Les Rêveries bibliques de M. Michelet à propos de la Bible de l'Humanité

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Les Rêveries bibliques de M. Michelet à propos de la Bible de l'Humanité
Revue des Deux Mondes (p. 698-716).
LES
REVERIES BIBLIQUES
DE M. MICHELET

La Bible de l’humanité, par M. J. Michelet; 1 vol. in-12, 1864.

Vous êtes-vous jamais demandé, revenant par l’esprit à la révolution de la fin du dernier siècle, à ses retentissemens infinis, à cette multitude de révolutions individuelles qui en sont la suite obscure et inévitable, vous êtes-vous demandé ce que devint à un moment donné, dans la grande dispersion, tout ce peuple de moines subitement émancipés, jetés à l’improviste de l’ombre du cloître à l’air libre du monde? Si on connaissait et si on pouvait suivre leur destinée ainsi coupée en deux, ce serait sans doute un curieux chapitre d’analyse morale. La veille encore ils vivaient de leur vie close et réglée jusque dans ses plus menus détails, de cette vie qui recommençait tous les jours et tous les jours repassait par les mêmes sentiers. Quelques-uns étaient de savans hommes, de patiens chercheurs, d’un esprit très cultivé et très fin, qui fouillaient l’histoire, qui se passionnaient et s’égayaient dans l’étude. Pour les savans comme pour les simples d’esprit, l’horizon était fixe et invariable : il n’allait pas au-delà de la haute muraille, tout au plus du jardin de leur couvent, au-delà de l’intérêt de leur ordre ou de leur destination particulière, et, vivant de la vie claustrale, ils en gardaient les goûts, les mœurs, le pli ineffaçable. Les plus hardis d’un regard perçaient les grilles et pressentaient le monde extérieur sans le connaître. La veille, c’étaient des moines, des solitaires; le lendemain, ils se trouvent tout à coup émancipés et libres, confondus dans la masse troublée d’une société en ébullition. Prodigieux changement dans leur existence, révolution inattendue qui les livre sans défense à tous les souffles excitans du siècle! Beaucoup durent être pris d’un étrange vertige et ressentir l’ivresse de l’air extérieur. Rien n’est dangereux comme un moine qui fait tant que de s’émanciper : dans sa gaucherie même d’affranchi de la veille, il a d’étonnantes licences d’esprit et des ingénuités d’irréligion devant lesquelles reculerait un simple laïque; quand il en vient à remuer certains mystères scabreux de notre misérable humanité, il a facilement de vraies concupiscences d’imagination, d’étranges audaces d’inquisition graveleuse. Il se hâte de réparer le temps perdu en touchant à tous les fruits défendus de la liberté avec la curiosité âpre et fougueuse d’une nature longtemps refoulée et mortifiée sous la bure. Il secoue son froc pour paraître en toute chose un homme nouveau, et jusque dans ses plus grandes hardiesses cependant on sent encore le moine étonné, embarrassé ou enivré, mêlant au besoin un reste d’hallucination mystique à des crudités inquiétantes, à des goûts singuliers. Je ne voudrais rien dire de trop quand il s’agit d’un des plus brillans esprits, d’une des plus vraies originalités contemporaines; mais M. Michelet parfois réveille justement et très involontairement l’idée d’un de ces moines émancipés qui s’échappent à travers le monde, saccagent tout avec une ingénuité périlleuse, et vers le soir, à l’heure des pensées reposées et sereines, sont aiguillonnés par toute sorte de tentations tardives. Si on veut bien y regarder de près, il a les goûts et les allures d’un cénobite troublé dans son travail solitaire, violemment arraché à la vie contemplative pour être livré tout à coup à l’ardente fascination de la popularité et des nouveautés. C’est un moine sécularisé de la science et de la poésie, et là est peut-être au fond le secret de sa carrière, de ses métamorphoses morales, de cette originalité très fine et très laborieuse, pleine de mouvemens étranges et de contrastes.

C’est qu’en effet toute une partie de la vie de M. Michelet, la première, la plus féconde, quoique la moins retentissante, disparaît dans une sorte de claustration austère et douce. Il se tient dans l’ombre et le recueillement studieux, et à cette époque légendaire, fabuleuse, de sa carrière, volontiers on se le figure comme un jeune bénédictin-poète dans sa cellule, une cellule assez vaste pour être une bibliothèque. Les vieux livres, les vieux parchemins sont épars autour de lui, avec cette vénérable poussière du passé qui a un charme tout-puissant pour son esprit, qu’il n’a qu’à secouer pour en faire sortir mille apparitions peuplant sa solitude. Cette vie d’autrefois, qui est le grand objet de sa recherche obstinée, il la saisit dans ses caractères, dans ses passions, dans ses détails les plus fugitifs ou les plus inconnus. Ces personnages qu’il ranime en historien ému, il les connaît, il a vécu avec eux, il les tutoie, il a surpris leurs plus secrètes pensées, leurs tics, le pli familier de leur physionomie. Du dehors rien ne l’occupe, ou du moins il ne se laisse pas atteindre; un rien lui suffit, un rayon de soleil qui glisse à travers les barreaux et joue sur la page commencée, ou peut-être déjà quelqu’une de ces bêtes qu’il aime, qu’il décrira plus tard. Il a la grâce aimable du solitaire, la pénétration sincère et vive du savant qu’aucun bruit extérieur ne distrait, la subtilité de l’homme qui interroge, analyse et décompose, les effusions de celui qui parle beaucoup avec lui-même. Puis tout à coup, un jour, quelque chose d’étrange comme un oiseau noir vient battre des ailes avec grand bruit à sa fenêtre : l’oiseau noir, c’est le jésuite, le terrible jésuite, et voilà le solitaire qui se réveille en sursaut, qui se lève tout effaré. S’il ne ferme pas précisément ses livres, il les délaisse un peu, ou du moins il ne les fit plus du même œil. Lui aussi, il veut voir ce qui se passe au dehors, et il se trouve à l’étroit dans sa cellule, dans sa paisible et studieuse solitude. Le bruit l’attire, le retentissement de sa voix dans un monde plus étendu l’étonné et l’enivre; les tentations vont au-devant de lui et le fascinent : il s’émancipe et se sécularise. C’est vers 1845 que cela lui arriva, au plus fort des querelles religieuses et universitaires de ce temps.

M. Michelet, quand cette révolution a été accomplie en lui et qu’il s’est donné toutes ses libertés, s’est plu assez souvent à des interprétations des choses qui avaient au moins le mérite d’être originales, à des définitions des hommes et des événemens qui pouvaient bien avoir, si l’on veut, quelque lueur de vérité, mais qui ne laissaient point, à coup sûr, d’être bizarres. Ainsi c’est lui qui, dans ses récits sur la renaissance et la réforme, a trouvé la clé des changemens de la politique de la France à un certain moment en découvrant deux François Ier : avant et après l’abcès! C’est lui encore qui, en parcourant le XVIIe siècle, a mis en lumière le rôle décisif de la fistule du grand roi. On a eu de même deux Louis XIV : avant et après la fistule ! Je sais bien que c’est réduire un peu l’histoire et la voir par des côtés assez humilians; mais M. Michelet est devenu un peu médecin dans ses transformations, et, sans recourir à la médecine, on pourrait dire que l’apparition du jésuite, de l’oiseau noir, à la fenêtre de sa cellule joue dans sa carrière d’écrivain le même rôle que toutes ces maladies royales dont il saisit si merveilleusement l’influence : c’est du moins le signal de toute une métamorphose dans ses habitudes et dans sa pensée. Jusque-là en effet c’était l’homme du travail solitaire et recueilli. Il faisait de l’histoire une sorte d’art sacré; il traçait cette description si vivante de la France dans sa formation, faisant de la géographie un vrai drame; il racontait avec une émotion religieuse la vie de Jeanne d’Arc. Il avait à travers tout d’invincibles tendresses pour le moyen âge. A dater du jour de la mystérieuse apparition, tout a changé sensiblement; M. Michelet est devenu un autre homme, se jetant dans toutes les mêlées avec la passion d’une nature nerveuse et irritée, curieux non plus seulement de l’histoire, mais des secrets de la vie, même des maladies, — s’enhardissant à toutes les tentatives, heureux quelquefois dans ses audaces, parfois aussi se perdant dans de prétentieuses subtilités, toujours sous le poids de sa grande obsession, poursuivant l’oiseau noir, le voyant partout, dans le passé et dans le présent, et voulant à tout prix en délivrer l’humanité, promenant enfin un des esprits les plus charmans et les plus étincelans dans toutes les sphères du connu et de l’inconnu. Il était déjà passionné dans son recueillement, il l’a été encore plus dans ses dispersions. Il a eu surtout une prétention particulière, celle de n’être pas ce qu’il est réellement, de vouloir tout embrasser dans une intelligence plus fine, plus pittoresquement inventive, plus originalement ingénieuse que large et féconde, plus capable de tracer de vivans tableaux de l’art ou de la nature que d’interpréter avec clarté les grands mouvemens humains ou de formuler le symbole des croyances religieuses de son siècle. C’est ainsi qu’avec des dons merveilleux, avec de la sincérité, du désintéressement, M. Michelet en vient à écrire des œuvres diffuses, comme la Bible de l’Humanité, comme les derniers volumes de son histoire, où ses rares qualités s’émoussent, où ses défauts grossissent dangereusement. Il s’en donne, comme on dit, à cœur-joie dans le sens de ses affectations et de ses faiblesses.

Je ne sais s’il est un talent mieux doué pour éblouir par l’imprévu, par la nouveauté des traits qu’il prodigue comme un vrai magicien, et en même temps mieux fait pour dérouter, pour impatienter par toutes les contradictions où le jette une absence à peu près complète d’équilibre moral, par un tourbillon incessant d’instincts, de tons, de couleurs, qui se mêlent sans se lier. Depuis qu’il s’est élancé dans cette carrière où le solitaire de la veille est devenu l’écrivain que tourmente le goût de la vie et de la popularité, M. Michelet ressemble à une âme en peine qui essaie toutes les formes visibles, même celles qui répugnent le plus à sa nature. Il va du présent au passé, de la psychologie morale à la description du monde des oiseaux et des insectes, de l’histoire à l’étude de l’origine des religions. Au fond, que trouvez-vous? Un esprit qui se débat contre ses propres aptitudes, qui est en travail perpétuel de métamorphose et apparaît sous une multitude de faces contraires, semblables, à des fragmens d’un miroir brisé qui refléteraient une physionomie toujours changeante. Chose curieuse en effet, M. Michelet réunit en lui des traits qui semblent s’exclure, et qui font de son talent un phénomène aussi brillant que difficile à saisir et à dessiner. L’auteur de l’Histoire de France et de la Bible de l’humanité est certainement avant tout un esprit de haute et fine culture, recherché, allant même jusqu’à être précieux, et le voilà tombant dans des trivialités grossières que sa svelte nature traîne après elle comme un vêtement incommode et malpropre. M. Michelet a sans effort par instans l’impartialité supérieure d’une intelligence sérieuse formée dans l’étude, dans la contemplation désintéressée des choses du passé, et tout aussitôt il aura de véritables fureurs de parti-pris, des haines passionnées, fixes, implacables. De tous nos contemporains, il est assurément celui qui a le moins le tempérament révolutionnaire. Imaginez donc l’auteur de l’Amour s’embarrassant dans une déclamation révolutionnaire ; il s’arrêterait à mi-chemin : après trois mots, il mettrait un point. Il a trop le goût des choses idéales, des abréviations et des subtilités de langage, et cependant il lui arrive de vouloir souffler dans ce tube sonore d’où sortent les lieux-communs, les banalités retentissantes et vides, les emphases révolutionnaires. S’il est un homme tout d’instinct, d’intuition, d’une âme religieuse et même mystique, certes c’est M. Michelet; il n’a pas seulement le sens du mysticisme dans le passé, il en a le goût et la vocation. Il a la passion de tout ce qui est mystérieux, il se promène parmi les visions, il s’échappe en extases subtiles et enflammées, et tout à côté il sera pris d’un démon secret d’ironie, il déchirera les voiles du temple, il ravagera le sanctuaire et jouera sans pitié avec les choses sacrées. Il a le sentiment délicat et exalté de la pureté morale, et il se plongera dans les détails de la physiologie la plus crue. Il étonne par une puissance singulière de transformation et de mobilité. Où est le secret de cette nature multiple? quelle est la faculté essentielle dont la domination exclusive explique ces contrastes et ces métamorphoses, et, pour me servir d’une des expressions de l’auteur, ce perpétuel hallali à travers toutes les routes du visible et de l’invisible? Notre ingénieux ami Emile Montégut l’a dit, et un autre esprit de vive pénétration, M. H. Taine, l’a dit aussi, et on le redira toutes les fois que M. Michelet lancera quelque œuvre nouvelle comme une énigme de plus: c’est l’imagination, — une imagination nerveuse, inquiète, vagabonde, prodigieusement impressionnable et vibrante. C’est par l’imagination que l’auteur de la Bible de l’humanité est tout ce qu’il est, qu’il prend toutes les formes; c’est par elle et avec elle qu’il est tour à tour ou tout ensemble historien, naturaliste, philosophe et surtout poète.

Ce n’est pas l’étendue et la variété des domaines parcourus ou un instant occupés par M. Michelet qui est ici une difficulté. On a vu plus d’une fois des esprits embrasser dans leur observation, étreindre dans une conception hardie et large les divers ordres de faits du monde moral ou physique, et c’est même le signe le plus éclatant d’une intelligence véritablement supérieure de ne point scinder les phénomènes humains, d’en saisir le lien intime, les rapports mystérieux, de retrouver par la pensée le secret de leur profonde et vaste harmonie; mais ces esprits font de l’imagination leur puissante et lumineuse complice, ils ne subissent pas son empire comme celui d’une maîtresse tyrannique. M. Michelet, lui, avec le même goût d’universalité, est justement le contraire de ces esprits; il est le serviteur de son imagination, il la suit haletant dans toutes les aventures où il plaît à cette souveraine fascinatrice de l’entraîner. Savant, il l’est sûrement malgré tout, et il ne faudrait pas imiter les bonnes gens qui ne reconnaissent plus la science, qui lui refusent leur porte comme à un hôte inconnu dès qu’elle ne se présente pas avec la démarche compassée, le geste pédantesque, la physionomie grave et ennuyeuse. Il est des pages de M. Michelet où dans un désordre apparent et à travers les bizarreries les plus inattendues le génie d’une époque, le caractère d’un personnage se révèlent tout à coup et parlent. Un homme revit dans un trait; un siècle palpite dans une peinture saccadée et à peine ébauchée. Ce n’est ni la science ni l’observation qui manquent à ce patient et ardent chercheur; mais toutes ces choses qu’il sait pour les avoir étudiées, pour les avoir contemplées face à face, ces élémens premiers rassemblés par une érudition active, l’imagination les interprète, les transfigure, les dépasse et les torture. Ce n’est plus l’esprit supérieur maître de son œuvre, disposant d’une main vigoureuse des élémens qu’il a conquis, les classant, les coordonnant pour en faire sortir la vie comme ferait un Macaulay ; c’est l’homme enivré et fasciné qui subit une domination, qui a des lueurs, des caprices, des emportemens ou des boutades, et c’est ainsi que tout ce que fait M. Michelet devient une série de fantaisies sur les révolutions humaines, sur l’histoire des animaux, sur la littérature, sur l’art, sur la philosophie morale et les religions.

Asservi et entraîné par son imagination, l’auteur de la Bible de l’humanité, si vive et si indépendante que soit sa personnalité, n’a plus la possession de lui-même; il est tout entier à sa création, au sujet qui l’émeut; il s’y absorbe. Son âme, par une de ces transmigrations dont il s’est fait, je crois, une foi, passe dans ces êtres vivans, dans ces choses morales qu’il décrit. Il sait, n’en doutez pas, ce que sent et ce que pense un oiseau. Est-il bien certain de n’avoir été jamais un oiseau? Quand il analyse si curieusement, si bizarrement la nature de la femme, son tempérament nerveux et ses crises, ses terribles crises, est-il bien sûr de n’en avoir jamais traversé de semblables? Et de même aujourd’hui le voilà Indien dans l’Inde avec le Ramayana, Persan dans la Perse primitive, Égyptien en Égypte, Hellène dans la Grèce antique. M. Michelet remue tout cela et le fait vivre, prenant dans ses mains une religion comme un oiseau ou comme une jeune mariée dont il analyse les métamorphoses. Quand il s’agit du charmant et brillant monde de l’air, je ne dis pas; M. Michelet aura certainement des pages pleines de grâce qui sembleront presque naturelles. Il interrogera le héron rêveur, et il sera un vrai poète en racontant le drame de la vie du rossignol. Quand il s’agit de la femme, de la touchante blessée, passe encore, quoiqu’il y eût déjà fort à dire : à travers des détails qui ont une fade et écœurante odeur de clinique, l’auteur saura du moins trouver, en compensation des désagrémens qu’il inflige, des observations d’une poétique et ingénieuse délicatesse. Quand il s’agit des religions, c’est-à-dire de ce qui touche au plus profond de l’âme humaine, à la racine des civilisations, le procédé est un peu léger, et on pourrait se demander si M. Michelet n’aurait pas mieux fait d’ajouter à ses poèmes sur les oiseaux, sur les insectes, sur les habitans de la mer, un dernier poème sur une autre classe de créatures vivantes. Il aurait pu y placer ce gracieux portrait de l’éléphant, le « colérique et capricieux » éléphant formé aux convenances et à la vie civilisée par la toute-puissance morale de l’Inde ancienne : « rien n’est plus beau, plus grand pour l’Inde; la victoire fut toute de l’âme. On crut, on dit à l’éléphant qu’il avait été homme, un brahme, un sage, et il en fut touché; il se conduisit comme tel. C’est ce qu’on voit encore. Il a deux serviteurs qui sont chargés de l’avertir de ses devoirs, de le rappeler (s’il s’écartait) dans la voie de la convenance, de la gravité brahmanique : sur son cou, le cornac qui le dirige et lui gratte l’oreille, le gouverne surtout par la parole et l’enseignement; l’autre, serviteur à pied, marchant tout près, d’une voix soutenue, avec mêmes égards, lui inculque aussi sa leçon... » Depuis, « on a fort ravalé l’éléphant; » mais M. Michelet, en allant étudier sa physionomie rêveuse au Jardin des Plantes, n’a pu manquer de deviner que l’intéressant animal, le « mont vivant, » comme il l’appelle, devait songer aux temps où, sur les bords du Gange, il « se replongeait à la grande âme et s’en incarnait un rayon. »

Il ne faut pas demander si en entreprenant ce nouveau voyage d’imagination à travers les époques primitives de l’Inde, de la Perse, de l’Egypte, de la Grèce, en remuant toutes ces religions, ces traditions, ces mythologies, ces poésies, l’auteur de la Bible de l’humanité a laissé tomber de ces pages colorées et ingénieuses où se retrouve toujours le poète. M. Michelet ne serait plus lui-même, s’il cessait d’être cet esprit impressionnable et hardi qui s’émeut sans effort devant les grandes manifestations humaines, et qui en les contemplant est instantanément saisi du démon familier de l’inspiration. L’attrait était puissant, ici surtout : c’était la nouveauté de cet Orient lointain à peine connu, que la science de notre temps fait chaque jour sortir de son ombre profonde en découvrant le secret de ses langues, de ses religions. Il en aurait fallu bien moins pour fasciner M. Michelet. Le vieux monde décidément ne lui a plus suffi, il lui a paru étroit; la Grèce visiblement est trop petite, la Judée est sèche; il lui faut les sources primitives, les paysages grandioses de la Haute-Asie, les sommets sacrés d’où descendent le Gange et l’Indus ou les torrens de la Perse, et à ces torrens sacrés, à ces sources premières, il s’abreuve, selon son habitude, jusqu’à y puiser l’ivresse de l’imagination, jusqu’à oublier tout ce qui ne découle pas de ces régions profondes et merveilleuses de l’Orient. Ecartez cette fascination et ce voile du passé cependant : quelle est la pensée inspiratrice du nouveau commentateur des religions orientales? quel est donc ce livre qui s’appelle de ce nom orgueilleux de Bible de l’humanité? Ce n’est point évidemment un livre d’érudition, quoiqu’il soit né à l’ombre de la science moderne. L’auteur décline ingénument cette ambition, et les savans auraient, je pense, beaucoup à effacer, à rectifier ou à éclaircir dans les interprétations de M. Michelet, dans cet exposé tourbillonnant des mythes et des légendes de l’Inde, de la Perse ou de l’Egypte. Ce n’est point non plus un livre de philosophie : c’est le propre de ce talent tout d’intuition et de sentiment de se perdre dans les idées générales, dans le mouvement abstrait des grands systèmes philosophiques, de ne plus se reconnaître dès qu’il n’a plus une réalité sensible devant lui, des impressions et des instincts humains à faire mouvoir, à personnifier. Qu’est-ce donc, encore une fois? Cela est bien simple : c’est une œuvre de fantaisie comme toutes les œuvres de M. Michelet, comme l’Oiseau, comme l’Insecte, comme la Mer; c’est un livre de littérature sur les religions, et, considérée comme œuvre littéraire, la Bible de l’humanité, sans égaler les précédens poèmes de l’auteur, contient certainement encore de vives et éblouissantes peintures, de pénétrantes et fines analyses. Les magnificences de la poésie indienne, du grand Ramayana, sont ressaisies, expliquées et commentées avec l’effusion reconnaissante d’une intelligence qui se sent quelque parenté avec le génie brahmanique. Sur la Grèce, — quoiqu’elle soit petite, — sur ses traditions, ses légendes et toute cette germination poétique de dieux qui illumine le ciel hellénique, il y a des pages d’une sagacité inventive et pittoresque.

Quant à la pensée, elle est assez difficile à définir, à moins qu’il ne faille la voir dans cette boutade de l’auteur, qui, en quittant les ombrages immenses et les grands fleuves de l’Inde, trouve que « les petits lacs de Galilée » sont assez pauvres, et estime qu’il les boirait d’un coup. C’est là au fond, dans une image humoristique, la triste pensée de ce livre, qui n’est plus qu’une vaine puérilité lorsqu’il touche à tout ce qui est chrétien. En réalité, il est fait pour supprimer, pour évincer tout uniment le christianisme, et ce n’est pas moi qui le dis, c’est M. Michelet qui, en traçant la généalogie morale de la race humaine, dit avec une naïveté d’inventeur : « De l’Inde jusqu’à 89 descend un torrent de lumière, le fleuve de droit et de raison. La haute antiquité, c’est toi. Et ta race est 89. Le moyen âge est l’étranger. La justice n’est pas l’enfant trouvé d’hier, c’est la maîtresse et l’héritière qui veut rentrer chez elle, c’est la vraie dame de maison. Qui était avant elle? Elle peut dire : J’ai germé dans l’aurore, aux lueurs des Vêdas. Au matin de la Perse, j’étais l’énergie pure dans l’héroïsme du travail. Je fus le génie grec et l’émancipation par la force d’un mot : « Thémis est Jupiter, » Dieu est la justice même. De là Rome procède, et la loi que tu suis encore... » Ainsi c’est bien clair : voilà une Bible de l’humanité d’où le christianisme est banni comme un étranger. Moyennant cette solution où l’auteur voit le triomphe de la justice éternelle par « l’accord victorieux des deux sœurs, science et conscience, » toute ombre disparaît. Après cela, si la réalité ne ressemble pas au rêve, si le monde en est encore à ses vieilles iniquités, à ses vieux péchés, à ses souffrances et à ses troubles, M. Michelet vous proposera le souverain remède : « qui fit le Ramayana est quitte de ses péchés; » vous trouverez dans le Ramayana la pureté, l’apaisement, la jeunesse et la force. Franchement M. Michelet, dans sa sincérité bien évidente, a trop souvent de ces passions merveilleuses, de ces illuminations soudaines; trop souvent il s’écrie : « J’ai trouvé ce que je cherchais,., reçois-moi donc, grand poème !.. que j’y plonge!... c’est la mer de lait !... » Ce qui est assez vraisemblable, c’est qu’en l’année 1863, « année chère et bénie, » où pour la première fois il a pu lire le divin Ramayana, M. Michelet s’est trouvé, comme ce Vrihaspati représenté par l’art indien, assis sur un lotus, et qu’il s’y est endormi d’un sommeil plein de rêves éblouissans, gracieux et effrénés. Il s’est réveillé brahmane pour offrir son évangile à l’humanité moderne. Ce n’est, qu’on m’entende bien, ni l’importance religieuse et littéraire des grandes poésies indiennes, ni l’intervention de la race humaine dans la formation traditionnelle de ses croyances, ni les droits de la science s’appliquant à éclairer, à dégager toutes ces questions obscures et profondes, que je prétends diminuer. Comment se sont formées les religions de l’Inde, de la Perse, de la Grèce, de l’Egypte, qui ont précédé le christianisme? Quel est le caractère et quelles sont les évolutions des grands systèmes religieux et philosophiques de la Haute-Asie, brahmanisme, bouddhisme ou autres? quelle est la marche de l’idée de Dieu dans ce travail confus? dans quelle mesure l’élément aryen et l’élément sémitique ont-ils concouru à la formation de l’Europe moderne? quel est enfin le rapport du christianisme avec tout ce passé? Ce n’est pas un ignorant comme moi, dirai-je à l’imitation de M. Michelet, qui peut se permettre de trancher ou de remuer ces problèmes, faits pour l’esprit d’un Burnouf, et qu’un Burnouf même ne résout pas. M. Michelet, lui, en avouant son incompétence, avec la nature la moins propre à se plier aux précisions, aux sévérités de la science, va, remue, tranche, s’exalte, raille, et croit avoir mis une lumière là où il a mis une fantaisie d’imagination. C’est l’humoriste de l’histoire des religions. Par les obscurités où il se débat, par la légèreté agitatrice de ses hypothèses poétiques, il ne fait que raviver d’une façon plus saisissante ce sentiment humble et grave que le spectacle de l’univers éveille chez tout homme sincère : c’est que dans l’étude des choses, dans l’interprétation des phénomènes du monde moral comme du monde physique, la science est beaucoup, et elle n’est pas tout. Son pouvoir n’est illimité qu’en apparence : les bornes redoutables, invincibles, sont encore partout pour elle. Dans son indépendance, elle refuse de reconnaître le merveilleux, le surnaturel, et le surnaturel la poursuit sous d’autres formes, sous le nom de l’extraordinaire, de l’incompréhensible, qui l’environne et la presse.

Oui, sans doute, la science est devenue de nos jours la passion sérieuse et désintéressée de bien des âmes noblement tourmentées du besoin de connaître, et, par un énergique effort tenté sur tous les points, elle a marché à pas de géant. Elle a découvert des lois nouvelles, des propriétés inconnues de la nature, des affinités ou des combinaisons de races qu’on ne soupçonnait pas. Elle a éclairci la confusion des temps. Elle a trouvé dans l’étude des langues des instrumens nouveaux pour pénétrer le secret des civilisations et des religions, et sous ce rapport on peut dire qu’elle a resserré le cercle des faits sur lesquels les églises se réservaient un droit supérieur d’interprétation, agrandissant ainsi de tout ce qu’elle a soustrait à l’autorité la libre juridiction de l’intelligence humaine. Elle a rétréci le domaine du mystère et de l’inconnu, elle ne l’a pas supprimé, et pour la science, si je ne me trompe, autre chose est de s’étendre autant qu’elle peut, de s’exercer dans sa pleine indépendance, d’imprimer son sceau définitif sur ce qu’elle conquiert patiemment chaque jour, autre chose est de nier ce qu’elle n’a pas réussi à comprendre, ce qui commence justement là où elle s’arrête, au bord de l’infini. Étendez autant que possible la limite : au-delà il reste toujours ce qu’on n’explique plus et ce qui n’existe pas moins, la grande et vague région de l’inconnu. Il est certain que bien des mystères de pur dogme ne sont pas plus incompréhensibles et plus étonnans que ces autres mystères au milieu desquels nous marchons, et que nous arrivons presque à croire tout naturels parce que nos yeux sont accoutumés à les voir se dérouler, parce que nous les coudoyons en quelque sorte. Celui qui n’admet que ce que la science saisit et démontre par ses propres moyens s’est-il arrêté un instant à se considérer lui-même, à s’écouter vivre et penser? S’est-il demandé comment s’est allumée cette étincelle qui brille en lui, comment se transmet l’existence, dans quel recoin de l’espace se cache cette chose fuyante et insaisissable qui s’appelle le principe de la vie? S’est-il adressé le mot que M. Michelet prête au Persan : « D’où suis-je venu? De mon père; mais le premier père? » N’a-t-il jamais été troublé en contemplant la souveraine et énigmatique majesté du monde qui l’environne? Et croyez-vous que quelques lubies semées sur le connu et sur l’inconnu répondent au redoutable problème?

Vous aurez beau transporter le fils des hommes sur la plus haute montagne, le flatter du don dangereux de la toute-puissance et de l’universelle intelligence, lui dire que les royaumes et les empires sont à lui, que rien n’existe en dehors de ce que sa science peut comprendre, qu’il est lui-même le souverain auteur de toutes les religions indistinctement, du christianisme comme de toutes les autres : le fils des hommes sent sa puissance, il est vrai, mais il sent en même temps sa faiblesse; il sent la borne invisible, et ce qu’il a de grandeur morale tient justement quelquefois à cette borne contre laquelle il se raidit saisi d’une inexprimable angoisse : témoin Pascal, le plus émouvant et le plus noble des êtres pensans. En réalité, même après avoir lu la bible nouvelle de M. Michelet, et après s’être pénétré de son humanité, le mortel le mieux abreuvé aux grandes sources peut avoir encore quelques doutes. Il se dit qu’il peut certainement surprendre les forces cachées de la nature, les plier sous sa main intelligente, qu’il peut découvrir des lois et des constellations, produire les combinaisons les plus gigantesques ou les plus gracieuses de tout ce qui existe, et qu’il ne peut réellement créer un brin d’herbe. Quand il étend son regard autour de lui, au-dessus de lui, il se sent de force à expliquer bien des phénomènes, à planter son drapeau sur bien des conquêtes de sa pensée ou de sa science, et voici que tout à coup il s’arrête étonné et muet devant ce fait universel, obstiné, — le mal, la douleur héréditaire, la solidarité dans l’expiation. D’où vient cette loi inexorable et inexpliquée qui poursuit la race humaine? Comment se fait-il que celui qui n’a commis encore aucune faute, qui n’a pas même existé, entre dans la vie, où il n’a pas demandé à venir, enfanté dans la douleur et ayant lui-même des larmes pour premier langage?

Ainsi reparaît sans cesse l’inconnu, où l’âme humaine plonge de toute la force de cet instinct que la science seule ne satisfait pas, que les religions de siècle en siècle ont cherché à satisfaire par des interprétations toujours nouvelles, variées avec les races, certainement incomplètes et insuffisantes, de l’idée de Dieu, de la nature et de l’homme. Et entre tous les systèmes religieux qui se sont succédé, ce qui fait la puissance du christianisme, c’est que bien évidemment il est l’explication la plus universelle, la plus lumineuse et la plus profonde de cet ensemble de mystères, c’est que mieux que tout autre il sait parler aux hommes de leurs misères et de leur grandeur. Ce qui, en dehors des questions historiques qu’on peut agiter, fait du christianisme une doctrine à part, où d’autres doctrines anciennes ont pu venir se fondre, mais qui dans son essence n’est pas seulement le produit de l’imagination humaine, qui se lie dans son origine à l’apparition d’un révélateur divin et suscite invinciblement la croyance, c’est que ses principes sont toute une révolution inattendue et la plus imprévue, c’est que, comme le disait un jour M. Quinet, s’il était possible que le christianisme fût né spontanément dans ce chaos d’Hébreux, de Grecs, d’Égyptiens, de Romains, d’adorateurs de Jéhovah, de Mithra, de Sérapis, qui se mêlent à cette époque, si « cette vague multitude, oubliant les différences d’origine, de croyances, d’institutions, s’est soudainement réunie en un même esprit pour inventer le même idéal, pour créer de rien et rendre palpable à tout le genre humain le caractère qui tranche le mieux avec tout le passé et dans lequel on découvre l’unité la plus manifeste, » c’est le plus « étrange miracle » dont on ait entendu parler, et tel que l’eau changée en vin n’est rien auprès de celui-là. M. Michelet, je le sais bien, résiste; il a de tendres et infinies admirations pour les lois de Manou, pour les Vêdas, pour tout ce qui est persan ou égyptien ; il aura beau s’évertuer, il fera du chemin avant de rencontrer quelque chose comme le sermon sur la montagne, comme ces versets merveilleux dont la fécondité n’est point épuisée, qui retentissent encore à l’oreille de tous les humbles, de tous ceux qui souffrent, qui ont besoin d’être soutenus ou relevés : « bienheureux ceux qui pleurent,... bienheureux les doux et les miséricordieux,... bienheureux ceux qui supportent la persécution pour la justice!... » L’auteur de la Bible de l’humanité a un malheur : quand il en vient à cette époque chrétienne, il ne sait plus guère où il en est après avoir traversé l’Inde, la Perse et la Grèce; tout tourne et danse devant son esprit. Le christianisme lui apparaît tantôt comme « un vent doux, » tantôt comme un « effet de blonde lune où se mêle un reflet affaibli du couchant, » tantôt comme une religion de femme. Il vous dira que la condition messianique pour une femme, c’est « d’être âgée, jusque-là stérile.» Le plus clair, c’est que M. Michelet est un homme d’imagination, qui joue avec les religions comme avec les oiseaux, el à qui ne suffisent pas les lacs de Galilée, ces petits lacs qu’il boirait d’un coup.

Il a soif, il halète, suivant son langage, quand il approche de cette « sèche Judée, » de « ce paysage de cendre, » où l’humanité à tort voit son centre. Le christianisme, chose stérile, a profonde pauvreté et définitive impuissance ! » C’est la mort de la nature par la victoire de la grâce, c’est la grande éclipse de l’humanité, le commencement de la décadence. Voilà le moyen âge qui arrive et qui passe comme le feu, laissant une contrée nue et désolée! Que de siècles en vain! M. Michelet reste tout rougissant d’une telle stérilité. Par hasard, on retrouvera bien sur ce chemin des siècles ceci et cela, mais si peu! « Quoi, si peu pour mille ans!... Mille ans! mille ans, vous dis-je, et pour cette société de tant de peuples et de royaumes!... » M. Michelet a l’effroi rétrospectif de cette fameuse millième année où tout devait périr, et il ne semble pas bien convaincu encore que le monde n’ait pas fini vers cette époque. Pour moi, je crois que la fantaisie a d’immenses privilèges, mais que c’est vraiment beaucoup pour elle de mettre ainsi mille ans dans une boutade et de se reposer en croyant avoir enseveli sous une pincée de cendre l’Europe chrétienne. M. Michelet fait entrer ici fort légèrement en quelques pages, en quelques traits, ce qu’il déroule dans plusieurs volumes de son histoire. Il n’a plus pour le moyen âge les tendresses qu’il avait autrefois; il le fuit avec un véritable effroi, comme s’il sentait encore l’ombre de cette époque s’étendre sur notre tête. C’est l’effroi assez peu scientifique d’une imagination qui perd le sens des grandes réalités du passé et qui prend ses visions pour les lois mêmes de l’histoire. Il n’y aurait peut-être aucune présomption à rassurer cet esprit charmant et trop impressionnable sur le danger d’une résurrection possible du moyen âge dans son ensemble. Le moyen âge est mort définitivement, mort dans sa pensée, dans ses institutions, et tout ce qui s’agite autour de nous ne nous prépare guère à le voir renaître.

Ce n’est plus qu’une période de l’histoire évanouie pour jamais, — et jugé historiquement dans ses œuvres, dans ses agitations, dans ses lois, dans ses arts, dans toutes ses manifestations, le moyen âge n’apparaîtrait pas assurément avec ce caractère d’irrémédiable stérilité qui met si bizarrement M. Michelet hors de lui. Il apparaîtrait comme une époque de formation puissante et confuse où le christianisme, au lieu de communiquer la mort, donne la vie, et n’est que la forte discipline sous laquelle se recompose et se coordonne un monde tombé en dissolution. Si vous voulez dire que c’est là le passé et que nous vivons dans le présent, que nous marchons vers l’avenir, un avenir inconnu pour nous, comme il l’a été pour ceux qui nous ont précédés, il n’est point tout à fait nécessaire de recourir à de si fantasques images. Ce n’est pas une raison pour que, nouveaux venus d’hier, plus heureux sans doute et plus favorisés, nous allions renier nos ancêtres qui ont été à la peine, qui ont porté le poids d’un âge plus difficile, pour que nous rabaissions la grandeur de l’inspiration qui en fit des hommes nouveaux. M. Michelet, je le veux bien, cherche la véritable vie et la vraie loi de la civilisation humaine dans les religions plus anciennes, cala lueur des Vêdas, au matin de la Perse, sous le soleil de l’Egypte, sous le ciel gracieux de la Grèce. C’est un caprice de littérature. Historiquement et moralement il n’y a qu’un malheur : une époque et une religion se jugent aussi à leurs fruits. Que sont devenues ces religions où M. Michelet découvre mille beautés fécondes dont il se fait le pontife retardataire? qu’ont-elles fait de ces contrées qu’elles ont remplies de leur esprit? Qu’est-il sorti au contraire du moyen âge, de ce temps de désolation et de mort, de ces mille ans de stérilité? Rien, peu de chose, — tout simplement les sociétés modernes qui au seuil de cette époque se sont trouvées assez viriles pour faire un pas de plus, pour entrer à marches forcées dans une voie de civilisation où tout s’agrandit et se renouvelle, où le progrès de la veille conduit au progrès du lendemain. Est-ce donc que M. Michelet a vu le christianisme banni de ce monde?

Ce n’est point en vérité chose aussi facile qu’on semble le penser de déraciner du cœur d’une civilisation ce qui est son essence et sa force. M. Michelet y emploiera son imagination pétulante et crispée. Il appellera le christianisme le moyen âge, ou il lui donnera toute sorte de noms disgracieux. Il fera une Bible de l’humanité pour remplacer l’Évangile, et même il découvrira le divin Ramayana. Quoi qu’il dise et quoi qu’il fasse, il a peu de chance d’assister à la victoire de la loi nouvelle dont il se fait l’apôtre de fantaisie, parce que la loi ancienne n’est pas épuisée, parce que cette loi, tombée du haut d’une croix, trouve chaque jour encore son active et féconde application, parce que tout ce qu’il y a de vivace dans le monde moderne vient de là, émane de cette source. Ce que M. Michelet appelle le progrès n’est, à tout prendre, qu’un archaïsme assez mêlé et passablement équivoque, une exhumation de toutes les vieilleries de la terre. C’est là ce qu’il appelle « l’accord de la pensée moderne avec la haute antiquité. » Ce qu’il y a de nouveau, d’essentiellement progressif, c’est le christianisme, toujours vivant, que le monde d’aujourd’hui n’est pas venu abroger, qu’il vient accomplir, et dont l’empreinte profonde reste marquée dans toutes ses œuvres. Est-ce que la révolution française elle-même n’est pas une des plus grandes émanations du christianisme, que vous croyez fini, ou plutôt que vous représentez comme n’ayant jamais été qu’un messager de stérilité et de mort? Tout ce qui dure, tout ce qui survit de la révolution comme une conquête définitive, tout ce qui en a fait un des événemens les plus universels, c’est ce qui était chrétien; ce qui s’en est allé au contraire, c’est ce mélange de naturalisme et de résurrections artificielles, de fêtes païennes et de constitutions lacédémoniennes. Est-ce que la pensée chrétienne n’est pas comme un souffle vivifiant au fond de tout ce qui se fait pour adoucir la loi sociale par l’équité, par le respect de la liberté humaine, pour introduire l’égalité parmi les hommes, pour les rapprocher par la solidarité? Est-ce que la fraternité n’est pas en définitive le nom laïque d’une idée chrétienne? C’est l’inspiration qui est devenue le sel de la terre. Et quand les esprits s’échauffent de toutes parts sur cette simple question de la division des pouvoirs, de la distinction entre la puissance religieuse et la puissance civile, entre le spirituel et le temporel en un mot, d’où procède cette pensée? Elle vient tout droit de la contrée aux petits lacs, de ce petit docteur dont M. Michelet fait le rêve, l’amusement des femmes hystériques de son temps, des « dames agitées, possédées,... malades de leur vie impure, » car il faut bien que la maladie de la femme revienne toujours avec M. Michelet. C’est par le christianisme, et c’était alors une chose étrangement nouvelle, qu’est proclamée pour la première fois cette loi qui abolit la confusion absolutiste des deux pouvoirs, qui affranchit la conscience des dominations extérieures, et qui n’est même pas accomplie encore aujourd’hui. Le monde moderne a cela de particulier vraiment qu’il est plus chrétien qu’il ne le croit lui-même quelquefois, plus chrétien assurément que l’auteur de la Bible de l’humanité ne le suppose, plus chrétien aussi que ne le pensent ceux qui, du haut d’une étroite interprétation, veulent l’arrêter à chaque pas, à chaque progrès, en l’accusant d’être un grand révolté. Tout est là : il n’est pas venu abroger, mais accomplir, par l’abolition de toutes les servitudes, de toutes les iniquités tyranniques.

Et ce qu’il y a de curieux, c’est que le christianisme comme inspiration ne vit pas seulement d’une façon générale dans le mouvement continu de la civilisation: il vit chez ceux-là mêmes qui croient s’en affranchir, et commencent par attester leur indépendance en le niant ou en le diminuant. M. Michelet l’avoue avec. une candeur un peu triste : « Il est en nos amis, dit-il, autant que dans nos ennemis; par un million de fils, souvenirs, habitudes, éducation, affections, chacun est lié au dedans, les grands esprits comme les autres... Tels génies de nos jours croient pouvoir encore concilier l’inconciliable... » Et la fantaisie elle-même, qui se croit libre et reine, a ses servitudes intérieures. — Que voulez-vous? c’est l’effet d’un bon cœur, souvenance des mères, pensées du berceau, peut-être l’image flottante de quelque bon vieux précepteur. C’est bien possible, quoique ces influences de sentiment, ces souvenirs d’enfance n’excluent nullement quelque chose de plus sérieux et de plus réfléchi. Ce qui est certain, c’est que le christianisme se mêle à la pensée même, ne fait qu’un avec elle, devient quelquefois la raison d’être du talent, et une des plus singulières études serait de rechercher ce qui reste encore d’invinciblement religieux dans les esprits qui se croient le plus libres, le plus irrévocablement affranchis. Ce qu’ils ont d’éloquence, d’élévation, de vigueur ou de finesse tient souvent à ce qu’ils ont gardé de chrétien. C’est la sève mystérieuse de leur intelligence, l’inspiration inavouée de leur talent, le .secret de leur originalité. Ils sont comme leur siècle, ils sont quelquefois plus chrétiens qu’ils ne l’imaginent eux-mêmes, et, sans aller bien loin, l’auteur de la Bible de l’humanité en est peut-être un exemple vivant. M. Michelet a beau vouloir paraître un révolté, se déguiser en Hindou, en Persan des époques fabuleuses; il se trahit lui-même à chaque instant, il garde malgré lui l’ineffaçable empreinte de l’initiation première.

C’est le charme de son talent, et, chose plus caractéristique, M. Michelet n’a pas seulement les qualités d’une intelligence imprégnée d’influence chrétienne, il en a, si j’ose le dire, les défauts; il n’est pas seulement chrétien, il a les entraînemens, les raffinemens dangereux d’un catholique démesuré et excessif par certains côtés. C’est un casuiste très subtil, un directeur obstiné de la conscience humaine, un confesseur acharné à pénétrer dans les derniers replis; il a toute une galerie de cas épineux, d’aveux surpris à ses pénitentes, car il a des pénitentes. Il a étudié en homme pratique les passions et les tentations ; il égale parfois les manuels de théologie morale. Et ce n’est pas tout : M. Michelet a quelque chose de l’échappé du cloître, disais-je ; il a surtout les imaginations fort libres de l’un de ces moines dont je parlais, qui, une fois émancipés; touchent à tout avec une candeur redoutable, soulèvent tous les voiles et vous laissent en présence de choses tout à fait humaines et fort simples peut-être, mais dont on n’a pas l’habitude de parler en public. Depuis qu’il s’est lancé dans cette voie, l’auteur de la Femme et de l’Amour, il faut l’avouer, ne résiste plus du tout à ces imaginations; il entre dans des détails d’une crudité réaliste qui ne laisse pas en vérité d’être très audacieuse. Tout y est, sauf le mot, et encore le mot y est-il quelquefois. Dans ses histoires comme dans ses poèmes en prose, dans son élégie médicale sur la femme comme dans la Bible de l’humanité M. Michelet en vient, malgré lui, à ne plus voir qu’un objet unique, à tout ramener à un invariable point de vue, et vous sentez par exemple que quand il aborde en historien des époques comme la régence, lorsque dans ses études sur les religions il trouve sous la main les mythes égyptiens ou le Cantique des cantiques, il va jusqu’au bout. M. Michelet, je le sais bien, a le respect de la reproduction de l’espèce humaine; il y voit quelque chose d’auguste et de religieux, comme un rite sacré du culte de la nature. Ce n’est pourtant pas un motif pour vivre sous cette obsession unique, pour tenir à nous dire à quel jour, à quelle heure, sous quelle impression tel personnage de l’histoire a été conçu, pour décrire les poursuites ardentes de la divinité égyptienne cherchant avec une fougue africaine les membres dispersés de l’époux, de son Osiris, et finissant par les trouver tous, — tous, hors un seul. « Profond désespoir! hélas! celui-ci, c’est la vie! Puissance sacrée d’amour, si vous manquez, qu’est-ce du monde? » On est bien forcé quelquefois avec M. Michelet de s’aventurer dans des régions scabreuses. Et notez bien que même dans les détails les plus nus, qui ont à peine le vêtement succinct d’une statue antique bien élevée, l’auteur ne se défait pas d’une certaine mysticité. M. Michelet est tout à la fois poète, médecin, physiologiste, casuiste, mythologue et historien. C’est beaucoup sans doute pour former une originalité morale et littéraire des plus curieuses, ce n’est pas assez pour entreprendre la réforme religieuse du monde par un idéal qui n’est pas même nouveau, qui n’est que le résumé plus poétique que scientifique d’une multitude de préjugés antichrétiens.

Au fond, la Bible de l’humanité n’est point autre chose : c’est un recueil de fantaisies brodées par une imagination agacée et nerveuse, qui a des visions, qui a eu surtout la vision de l’oiseau noir, et qui dans sa mobilité effarée flotte sans cesse entre toutes les extrémités morales, entre sa nature véritable et la nature qu’elle cherche à se faire. C’est le livre d’un rêveur transformé par les hasards de la vie en polémiste pétulant et fantasque, et s’il a quelque chose de sérieux, c’est parce que, comme bien d’autres livres nés d’une pensée d’hostilité ou de réserve presque dédaigneuse à l’égard du christianisme, il laisse une impression d’indéfinissable malaise intérieur. Réellement, au milieu des conflits de doctrines qui tendent de plus en plus à envahir notre monde contemporain, et qui dans certaines régions prennent un caractère tout à fait extrême, l’homme moderne est soumis à une étrange épreuve. Pendant qu’il vit, qu’il travaille patiemment, obscurément, aux progrès de chaque jour, il entend incessamment retentir à son oreille un dialogue de paroles contraires qui ressemble par instans à un choc étincelant d’épées. Il est tour à tour rudoyé ou caressé et attiré dans les sens les plus opposés.

D’un côté on lui dit : Tu n’as plus à hésiter, ton émancipation est au prix d’une renonciation intérieure à des croyances traditionnelles qui consacrent ton immobilité, ton asservissement à une loi invisible dont les prêtres se font les interprètes ambitieux et intéressés. Cette loi, d’où vient-elle? Cesse enfin de croire à son origine surnaturelle et divine. Le christianisme, comme toutes les religions de la terre, est l’œuvre de l’imagination humaine. La science a scruté ses sources, elle a pesé ses principes; il n’est même pas toujours aussi grand que les religions de l’Inde ou de la Perse, et ses mystères ne sont pas plus sacrés. C’est encore une théocratie. Revêts la robe virile en entrant en possession de toi-même et de la vérité par la science. — D’un autre côté, voici l’autre voix qui reprend : La science n’est qu’une ruineuse chimère. Tu n’as pas le droit de regarder au-delà de ce que la foi prescrit. Ce que tu appelles la civilisation est une monstrueuse décadence. La liberté, le progrès, sont de faux dieux que ton orgueil a créés, et auxquels il faut renoncer. L’indépendance de la conscience est un mot hérétique qu’on ne peut invoquer que selon les circonstances. Si tu veux rester orthodoxe, tu ne dois pas même examiner ce que la loi spirituelle gagnerait à être affranchie de tout lien d’intérêt terrestre. Tout ce que tu as cru depuis un demi-siècle et bien plus encore, tu dois l’abandonner et le renier pour rester dans la vraie foi. — L’homme moderne écoute et devient fort perplexe. Il ne voit pas distinctement où on veut le conduire, et il résiste. L’homme moderne en vérité, c’est vous, c’est moi, c’est un peu tout le monde, car enfin en dehors des prêtres et des savans nous sommes quelques millions d’hommes dont on joue ainsi l’âme à quitte ou double, si on me permet ce mot, qui réunissons en nous-mêmes la foi chrétienne et l’amour de notre temps, qui n’avons nulle envie de livrer, fût-ce devant une encyclique, tout ce qui est l’essence et la grandeur de la civilisation moderne, mais qui ne nous sentons nullement préparés à retourner avec M. Michelet au culte de Zoroastre ou aux grottes d’Eléphanta. En réalité, au milieu de ces souffles extrêmes, l’homme moderne reste le vrai chrétien, et c’est la condition même des progrès qui l’ont fait ce qu’il est aussi bien que de ceux auxquels il aspire encore.

La science, pour ne parler que d’elle, devient une fantaisie, un péril, quand elle se place trop manifestement en dehors de ce grand courant moral d’inspiration chrétienne. La science est indépendante sans doute, elle a ses privilèges et ses franchises dans la poursuite de la vérité, comme aussi on peut bien, ce me semble, lui demander où elle va, où elle nous conduit, ce qu’elle pense faire de nous. Ici commence le doute que la Bible de l’humanité n’est certes pas faite pour éclaircir. Franchement, est-il bien vrai qu’en affaiblissant le sentiment chrétien on serve aujourd’hui le progrès et la liberté? Ne les compromet-on pas au contraire, soit par les réactions auxquelles on donne de trop faciles prétextes, soit en énervant dans l’homme la force morale sans laquelle il ne peut ni conquérir ni maintenir cette liberté qu’il convoite sans cesse? On en viendrait ainsi à marcher contre son but. Il ne suffit pas de dire comme M. Michelet : «Il faut faire volte-face, et vivement, franchement, tourner le dos... à ce passé morbide qui, même quand il n’agit pas, influe terriblement par la contagion de la mort... Oublions et marchons!... Marchons aux sciences de la vie... Soyons, je vous prie, hommes, et agrandissons-nous des nouvelles grandeurs inouïes de l’humanité... » Tout ceci est bon à dire. Et moi, je me demande en toute sincérité ce que serait un homme selon le cœur et selon la bible de M. Michelet. Il aurait, selon toute apparence, des facultés très raffinées, une imagination très fertile en métaphores, une intelligence aiguisée et subtile. Il serait on ne peut mieux préparé à goûter les merveilles de la poésie indienne; il décrirait pour l’amusement de ses contemporains un monde de rêves et de fantaisies. Il n’aurait ni le nerf de l’action pratique ni même le sens des choses réelles, et tandis qu’il flotterait dans les nuages de ses hallucinations, la réalité serait envahie par la force et par les passions serviles. J’aime mieux la religion qui a fait Pascal dans l’ordre de la pensée, Hampden dans la vie civile. Ceux qui tentent de telles entreprises de destruction morale ne savent pas quelle place occupe encore dans l’âme humaine cette image du Christ qu’ils veulent effacer, et quel vide, quel effroyable vide, se ferait le jour où ils auraient réussi. Ils oublient ce qu’il y a de fortifiant pour les hommes, pour les peuples qui souffrent, dans ce spectacle lointain d’une simple croix de bois du haut de laquelle la justice prend son vol pour reconquérir le monde.


CH. DE MAZADE.