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Les Rois en exil/XIII

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Alphonse Lemerre (p. 366-373).

XIII
en chapelle


Ma chère amie, on vient de nous ramener à la citadelle de Raguse, M. de Hézeta et moi, après une séance de dix heures au théâtre du Corso où siégeait le conseil de guerre chargé de notre jugement. À l’unanimité, nous avons été condamnés à mort.

« Je te dirai que j’aime mieux ça. Au moins maintenant on sait à quoi s’en tenir, et nous ne sommes plus au secret. Je lis tes chères lettres, je peux t’écrire. Ce silence m’étouffait. Ne rien savoir de toi, de mon père, du roi que je croyais tué, victime de quelque guet-apens ! Heureusement Sa Majesté en est quitte pour une triste déconvenue et pour la perte de quelques loyaux serviteurs. Il pouvait nous arriver pis.

« Les journaux — n’est-ce pas ? — ont dû vous apprendre comment les choses se sont passées. Le contre-ordre du roi ne nous étant pas parvenu par une fatalité incroyable, à sept heures du soir, nous nous trouvions sous le vent des îles, au rendez-vous. Hézeta et moi sur le pont, les autres dans la chambre, tous armés, équipés, ta jolie petite cocarde au chapeau. Nous croisons deux heures, trois heures. Rien en vue que des barques de pêche ou ces grandes felouques qui font le service de la côte. La nuit vient, et en même temps une brume de mer très gênante pour notre rencontre avec Christian II. Après une longue attente, nous finissons par nous dire que le steamer de Sa Majesté a peut-être passé près de nous sans nous voir et qu’elle est descendue à terre. Tout juste, voici que du rivage où l’on devait attendre notre signal, une fusée part, monte dans le ciel. Cela signifiait : « Débarquez ! » Plus de doute, le roi est là. Allons le rejoindre.

« Vu ma connaissance du pays, — j’ai tant de fois chassé les halbrans de ce côté, — je commandais la première chaloupe, Hezeta la seconde, M. de Miremont avait la troisième avec les Parisiens. Nous étions tous Illyriens dans ma barque, aussi le cœur nous battait fort. C’est la patrie qu’on avait là devant soi, cette côte noire montant dans la brume terminée par une petite lumière rouge, le phare tournant de Gravosa. Tout de même le silence de la plage m’étonnait. Rien que le bruit des lames déferlantes, un long claquement d’étoffes mouillées, sans cette rumeur que fait la foule la plus mystérieuse, d’où s’échappe toujours un bruissement d’armes, un halètement de respirations contenues.

« — Je vois nos hommes !… dit San-Giorgio tout bas, près de moi.

« Nous nous aperçûmes, en sautant à terre, que ce qu’on prenait pour les volontaires du roi, c’étaient des bouquets de cactus, des figuiers de Barbarie, dressés en rang sur le rivage. Je m’avance. Personne. Mais un piétinement, des ravines dans le sable. Je dis au marquis : « C’est louche… Rembarquons. » Malheureusement les Parisiens arrivaient. Et retenir ceux-là !… Les voilà s’éparpillant sur la côte, fouillant les buissons, les taillis… Tout à coup une bande de feu, un crépitement de fusillade. On crie : « Trahison !… trahison !… Au large ! » On se précipite vers les barques. Une vraie bousculade de troupeau, serré, affolé, barbotant… Il y a eu là un moment de vilaine panique éclairée par la lune qui se levait et nous montrait nos marins anglais se sauvant à toutes rames vers le steamer… Mais ça n’a pas duré longtemps. Hézeta le premier s’élance, le revolver au poing : « Avanti !… Avanti !… » Quelle voix ! Toute la plage en a retenti. Nous nous jetons derrière lui… Cinquante contre une armée !… Il n’y avait qu’à mourir. C’est ce que tous les nôtres ont fait avec un grand courage. Pozzo, de Mélida, le petit de Soris ton amoureux de l’an dernier, Henri de Trébigne qui me criait dans la bagarre : « Dis donc, Herbert, ça manque de guzlas !… » Et Jean de Véliko qui, tout en sabrant, chantait « la Rodoïtza » à pleine gorge, tous sont tombés, je les ai vus sur le rivage, couchés dans le sable et regardant le ciel. C’est là que le flot montant sera venu les ensevelir, les beaux danseurs de notre bal ! Moins heureux que nos camarades, le marquis et moi, seuls vivants dans cette grêle, nous avons été pris, roulés, ficelés, montés à Raguse à dos de mulet, ton Herbert hurlant de rage impuissante, pendant que Hézeta, très calme, disait : « C’était fatal… Je le savais !… » Drôle d’homme ! Comment pouvait-il savoir que l’on serait trahi, livré, reçu au débarquement par des fusils braqués et des paquets de mitraille ; et s’il le savait, pourquoi nous a-t-il conduits ? Enfin voilà, c’est un coup manqué, une partie à refaire en prenant plus de précautions.

« Je m’explique maintenant par tes chères lettres, que je ne peux pas me lasser de lire et de relire, pourquoi l’instruction de notre affaire a langui, pourquoi ces promenades de robes noires dans la citadelle, ce marchandage de nos deux vies, ces hauts, ces bas, ces attentes. Les misérables nous traitaient en otages, espérant que le roi, qui n’avait pas voulu renoncer au trône pour des centaines de millions, céderait devant le sacrifice de deux de ses fidèles. Et tu t’irrites, ma chérie, tu t’étonnes, aveuglée par ta tendresse, que mon père n’ait pas dit un mot en faveur de son fils. Mais un Rosen pouvait-il commettre cette lâcheté !… Il ne m’en aime pas moins, le pauvre vieux, et ma mort sera pour lui un coup terrible. Quant à nos souverains que tu accuses de cruauté, nous n’avons pas pour les juger ce haut point de vue qui leur sert à gouverner les hommes. Ils ont des devoirs, des droits en dehors de la règle commune. Ah ! que Méraut te dirait là-dessus de belles choses ! Moi je les sens, mais je ne peux pas les exprimer. Tout reste là, sans sortir. J’ai la mâchoire trop lourde. Que de fois cela m’a gêné devant toi que j’aime tant, à qui je n’ai jamais su bien le dire ! Même ici, séparés par tant de lieues et de si gros barreaux de fer, l’idée de tes jolis yeux gris parisiens, de ta bouche de malice au-dessous de ton petit nez qui se fronce pour me railler, m’intimide, me paralyse.

« Et pourtant, avant de te quitter pour toujours, il faut bien que je te fasse comprendre une bonne fois que je n’ai jamais aimé que toi au monde, que ma vie a commencé seulement du jour où je t’ai connue. Te rappelles-tu, Collette ? C’était dans les magasins de la rue Royale, chez ce Tom Lévis. On se trouvait là par hasard, censé. Tu as essayé un piano ; tu as joué, tu as chanté quelque chose de très gai qui, sans. que je sache pourquoi, m’a donné envie de pleurer tout de suite. J’étais pris… Hein ? Qui nous aurait dit ça ? Un mariage à la Parisienne, un mariage par les agences devenu mariage d’amour ! Et depuis, dans le monde, dans aucun monde, je n’ai rencontré de femme aussi séduisante que ma Colette. Aussi tu peux être tranquille, tu étais toujours là, même absente ; l’idée de ta jolie frimousse me tenait en belle humeur, je riais tout seul en y pensant. C’est vrai que tu m’as toujours inspiré cela, une envie de rire tendre… Tiens, en ce moment, notre situation est terrible, surtout la façon dont on nous la présente. Hézeta et moi, nous sommes en chapelle ; c’est-à-dire que, dans la petite cellule aux murs crépis, on a dressé un autel pour notre dernière messe, mis un cercueil devant chaque lit et pendu aux murs des écriteaux sur lesquels il y a écrit : « Mort… Mort… » Malgré tout, ma chambre me semble gaie. J’échappe à ces menaces funèbres en songeant à ma Colette ; et quand je me hausse jusqu’à notre soupirail, ce pays admirable, la route qui descend de Raguse à Gravosa, les aloès, les cactus sur le ciel ou la mer bleue, tout me rappelle notre voyage de noce, la corniche de Monaco à Monte-Carlo et le grelot des mules menant notre bonheur tintant et léger comme lui. Ô ma petite femme, comme tu étais jolie, chère voyageuse avec qui j’aurais voulu faire route plus longtemps…

« Tu vois que partout ton image demeure et triomphe, au seuil de la mort, dans la mort même ; car je veux la tenir en scapulaire sur ma poitrine, là-bas, à la porte de Mer, où l’on doit nous mener dans quelques heures, et c’est ce qui me permettra de tomber en souriant. Aussi, mon amie, ne te désole pas trop. Pense au petit, pense à l’enfant qui va naître. Garde-toi pour lui, et lorsqu’il pourra comprendre, dis-lui que je suis mort en soldat, debout, avec deux noms sur mes lèvres, le nom de ma femme et celui de mon roi.

« J’aurais voulu te laisser un souvenir du dernier moment, mais on m’a dévalisé de tout bijou, montre, alliance, épingle. Je n’ai plus rien qu’une paire de gants blancs que je destinais à l’entrée à Raguse. Je les mettrai tout à l’heure pour honorer le supplice ; et l’aumônier de la prison m’a bien promis de te les envoyer après.

« Allons, adieu, ma Colette chérie. Ne pleure pas. Je te dis ça, et moi, les larmes m’aveuglent. Console mon père. Pauvre homme ! Lui qui me grondait toujours parce que je venais tard aux ordres. Je n’y viendrai plus maintenant !… Adieu… adieu… J’avais cependant tant de choses à te dire… Mais non, il faut mourir. Quel sort !… Adieu, Colette.

« herbert de rosen. »