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Les Riches depuis sept cent ans/07

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Les Riches depuis sept cent ans
Revue des Deux Mondes5e période, tome 47 (p. 376-392).
LES
RICHES DEPUIS SEPT CENTS ANS

VII[1]
HONORAIRES DES AVOCATS

« Faut prendre en considération l’état de l’avocat, » dit au XIIIe siècle Beaumanoir ; « n’est pas raisonnable qu’un avocat qui va à un cheval ait aussi grande journée que celui qui va à deux chevaux ou à trois ou à plus...» Le Parlement était alors ambulatoire, les avocats étaient payés à la journée et, comme on voit, à tant par tête... de cheval ; c’est-à-dire suivant leur train, suivant qu’ils représentaient plus ou moins ; cette chevauchée graduée étant sans doute le critérium de leur importance et, par hypothèse, de leur mérite.

Au barreau actuel il arrive encore assez souvent que l’on paie l’influence plus que le talent, que des considérations étrangères à la pure valeur juridique et à l’éloquence du Palais entrent en ligne de compte dans la fixation des honoraires ; mais c’est là vraiment le seul trait de ressemblance de nos avocats actuels contemporains avec les « amparliers » du temps de saint Louis, nom donné jadis à leurs prédécesseurs.


I

D’abord, et c’est un point capital dans cette histoire des revenus privés, les grands avocats du moyen âge gagnaient des sommes infiniment moindres que les nôtres. Des ordonnances royales avaient fixé un maximum, — 2 400 francs par cause en 1274, 1 500 francs en 1344, — mais ce maximum, les honoraires étaient d’autant moins capables de l’excéder qu’ils eussent vainement prétendu l’atteindre[2]. Les plus favorisés restaient bien en deçà ; je n’en ai pas trouvé qui aient dépassé 1 000 francs, et il ne se rencontrait pas à ce taux peut-être une cause par an.

Les profits des « maîtres » renommés, aussi bien que ceux des moindres robins, étaient taxés par les tribunaux ; c’est encore une autre différence entre les avocats du présent et ceux du passé. Elle n’est pas à l’avantage de ces derniers, car, si elle nous permet de mieux connaître le fond de leur bourse, elle nous les montre aussi sous un jour peu favorable quant à la délicatesse professionnelle.


Advocatus et non latro,
Res miranda populo...


dit élogieusement l’hymne composé en l’honneur de saint Yves, le patron de la basoche. A coup sûr Yves de Kermartin ne fut pas le seul homme de loi des temps chevaleresques dont la probité n’ait pas été sujette à caution ; mais, à mesurer l’écart entre les demandes et les taxes, il semble que les avocats évaluaient leurs salaires, c’est-à-dire leurs consultations, leurs plaidoiries, leurs écritures et celles de leur clerc, avec une exagération manifeste.

Quand le juge du XIVe siècle ne réduit leurs mémoires que des deux tiers, c’est qu’ils ont été relativement très modérés. Le plus souvent, c’est le cinquième, le dixième et même le vingtième seulement de la somme prétendue par lui que le tribunal allouait à l’avocat : demande-t-il 430 francs ? « Habeat 21 francs, » dit la sentence. A un autre qui réclame 900 francs, la taxe répond : « Rien du tout, — Nihil, » — soit parce que le procès n’avait pas eu lieu, soit parce que le défenseur avait essayé de se faire payer par plusieurs cliens les mêmes frais de voyage.

Qu’ils soient établis à forfait ou à la journée, les honoraires sont toujours assez minces : « Une journée d’avocat comme celui-ci, dit un jugement de 1330, est en ce pays de 5 sols, — 10 francs actuels. — C’était une honnête moyenne. Qu’il fût, suivant sa classe, « de pays, » autrement dit de province, ou de parlement, l’avocat n’obtenait jamais plus de 16 francs par jour. Pour une plaidoirie les prix varient de 11 francs à 200 ; pour une cause, comprenant un certain nombre de plaidoyers successifs, ils oscillent de 100 à 1 000 francs et se tiennent en général aux environs de 150 francs. Jean Le Coq et Henry de Marle, qui plaident en 1339 comme exécuteurs testamentaires de l’archevêque de Reims, reçoivent, l’un 85 francs, l’autre 130 francs. Dans une affaire où ils requéraient 64 francs, deux avocats sont taxés ensemble à 8 fr. 60. On peut augurer des chiffres recueillis dans les archives que les gains annuels, attribués par quelques historiens à des célébrités de leur temps, à Guillaume du Brueil, à Jean des Mares, à Régnant d’Acy qui se faisait, dit-on, 4 000 florins au XIVe siècle, — soit 120 000 francs d’aujourd’hui, — sont de fantaisie pure.

Au lieu d’honoraires éventuels, les meilleurs avocats recevaient alors de leurs gros cliens un traitement fixe, une « pension, » système qui se perpétua jusqu’à la fin de l’ancien régime et qui n’a rien de commun avec la qualité d’« avocat-conseil » de nos grandes administrations publiques et de nos sociétés industrielles ou financières.

Ces pensions n’étaient pas énormes : les quatre avocats de la Ville de Paris au Parlement touchent 450 francs chacun (1387). Les échevins de Reims entretenaient à Paris 5 avocats aux gages de 500 francs chacun ; la ville de Lyon n’en avait qu’un et lui servait seulement 280 francs de pension (1420). Plus généreuse, une abbaye comme celle de Saint-Faron de Meaux allouait 540 francs et deux paires d’habits à son avocat, tenu de plaider partout où besoin serait (1363). Les grands feudataires, les grandes corporations, avaient naturellement aussi leurs défenseurs attitrés : ceux du roi de Navarre, Charles le Mauvais, étaient payés de 700 à 800 francs (1368) ; le duc de Bourgogne en pensionnait une douzaine sur le pied de 750 francs par an au XIVe siècle et de 560 francs au siècle suivant. Il est curieux en effet de noter que ces allocations diminuèrent beaucoup depuis la guerre de Cent ans jusqu’à la Renaissance, sans que, d’ailleurs, la politique ni l’état matériel du pays y fût pour rien.

Seulement, à la « matricule » du Parlement, ce que nous appelons aujourd’hui le « tableau » de l’Ordre, étaient inscrits seulement 50 avocats au commencement du XIVe siècle. Leur nombre s’accrut beaucoup dans la seconde moitié du XVe siècle où, comme dit Loysel, il commença à « provigner ; » en 1562, il dépassait 400. Quatre cents avocats pour le Paris de 1562, qui ne comptait sans doute pas plus de 200 000 âmes, cela équivaudrait à 5 200 pour le Paris de 1908, peuplé de 2 600 000 habitans.

Or, notre capitale n’en possède aujourd’hui que 1 200 et, quoique le ressort de sa cour d’appel soit beaucoup moindre que celui de l’ancien Parlement et que nos pères fussent beaucoup plus processifs que nous, ces avocats si abondans, qui manquaient d’ouvrage, durent, par leur multiplicité même, faire baisser les tarifs. Les avocats des ducs d’Orléans, au lieu de 680 francs de pension en 1389, ne reçurent plus que 270 francs en 1445 ; celui du comte d’Angoulême, père de François Ier, était payé 320 francs (1480) ; celui de la comtesse de Clermont, « licencié ès-lois et ès-décrets, » n’a que 250 francs (1514) et celui de la ville de Lyon n’a que 65 francs en 1582, tandis que son prédécesseur, cent soixante ans plus tôt, avait, comme on vient de le dire, quatre fois autant.

Un jurisconsulte éminent pouvait accroître son pécule en cumulant de riches clientèles : Jean Simon était à la fois avocat du Roi, du Duc d’Orléans et du cardinal d’Avignon, Alain de Coëtivy ; il pouvait obtenir des gages exceptionnels, comme Guillaume du Brueil à qui les capitouls de Toulouse servent un traitement de 2 500 francs (1338). Malheureusement, ces traitemens n’étaient pas payés avec une grande régularité : l’avocat devait souvent plaider pour faire financer des cliens distingués, mais récalcitrans.

Les avocats n’avaient pas moins pullulé en province qu’à Paris, si l’on en juge par leur effectif au XVIIe siècle, en des villes comme Périgueux où ils étaient 36, Vitry-le-François, où ils étaient 40, et Cahors où ils étaient 106. Ils ne paraissent ni plus ni moins payés que dans la capitale : au moyen âge, où il se plaidait des causes de 5 francs à Paris, il se voit à Bergerac des honoraires de 53 francs payés par la ville. Il se voit aussi à Blois, à Romorantin, des plaidoiries de 8 francs et, « avec écritures et mémoires, » de 16 francs. A la fin du XVIe siècle, une consultation d’avocat à Chartres ne se payait pas 5 francs, moitié moins qu’une tête de loup capturé ou abattu, d’après le tarif en vigueur.


II

Le ménage Concini, si l’on en croit certains mémoires, se souvint en arrivant au pouvoir, sous la régence de Marie de Médicis, d’un procureur du roi nommé Barbin qu’il avait connu A Melun ; recommandé par le favori et par sa femme, Barbin obtint l’intendance de la maison de la Reine. A son tour, il poussa le fils d’un ami intime, l’avocat Bouthillier chez lequel il logeait à Paris ; et ce dernier, héritier du cabinet de l’avocat La Porte, grand-père de Richelieu, se fit un devoir de reconnaissance d’appuyer le petit-fils de son ancien patron en lui facilitant l’accès du conseil.

Quoi qu’il en soit de cette origine assez obscure de la fortune politique du ministre de Louis XIII, le barreau de ce temps ne tenait qu’un rang social assez humble ; par suite de la vénalité des charges judiciaires, il ne profitait pas de l’ascension nouvelle des gens de robe. « En France, écrivait le président de La Roche-Flavin, il y a fort peu de fils de maison, ou de personnes qui aient moyen d’avoir des états ou de vivre de leurs rentes, qui se veuillent adonner à la postulation. »

C’est qu’entre ceux qui plaident et ceux qui jugent, la question d’argent établissait une ligne de démarcation presque infranchissable. Jusqu’au XVIe siècle, lorsque les grands magistrats et les gardes des Sceaux se recrutaient exclusivement dans leur corps, les avocats pouvaient aspirer à jouer un rôle, en obtenant de la faveur royale un office judiciaire : des hommes politiques, comme Jean Desmarets et Juvénal des Ursins, n’étaient que simples avocats, lorsqu’ils entrèrent au Parlement avec la qualité d’« avocat général, » synonyme alors de chef du parquet. Guillaume Poyet, pour avoir plaidé un procès de la mère de François Ier (1521), fut d’emblée investi du même poste, d’où il passa président, puis chancelier de France. Ces perspectives d’honneur comportaient aussi des profits : lorsqu’en 1510. Jean Le Lièvre était nommé par Louis XII avocat-clerc en Parlement, aux gages de 11 500 francs, il se trouvait par là même gratifié d’un traitement supérieur à tout ce qu’un avocat indépendant pouvait gagner, et il n’aliénait pourtant pas son indépendance, puisque les magistrats du parquet avaient, sous l’ancien régime, le droit de plaider pour les particuliers, si bon leur semblait, pourvu que la couronne ne fût point partie en la cause.

Dès le règne de Henri IV, il ne se voit plus d’avocats arrivés par le barreau ; il ne s’en voit même plus un seul, jusqu’aux années qui précèdent la Révolution, dont l’histoire ait gardé le souvenir ; puisque Lemaître ou Patru sont uniquement connus de nous, le premier comme neveu du grand Arnauld, intimement mêlé aux querelles de Port-Royal, le second en qualité d’hommes de lettres, critique et grammairien. « Tout ce qu’il faut faire pour devenir riche me déplaît, » écrivait, au cardinal de Retz, Patru qui d’ailleurs mourut très pauvre. Mais se fût-il enrichi dans le métier oratoire, ce contemporain des Plaideurs ?

Singuliers orateurs étaient ces prédécesseurs de l’Intimé, dont les harangues indigestes, — luculentæ orationes, — garnies des citations les plus imprévues, nous apparaissent à distance si comiques après avoir excité l’enthousiasme de nos aïeux. Ecoutez l’avocat Salomon, membre de l’Académie française, où il avait été élu de préférence au grand Corneille, son concurrent en 1644, écoutez-le revendiquer pour le théologal du chapitre de Lyon le revenu disputé d’une prébende. Il fait, à propos de la discipline ecclésiastique, intervenir Aristote, l’âme du monde et l’harmonie universelle des êtres d’après les Platoniciens, parle de la position diverse des astres, de l’établissement de la religion dans les Gaules, retourne aux astres, empoigne les comètes, décrit leurs « embrasemens, » passe à la chute du démon et à ses causes, aux ravages de l’ambition parmi les hommes, aux guerres et aux querelles particulières, à des considérations sur la médecine, puis sur la noblesse : « Il faut s’arrêter, dit-il, à la contemplation de la nature, qui est la conformation de toutes les choses en leur premier principe ; » il annonce partir de là pour étudier les prébendes théologales, mais disserte au contraire sur Marc-Aurèle, le sang versé par cet empereur, la gloire des martyrs ; il s’étend sur Crescentius, disciple de saint Paul, Photins, Photinus, en prend texte pour décrire les cérémonies de la primitive Église et finalement, après quarante-cinq pages du même style, conclut en dix lignes à ce que l’on paie au théologal le revenu qu’il réclame.

Si l’on ne lisait pas ces morceaux imprimés tout vifs, on croirait à une gageure. La Martellière, homme de grande réputation, commençait un plaidoyer pour les jésuites par le récit de la bataille de Cannes, et Jobert, autre célébrité, expliquant les devoirs des évêques, en trouve l’origine dans Homère et affirme qu’Hector a été le premier évêque de Troie. Cette manie persista presque jusqu’à la fin du règne de Louis XIV, où maître Fousset, plaidant pour la comtesse de Saint-Géran contre des parens qu’elle accusait du rapt de son fils, débute par l’histoire de Junon, qui, « ayant appris que Jupiter lui avait fait une infidélité en abusant d’Alcmène... etc. » Il insinue que le prophète Isaïe semblait avoir prédit, en son chapitre LXV, l’accouchement fabuleux de la comtesse de Saint-Géran.

« Montauban, dit Tallemant, mettait en lisant les auteurs ce qu’il y trouvait de beau sur de petits morceaux de papier, qu’il jetait dans un tiroir ; quand il avait une plaidoirie à composer il tirait une poignée de ces billets, au hasard, et il fallait que tout ce qu’il avait ainsi tiré y entrât. » Ce n’est peut-être qu’une plaisanterie, mais le procédé paraît assez vraisemblable. Ces digressions prodigieuses et les répliques qu’elles provoquent montrent que le « Ah ! passons au déluge, » de Racine, est un trait de mœurs nullement chargé. L’excuse du style judiciaire, c’est que ce genre emphatique, épisodique et allégorique était universel ; de simples rapports administratifs étaient rédigés dans la même forme.

Cette érudition banale, dont l’avocat faisait si grande dépense, lui était payée ce qu’elle valait, assez peu de chose. L’ordonnance de Blois (1579) portait que les avocats devraient, à peine de concussion, écrire et parapher de leur main, au bas de leurs factums, le salaire qu’ils auront reçu. Cet article, qui souleva de la part des intéressés de vives protestations, ne fut jamais appliqué à la lettre ; mais les avocats continuèrent à être taxés, et un arrêt du Parlement, en 1693, réglant les parts respectives des avocats et des procureurs dans les « dépens, » décidait encore quelles sortes d’écritures appartiendraient aux uns et aux autres.

Les besogneux, qui n’avaient d’autre bien que leur diplôme, se résignaient pour le monnayer à de louches abonnemens avec les procureurs, dont ils plaidaient les causes à prix fixe. Dans les sièges subalternes, ils se faisaient procureurs eux-mêmes et cumulaient les deux emplois, comme les avoués actuels de quelques-uns de nos tribunaux de première instance. En France, aujourd’hui, l’avoué fait parfois encore à l’avocat l’avance de ses honoraires, tandis qu’en Belgique c’est le contraire : l’avocat fait souvent à l’avoué l’avance des frais du procès.

Ces honoraires, jusqu’au commencement du XVIIIe siècle où, par un point d’honneur particulier à notre pays, l’usage s’introduisit de ne plus les réclamer en justice, l’avocat pouvait intenter une action pour en obtenir le paiement. Plus volontiers il se faisait payer d’avance : « Il faut, dit Furetière, au moindre avocat pour voir vos actes une pistole, — 36 francs, — en entrant à son cabinet et l’autre à la sortie, et plus vous faites le pauvre, plus vous reculez vos expéditions. » Il y avait des consultations de 150 à 200 francs à Paris, il y en avait de 12 francs en province ; mais à Paris comme en province la moyenne était beaucoup plus près de 12 francs que de 150.

L’étudiant riche, après avoir reçu le bonnet de docteur, de dix-huit à vingt et un ans, quelquefois plus jeune encore, — Me Jacques Corbin, avocat à treize ans après avoir passé ses examens de droit à douze, faisait à quatorze ans son premier plaidoyer, — s’occupe de trouver un office à sa convenance dans le sein du présidial ou du Parlement. D’autres portent la robe et le bonnet sans jamais paraître à la barre, si ce n’est pour prêter le serment de « garder les ordonnances, » et les gardent d’autant mieux qu’ils n’ont pas l’occasion de les transgresser. Piliers de palais, assidus à leurs piliers où ils apprennent et débitent des nouvelles, « avocats de Pilate sans cause, » ils vivent des rentes amassées par leur père, ancien marchand, et se contentent d’un titre qui les grandit dans leur milieu.

Dans une société où la situation sociale s’achetait avec les places, il fallait être riche pour devenir quelque chose et, par cela seul qu’il ne menait pas à la richesse, le métier d’avocat ne donnait pas l’accès des honneurs. La majorité de ceux qui l’exerçaient y joignaient d’autres emplois, plus ou moins subalternes, qui les classaient dans l’opinion à un niveau modeste. Ceux qui réalisaient des économies acquéraient quelque charge en province où elles n’étaient pas chères : un avocat au Parlement de Paris, le sieur de Tessé, intendant du duc de Saint-Simon, est propriétaire d’un office d’avocat du roi au bureau des finances de Poitiers (1692). D’autres, appointés à l’année par de grands seigneurs, sont leurs conseils, « curateurs » des fils émancipés et hommes de confiance de la famille.

Quant aux maîtres achalandés qui, de Henri IV à Louis XV, arrivent à l’aisance dans leur vieillesse, ils laissent des fils qui entreront peut-être dans la noblesse de robe ou d’épée ; tel Eustache Marion, marquis de Courcelles, mestre de camp de cavalerie en 1690, arrière-petit-fils de l’avocat Simon Marion ; tel encore Jérôme Bignon, dont le père était avocat, le grand-père notaire et l’arrière-grand-père marchand à Angers. Mais il fallait pour cela deux générations, parce qu’on mettait soixante-dix ans pour amasser dans cette carrière ce qu’un habile partisan gagnait en dix-huit mois. Le fils d’un notaire de Saint-Zacharie (Var), nommé Le Blanc, devient procureur, puis avocat à Aix ; le fils de l’avocat devient conseiller au Parlement de Provence et s’appelle Le Blanc de l’Huveaume, du nom d’un ruisseau qui traverse son parc. Ses descendans acquièrent près des Baux l’important domaine de Servane et vivent en nobles seigneurs. Telles sont, au XVIIIe siècle, les paisibles ascensions du barreau.

Presque partout surplombé, il ne s’en offusque pas ; il éprouve une vénération naturelle devant les puissances. Berryer, père de l’illustre orateur du XIXe siècle, avocat lui-même à la fin de l’ancien régime, raconte ses débuts au Palais : suivez-le quai Malaquais, à l’hôtel Mazarin, où, grâce à l’appui d’un confrère en renom, il est mandé par la duchesse de Bouillon qui lui veut confier une petite cause. Il pénètre « non sans émotion » dans les antichambres du rez-de-chaussée. On le fait monter dans le cabinet de toilette où se trouve la maîtresse du logis : « A l’aspect de la duchesse, dit-il, je me sens en quelque sorte atterré par la magnificence qui me frappe la vue. Trois ou quatre femmes de chambre, fort proprement mises, occupées, chacune dans sa partie, de la parure d’une grande dame si étudiée dans son faste, si digne à l’extérieur et dont les gestes étaient nobles, les paroles mesurées, concises, imposantes. »

C’est un ravissement sincère dont l’expression monte aux lèvres de Berryer : « A peine suis-je arrivé jusqu’à elle, continue-t-il, profondément incliné, qu’avec la plus gracieuse facilité, elle m’invite à prendre un siège qui était près de sa toilette. Je prends le siège et le reporte à une plus grande distance d’elle. Cette marque de respect de la part d’un jeune homme lui plut sans doute, car elle me remercia de l’acceptation que j’avais faite de sa cause. » Gerbier, mandé lui aussi, arrive en élégant négligé du matin, avec la petite perruque ronde, un rouleau de papier à la main. Il n’a point l’hommage tremblant du jeune Berryer, mais tout de même il sent sa distance et le « respect » qu’il offre n’est pas du tout celui de nos contemporains, qui vaut tout juste leur « considération distinguée. » Une autre duchesse pourra se jeter un jour à ses genoux pour le décider à plaider une cause qui paraissait perdue d’avance ; il sait que sa situation sociale n’en sera pas augmentée.

« A peine, disait Gui Patin au XVIIe siècle, si un vieil avocat de grande réputation peut être comparé et assimilé aux conseillers de la grand’chambre, maîtres des requêtes et autres magistrats. » Le fossé ne s’était guère comblé jusqu’à Louis XVI. En face des riches propriétaires d’offices, du greffier en chef et même du premier huissier à qui sa charge donne la noblesse héréditaire, les avocats sont peu de chose. Vis-à-vis de « Nos Seigneurs » du Parlement, du grand banc olympien des présidens au mortier de velours, les « maîtres » en bonnet noir ne sont presque rien. Si chacun connaît aujourd’hui Tronchet, Vergniaud, Portails, Treilhard, Target, Bigot de Préameneu, Merlin de Douai, Chauveau-Lagarde et quelques autres membres du barreau, durant les années antérieures à 1789, c’est uniquement grâce au rôle politique que jouèrent ces personnages durant la Révolution ou l’Empire ; de Gerbier, pourtant le plus célèbre de tous, mort en 1788, le nom est parfaitement oublié, sauf par les professionnels.

Une évolution radicale s’est opérée, depuis que le public a appris à juger les jugemens, jusqu’à nos jours où, contre l’opinion, les arrêts ne peuvent plus grand’chose. Le barreau n’a pas gagné tout ce que la magistrature a perdu. Mais, socialement, nos avocats actuels sont égaux et nos grands avocats sont supérieurs à leurs juges, parce qu’ils possèdent cette noblesse démocratique qu’est la « notoriété. »

Et comme la démocratie, en décernant de façon éphémère à ses élus les hautes dignités de l’Etat, amoindrit plutôt les fonctions qu’elle ne grandit les fonctionnaires, il arrive qu’un avocat tel que Waldeck-Rousseau pouvait sans vanité écrire dans une lettre intime : « Tout le monde sait que je suis de ceux qui perdent à être ministre. » Un autre avocat, entré dès la trentième année dans un cabinet dont il était l’honneur, avait une mère avisée qui disait en hochant la tête : « La position de ministre n’est pas suffisamment sérieuse pour un homme qui a son avenir à faire. » Le propos eût beaucoup surpris au XVIIIe siècle.


III

Le Paris de 1789, peuplé d’environ 500 000 âmes, comptait 600 avocats, répartis entre ces douze bancs ou piliers de la grand’salle dont chacun portait un nom : la Prudence, l’Epée Herminée, la Bonne foi, Sainte Véronique, les Consultations, etc. De ces 600 la moitié ne se faisait admettre que pour l’honneur.

De nos jours, sur les 1 200 avocats parisiens inscrits au tableau, il y en a 600 qui ne mettent jamais les pieds au Palais ; le chiffre maximum atteint dans les scrutins pour les élections au conseil de l’Ordre ne dépasse guère 650 et, parmi ces 650, beaucoup ne paraissent jamais en dehors des jours de vote. En fixant à 300 le nombre des avocats qui vivent de leur profession, qui du moins essaient d’en tirer un profit appréciable, — puisque les 20 000 affaires d’assistance judiciaire ne rapportent rien aux stagiaires qui en sont chargés, — je ne crois pas être très éloigné de la vérité.

Le « tableau » actuel de l’Ordre a donc ceci de commun avec l’ancien « registre matricule, » qu’aujourd’hui comme naguère, beaucoup d’avocats inscrits ne plaident pas. C’est, avec la robe et le rabat, la seule ressemblance entre le barreau moderne et celui du XVIIIe siècle. Ressource du jeune homme « qui a plus de talent que de légitime, » la profession d’avocat, pour lui donner de quoi vivre, l’obligeait à travailler « en chambre » à la disposition des procureurs, qui lui faisaient faire des extraits raisonnes de leurs dossiers. D’ailleurs, les anciens avocats écrivaient nécessairement autant qu’ils parlaient, puisque la moitié des procès étaient des « procès par écrit, » c’est-à-dire des affaires qui n’étaient pas portées à l’audience et se « vidaient » à huis clos, sur le rapport d’un conseiller, en des séances qui s’ouvraient à l’aube, en été dès quatre heures du matin.

Il n’était bruit alors que des abus sans nombre, engendrés par cette clandestinité. Les conseillers-rapporteurs avaient des secrétaires, chargés de recevoir les « productions » respectives des parties et de résumer les liasses produites. Les plaideurs, dont ils recevaient l’argent sous main, faisaient leur fortune ; plus que celle des avocats grossoyeurs de factums, dont le salaire se réglait sur le nombre de « grosses : » appointemens en droit, à écrire, produire et contredire, appointement au conseil et en droit, et joint, appointement à mettre pour les provisoires, les délibérés, etc. Tout cela valait 7 francs le rôle, et, si l’on comptait par « vacation, » elles étaient d’une heure et se payaient 27 francs ; en théorie du moins, car en pratique c’était tout autre prix et beaucoup moindre.

Pour les plaidoiries, la taxe du moyen âge était désormais sans importance ; elle ne servait plus qu’à indiquer la somme que le perdant devra remettre au gagnant pour l’indemniser des frais d’avocat, quels que fussent les honoraires effectivement payés. Ceux-ci ne dépendaient plus que de la générosité du client et des exigences du défenseur ; puisque, comme dit Linguet de ses confrères, « la délicatesse dont ils se targuent est une charlatanerie ; ils rougiraient de demander leur salaire après des services rendus, mais ils les font payer d’avance. » Il y eut au XVIIIe siècle fort peu d’actions en règlement d’honoraires ; celle que Linguet intenta au duc d’Aiguillon fit scandale : « Ayant, disait-il, trouvé le duc entre le trône et l’échafaud, il l’avait rapproché de l’un et éloigné de l’autre, » et, pour y parvenir, avait travaillé dix-huit mois et composé trois ouvrages énormes. Il avait reçu 23 300 francs (en 1770) et réclamait près du quadruple. En général, il était déjà de police au barreau que les honoraires devaient être « offerts » spontanément et, pas plus qu’aujourd’hui, il n’en était donné quittance.

On ne peut donc citer que des chiffres exceptionnels, parvenus à la postérité dans la brume de la légende : tel est le conte de Me Duvaudier, à qui un laquais vient dire à la levée de l’audience que « sa voiture l’attend, » et qui trouve en effet devant la porte, attelé de deux chevaux et conduit par un cocher à sa livrée, un carrosse, sous les coussins duquel avait été glissé un contrat de 9 000 francs de rente viagère, offert, ainsi que l’équipage, par une cliente reconnaissante. Cet honoraire, « du meilleur goût, » comme dit Berryer, est lui-même dépassé par les 200 000 francs que le marquis de Bussy aurait donnés à Gerbier et par les 600 000 francs que ce maître aurait reçu d’un Canadien richissime, nommé Cadet, poursuivi comme concussionnaire et qu’il fit réhabiliter après une lutte de deux années. Je ne voudrais pas garantir la véracité du chiffre, bien que maintes fois cité. Il en est de plus vraisemblables : à la suite d’une plaidoirie importante où Gerbier avait fait triompher les intérêts du duc de Bourbon, il reçut, dit-on, de ce prince une tabatière en or contenant 4 000 francs. — « Ah ! s’exclama-t-il, il faut être riche comme lui pour payer aussi magnifiquement. »

De cet « aigle du barreau, » comme l’avaient surnommé ses contemporains, il subsiste des plaidoiries écrites ; elles nous apprennent combien l’éloquence judiciaire a changé. Cette rhétorique de confection, aux phrases imprécises, aux adjectifs sonores, ces morceaux à effets, tirés de loin par de longs détours, nous prouvent que le talent ne consiste pas à satisfaire les esprits de son temps, et que c’est même souvent le contraire. Gerbier savait, paraît-il, improviser un compliment « exquis » au souverain étranger qui visitait à l’improviste le Parlement. Au roi de Danemark, qui assiste à l’audience du haut de la « lanterne » du Premier président, il expose qu’auprès de la splendeur du palais de justice toutes les autres beautés de Paris sont puériles et vaines ; et s’animant : « Montez au Capitole, s’écrie-t-il, venez admirer ces augustes sénateurs, ce corps antique et vénéré... » Ce mouvement fut déclaré sublime ; les auditeurs, longtemps après, en étaient encore tout secoués.


IV

Les avocats d’aujourd’hui se mettent moins en frais d’« éloquence ; » leur parole est cependant plus coûteuse. Telle sommité du barreau actuel a touché maintes fois 20 000 francs sans en paraître surpris. C’est que les gros procès de nos jours roulent sur des chiffres naguère inconnus ; c’est surtout que, parmi les parties en présence, — sociétés anonymes ou simples particuliers, — il s’en trouve un bon nombre dont la richesse n’est pas comparable à celle des plaideurs du règne de Louis XVI. Nos grands avocats trouveraient infimes des honoraires dont leurs devanciers, sous Napoléon III, se contentaient et que l’on jugeait superbes, il y a cinquante ans, comparés au gain méprisable des avocats du XVIIIe siècle.

Mais le profit moyen de la corporation n’a pas du tout augmenté dans la même proportion que celui d’une pléiade de maîtres brillamment « honorés, » grands orateurs, jurisconsultes sa vans ou simplement politiques en crédit, dont l’autorité présumée sur les magistrats est, à tort ou à raison, escomptée par la clientèle. Ici comme ailleurs, le prix obéit à des lois économiques, tout à fait indépendantes des gens ou des choses. L’élite pécuniairement favorisée est beaucoup moins nombreuse qu’on ne croit. Quoiqu’il soit difficile d’avancer des chiffres précis, il n’existe pas, si l’on s’en rapporte aux estimations compétentes, plus d’une dizaine d’avocats gagnant régulièrement 100 000 francs par an. Celui dont l’intervention à la barre fut prisée le plus haut, au cours du dernier quart de siècle, atteignit une année, dit-on, 230 000 francs ; mais c’est là un chiffre tout exceptionnel.

Au-dessous de ceux-là, il s’en trouve une quinzaine dont le cabinet rapporte de 50 000 à 100 000, une trentaine qui se font de 30 000 à 50 000 francs. Parmi les 250 autres, on en peut compter 60 qui gagnent de 10 000 à 30 000 francs, tout le reste ne passe pas 10 000 francs par an.

En province, sur les 4 000 inscrits au tableau des cours et tribunaux, dont la majorité, bien que patentés, ne sont que des avocats honoraires, 8 ou 10 en quelques grandes villes arrivent au maximum de 60 000 francs, une centaine peut-être réalisent 10 000 francs d’honoraires, et la masse de leurs confrères demeurent bien loin de ce dernier émolument. Il est avéré, malgré les exagérations qui ont cours à ce sujet dans le public, que le gain de l’avocat notable ou inconnu demeure très inférieur à celui du médecin ou de l’artiste ; mais il est évident aussi que, dans cette profession libérale comme dans les autres, l’écart est beaucoup plus grand de nos jours entre les privilégiés et la foule qu’il n’était au moyen âge ou sous l’ancien régime. Le salaire du petit groupe proéminent est 7 ou 8 fois supérieur à ce qu’il était naguère, tandis que le salaire commun et moyen a seulement doublé ou triplé. Les individus s’y espacent donc sur une échelle beaucoup plus longue et l’inégalité de leurs revenus a augmenté.

Si les avocats sont moins nombreux que jadis et s’il y a plus d’avocats sans causes que de médecins sans malades, c’est que l’effectif des plaideurs s’est beaucoup réduit dans notre siècle. Nous sommes infiniment moins processifs que nos pères et nos procès durent moins longtemps. C’est un goût aboli.

Le Paris de 1908 compte 51 avoués d’appel et 150 avoués de première instance ; en y joignant les 60 avocats au Conseil d’Etat et à la Cour de Cassation, nous arrivons au total de 261 personnes correspondant aux procureurs de l’ancien régime ; mais le Paris de 1789 comptait « en titre d’office » 400 procureurs au Parlement et 300 procureurs au Chatelet, c’est-à-dire trois fois plus que le nôtre et, ce qui est effrayant à penser, c’est que, sans parler d’une dizaine d’entre eux qui parvenaient à réunir ce que l’on nommait alors une grande fortune, tous vivaient dans une certaine aisance.

Mais aussi maints procès étaient éternels ; ils passaient, du titulaire qui les avait entamés, à son successeur, souvent même à plusieurs générations de successeurs. Cela s’appelait des « fonds d’études » et entrait en forte considération dans le calcul du prix des charges. Une bonne saisie réelle, une bonne instance d’ordre, une contribution bien étoffée, voilà ce qui, dans le cabinet d’un procureur au Parlement, était en grande estime. Entrer dans ces dédales de la chicane, en déblayer les sentes poudreuses, en parcourir le labyrinthe, moins pour en sortir que pour en prolonger les sinuosités ; compliquer par des incidens les formes naturellement ardues et multipliées, tel était l’art dans lequel un praticien du Palais devait exceller.

N’eût-elle fait qu’alléger la procédure, simplifier l’ancienne cascade des juridictions et anéantir ce chaos affligeant des lois antiques, compilées en des centaines d’in-folio par les commentateurs les plus bavards, que la Révolution de 1789 aurait conquis un titre éternel à notre reconnaissance.

La profusion de charges artificielles, que l’ancienne routine judiciaire avait engendrées, en était venue à passer pour naturelle aux yeux de nos pères ; si naturelle que plusieurs d’entre eux, dans le premier tiers du XIXe siècle, regrettaient la disparition de ces fonctions inutiles qui donnaient de l’emploi à la classe bourgeoise. Berryer le père remarquait avec mélancolie, au milieu du règne de Louis-Philippe, que Sainte-Menehould, sa patrie, bien que sa population n’excédât pas 3 000 âmes, possédait naguère « un bailliage, en certain cas présidial et tribunal de commerce, une maîtrise des Eaux-et-Forêts, une élection (pour les tailles), un tribunal dit des Traites foraines, un autre dit du Grenier à sel, une subdélégation de l’intendance de Champagne, une direction des domaines ; c’étaient autant de carrières ouvertes à nombre de familles. La ville avait été rebâtie avec assez d’élégance pour loger tous ces fonctionnaires. Sur la même ligne qu’eux prospéraient leurs auxiliaires, avocats, notaires, procureurs et greffiers. Aujourd’hui (en 1838) un seul tribunal, composé de quatre juges, remplace toutes les anciennes institutions. On conçoit quel désappointement il en résulte, l’éducation multipliant tous les jours les capacités... »

À ce point de vue très particulier du gain de ceux qui en vivent et non du dommage de ceux qui en souffrent, il n’est guère d’abus qui ne mérite d’être conservé. A Paris, le même auteur ne retrouve plus « l’afflux tumultueux des parties et de leurs suffragans, qui s’y agitaient de midi à deux heures chaque jour, » tandis que les 400 études de procureurs vomissaient des flots de « significations » sur le banc des huissiers au Parlement, ni cet amas confus de degrés et d’échoppes, étagées sur les degrés et flanquées de bureaux d’écrivains régnant tout au pourtour de l’ancienne Cour du Mai. Ces tableaux, si animés dans les chants du Lutrin, au temps où le Palais était la halle aux nouvelles et le foyer des émotions populaires, ont disparu avec la monarchie.

Je crois que, si l’on pouvait comparer la somme globale que les Français dépensaient à plaider les uns contre les autres avant 1789, avec celle qu’ils dépensent aujourd’hui, on constaterait une réduction sensible en faveur du temps présent, parce que le nombre des contestations portées devant la justice est beaucoup moindre. Pourtant, le prix de chaque plaidoyer, pris isolément, a augmenté. Il n’y a plus de plaidoiries ou de consultations à 5, ni même à 15 francs, comme au XVIIe siècle. Le plus modeste stagiaire débute à 50 francs et reçoit souvent le triple.

Chez le maître honorablement connu et classé, les honoraires vont jusqu’à 2 000 francs et ne descendent jamais, pour un litige futile, au-dessous de 300 ou 400 francs ; même en faveur de cliens permanens tels que les riches sociétés industrielles ou financières, auxquelles pourrait s’appliquer, en matières mobilières, le vieux dicton de nos aïeux sur les gros propriétaires fonciers de leur temps : « Qui a beaucoup de terres a beaucoup de procès. » Mais ces puissantes collectivités, comme les simples citoyens, s’arrangent pour en avoir le moins possible, et l’on serait surpris de la faible somme que leurs affaires contentieuses procurent annuellement à leurs défenseurs attitrés.

La statistique judiciaire n’est pas moins probante : dans la première moitié du XIXe siècle, le nombre des affaires portées chaque année devant la justice de paix était double de ce qu’il est depuis dix ans, — 600 000 au lieu de 320 000. — S’il avait baissé de moitié depuis 1850 jusqu’à la loi récente étendant la compétence des magistrats cantonaux, c’est que les litiges échappaient en partie à leur juridiction, par suite de la hausse des prix, pour aller devant les tribunaux de première instance. Cependant, ni ces tribunaux, ni les cours d’appel, — que cette même hausse des prix aurait dû doter d’un surcroît de besogne, — ne virent augmenter sensiblement leurs affaires. Le total des appels passa de 10 500 à 12 200 ; celui des instances introduites devant les tribunaux civils passa de 307 000 à 321 000 ; accroissement égal ou même inférieur à celui de la population française pendant la même période.

On doit en conclure que les tribunaux n’auraient certainement pas conservé leurs plaideurs de 1850, s’ils n’avaient vu venir à eux une bonne partie de ces 280 000 procès qui, inférieurs à 100 et 200 francs en 1840-1850 et supérieurs à ces sommes en 1895-1905, par le mouvement ascensionnel des prix, étaient du ressort des juges de paix et vont maintenant tout droit aux juges d’arrondissement.

Seulement, ces petites causes se passent du ministère de l’avocat et, dans notre bourgeoisie débonnaire, le goût du papier timbré s’en va, l’âpreté procédurière de nos aïeux s’atténue et se perd. Depuis vingt-cinq ans, l’effectif des avoués a diminué de 12 pour 100 et celui des huissiers de 17 pour 100. Les 4 900 huissiers restant ont bien de la peine à vivre, tandis que 25 000 trouvaient moyen de subsister sous Louis XIV.


Vte G. d’AVENEL.

  1. Voyez la Revue du 1er février 1907.
  2. Je n’ai pas besoin de rappeler au lecteur que tous les chiffres, sans exception, contenus dans cet article sont des chiffres actuels. Ainsi, les 2 400 francs de 1274 sont la traduction de 30 livres tournois, dont la valeur intrinsèque est de 600 francs ; lesquels, multipliés par 4 pour avoir leur puissance d’achat en 1908, représentent. 2 400 francs de nos jours. Toutes les sommes anciennes, citées au cours des pages qui vont suivre, ont été préalablement converties de même.