée de matelots appartenant à l’inscription maritime, spécialement levés pour cet objet, et de manière que tout matelot de cette classe ait le brevet de matelot-canonnier. La durée de l’embarquement sera de quatre mois. Les matelots de l’inscription maritime pourront alors être renvoyés. Tous ceux des autres provenances ne pourront être congédiés qu’après une campagne sur une frégate de circumnavigation.

L’École navale est abolie. Une chaire d’enseignement préparatoire pour les examens d’élèves est créée au lycée de douze villes de France qui seront ultérieurement désignées. Les professeurs de sciences de l’École navale actuelle seront nommés à ces chaires, et les autres places mises au concours parmi les professeurs d’hydrographie de nos ports. Les cours seront publics, et l’instruction sera soumise au contrôle d’inspecteurs, officiers supérieurs ou généraux de la marine. L’enseignement sera gratuit. Nul ne pourra être nommé élève de marine qu’après un concours annuel ; le programme des matières comprendra l’ensemble des mathématiques pures enseignées aujourd’hui à l’École navale. Ne pourront être enseignes de vaisseau que : 1° les élèves de marine après trois ans d’embarquement et des examens successifs dont le programme sera réglé ultérieurement ; 2° les sous-officiers mariniers de toute profession qui, après six mois de grade, auront satisfait au dernier examen exigé des élèves. — Ne pourront être lieutenans de vaisseau que les enseignes ayant satisfait aux examens subis après les six mois d’embarquement sur le vaisseau-école. L’avancement aura lieu absolument à l’unanimité.

L’avancement au grade de capitaine de frégate sera pour un tiers à l’ancienneté, pour les deux tiers au choix. Si nous conservons un tiers à l’ancienneté, nous croyons néanmoins qu’une disposition spéciale sur les retraites pourrait, en sauvegardant certains droits, permettre d’adopter l’avancement absolu au choix qui, justement exercé, est le plus fécond. Nul ne pourra être nommé capitaine de frégate que les lieutenans de vaisseau ayant cinq ans d’embarquement dans leur grade, dont six mois passés sur un vaisseau-école. L’avancement, à partir du grade de capitaine de frégate, aura lieu au choix. L’embarquement des officiers de tout grade non pourvus d’un commandement sera fait à tour de rôle, en allant du plus jeune au plus ancien, sur une liste générale de tous les officiers du même grade. Cette liste, affichée publiquement à la majorité générale, sera tenue au courant par un état rectificatif hebdomadaire expédié chaque samedi dans les divers ports. Toute violation du droit d’embarquement entraînerait la mise en réforme de l’autorité qui s’en serait rendue coupable. Le recours direct et gratuit au conseil d’état est autorisé. Tout officier dont la plainte aura été reconnue mal fondée sera mis immédiatement en réforme.

Nul ne peut être appelé à exercer un commandement à la mer : 1° dans le grade de lieutenant de vaisseau, que l’officier de ce grade qui a rempli les conditions pour l’avancement à un grade supérieur ; 2° dans celui de capitaine de frégate, que ceux qui comptent une année d’embarquement dans leur grade ; à bord des frégates naviguant, un des deux capitaines de frégate et les six lieutenans de vaisseau sont spécialement chargés de l’instruction des élèves suivant un programme déterminé. — La limite d’âge sera : pour les lieutenans de vaisseau, cinquante ans ; pour les capitaines de frégate, cinquante-cinq ans ; pour les capitaines de vaisseau, cinquante-huit ans ; pour les contre-amiraux, soixante ans ; pour les vice-amiraux, soixante-deux ans.

Telles sont dans leur esprit, plus que dans leur expression formelle et définitive, les mesures qui nous paraissent devoir assurer le développement de l’instruction de nos officiers et de nos marins, ainsi que celui de nos forces maritimes effectives, tout en réalisant les plus sérieuses économies et en sauvegardant les droits de tous. Les chiffres posés ne peuvent être qu’une approximation, un point de départ. Bien des détails de la plus haute importance n’ont pas été abordés ; il y faudra les recherches patientes et consciencieuses des hommes spéciaux. Même en ce qui regarde notre flotte et le personnel maritime, il nous serait facile d’entrer dans l’exposé de mesures secondaires qu’il serait temps de prendre, car, cela est triste à dire, mais il faut le dire, la marine a été dans ces dernières années un des corps où ce qu’on appelle la faveur a exercé la plus triste influence. Le découragement des meilleurs et des plus capables d’entre nous semblerait légitime, si nous ne devions tous avoir pour règle que la suprême récompense est le sentiment du devoir accompli. Espérons donc qu’un esprit de justice plus efficace présidera désormais aux destinées de ces courageux officiers, de ces braves marins, qui, à Paris comme dans toutes nos armées, ont porté si haut naguère l’honneur de leur arme.

Un officier de marine.

  1. Voyez la Revue du 1er décembre 1867, la Marine de guerre, par M. de Keranstret.
  2. Dès 1854, le River-Bird inaugurait ces traversées.
  3. Voyez la Revue du 1er décembre 1867, la Marine de guerre, par M. de Keranstret.
  4. Nous conservons le mot frégate comme expression des navires actuellement commandés par un capitaine de vaisseau.