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Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Introduction/3

La bibliothèque libre.
Léon Techener (volume 1p. 71-89).

III.

le poème latin : Vita Merlini.



Avant d’aborder les romans de la Table ronde, il faut épuiser l’œuvre de celui qui paraît en avoir fait naître la pensée.

Les Prophéties de Merlin forment maintenant le septième livre de l’Historia Britonum. Elles avaient été rédigées avant la publication de cette histoire, et l’auteur les avait envoyées séparément à l’évêque de Lincoln. Ordéric Vital, dont la chronique finit en 1128, Henri de Huntingdon et Suger, qui n’avaient pas connu l’Historia Britonum, avaient fait usage des Prophéties. D’ailleurs, Geoffroy de Monmouth a constaté cette antériorité : « Je travaillais à mon histoire, » dit-il au début du septième livre, « quand, l’attention publique étant récemment attirée sur Merlin[1], je publiai ses prophéties, à la prière de mes amis, et particulièrement d’Alexandre, évêque de Lincoln, prélat d’une sagesse et d’une piété éminentes, et qui se distinguait entre tous, clercs ou laïques, par le nombre et la qualité des gentilshommes que retenait auprès de lui sa réputation de vertu et de générosité. Dans l’intention de lui être agréable, j’accompagnai l’envoi de ces prophéties d’une lettre que je vais transcrire… »

Dans cette lettre, Geoffroy se flatte d’avoir répondu aux vœux du prélat en interrompant l’Historia Britonum pour traduire du breton en latin les Prophéties de Merlin. « Mais, » ajoute-t-il « je m’étonne que vous n’ayez pas demandé ce travail à quelque autre plus savant et plus habile. Sans vouloir rabaisser aucun des philosophes anglais, j’ai le droit de dire que vous-même, si les devoirs de votre haute position vous en eussent laissé le temps, auriez mieux que personne composé de pareils ouvrages. »

Soit que l’évêque Alexandre eût regretté d’avoir demandé un livre dont l’Église contestait l’autorité, soit que ce livre n’eût pas répondu à ce qu’il en attendait, soit enfin qu’il eût oublié, comme cela n’arrive que trop souvent, les promesses faites à l’auteur, il mourut sans avoir donné à Geoffroy le moindre témoignage de gratitude ; et nous l’apprenons dès le début du poëme de la Vita Merlini.

« Prêt à chanter la folie furieuse et les agréables jeux[2] de Merlin, c’est à vous, Robert, de diriger ma plume ; vous, honneur de l’épiscopat et que la philosophie a parfumé de son nectar ; vous qui brillez entre tous par votre science ; vous le guide et l’exemple du monde. Soyez favorable à mon entreprise ; accordez au poëte une bienveillance qu’il n’avait pas trouvée dans le prélat auquel vous avez mérité de succéder.

Je voudrais entreprendre vos louanges, rappeler vos mœurs, vos antécédents, votre noble naissance, l’intérêt public qui faisait désirer votre élection au peuple et au clergé de l’heureuse et glorieuse ville de Lincoln ; mais il ne suffirait pas, pour parler dignement de vous, de la lyre d’Orphée, de la science de Maurus, de l’éloquence de Rabirius… »


Fatidici vatis rabiem musamque jocosam
Merlini cantare paro : tu corrige carmen,
Gloria Pontificum, calamos moderando, Roberte.
Scimus enim quia te perfudit nectare sacro

Philosophia suo, fecitque per omnia doctum,
Ut documenta dares, dux et præceptor in orbe.
Ergo meis cœptis faveas, vatemque tueri
Auspicio meliore velis quam fecerit alter
Cui modo succedis, merito promotus honore.
Sic etenim mores, sic vita probala genusque
Utilitasque loci clerus populusque petebant,
Unde modo felix Lincolnia fertur ad astra.


Le poëme contient 1530 vers, et doit être un des derniers ouvrages de l’auteur. « Bretons, » s’écrie-t-il en l’achevant, « tressez une couronne à votre Geoffroy de Monmouth. Il est bien vôtre en effet, car autrefois il a chanté vos exploits et ceux de vos chefs dans le livre que le monde entier célèbre sous le nom de Gestes des Bretons. »


Duximus ad metam carmen. Vos ergo, Britanni,
Laurea serta date Gaufrido de Monumeta :
Est enim vester, nam quondam prœlia vestra
Vestrorumque ducum cecinit scripsitque libellum
Quem nunc Gesta vocant Britonum celebrata per orbem.


Il semble donc qu’on ne pouvait élever des doutes sur l’auteur de ce poëme. Le style rappelle l’Historia Britonum, autant que la prose peut rappeler la versification : et Geoffroy avait déjà prouvé qu’il aimait à faire des vers, par ceux dont il a parsemé, sans la moindre nécessité, son histoire. Il loue ses patrons dans les deux ouvrages, avec la même emphase ; et si, dans le premier, il fait appel à la générosité du prélat dont il accuse, dans le second, le défaut de reconnaissance, c’est qu’il n’aura pas ressenti les effets attendus de cette générosité. Il avait loué en pure perte, comme notre rimeur français Wace, lequel, après avoir vanté la libéralité du roi Henry II d’Angleterre, finit tristement son poëme de Rou en regrettant l’oubli de ce prince :


Li Reis jadis maint bien me fist,
Mult me dona, plus me pramist.
Et se il tot doné m’éust
Ce qu’il me pramist, miels me fust.
Nel pois avoir, nel plut al Rei…


Ses plaintes auraient eu sans doute un accent de reproche plus prononcé, si le Roi eût alors, comme l’évêque Alexandre, cessé de vivre. Alexandre, mort en 1147, avait eu pour successeur Robert de Quesnet ; et c’est à cet évêque Robert que Geoffroy adressa la Vita Merlini, comme pour le mettre en mesure de tenir les engagements de son prédécesseur.

Tout, dans ce poëme de Merlin, marche en parfait accord avec ce que Geoffroy avait mis dans son histoire. On y retrouve le fond des prophéties de Merlin, auxquelles est ajoutée celle de sa sœur Ganiede, pour devenir un prétexte d’allusions aux événements contemporains. Dans l’histoire, et non dans les romans, Merlin est fils d’une princesse de Demetie ; et dans le poëme, non ailleurs, Merlin, devenu vieux, règne sur cette partie de la principauté de Galles :


Ergo peragratis sub multis regibus annis,
Clarus habebatur Merlinus in orbe Britannus ;
Rex erat et vates : Demætarumque superbis
Jura dabat populis…


Dans les deux ouvrages, Wortigern est duc des Gewisseans ou West-Saxons (aujourd’hui, Hatt, Dorset et Île de Wight) ; Biduc est roi de la Petite Bretagne où se réfugient les deux fils de Constant ; Artus succède sans opposition à son père Uter-Pendragon, et la reine Guanhumara n’est mentionnée qu’en raison de ses relations criminelles avec Mordred.


Illicitam venerem cum conjuge Regis habebat.


Enfin, dans les deux ouvrages, on appuie du témoignage d’Apulée l’existence d’esprits dispersés entre le ciel et la terre, qui peuvent entretenir un commerce amoureux avec les femmes. Il est vrai que, dans le poëme seul, Merlin est marié à Guendolene et a pour sœur Ganiede, femme de Rodarcus, roi de Galles : l’auteur, en cela, suivait apparemment une tradition répandue dans le pays de Galles, tradition qui, pour se transformer, attendait encore la plume des romanciers de la Table ronde. Mais, puisqu’on ne retrouve dans le poëme de Merlin aucun trait qui soit inspiré par ces romans de la Table ronde ; puisque la Genièvre, l’Artus, la fée Morgan ne sont pas encore ce qu’ils sont devenus dans ces romans, il faut absolument en conclure que le poëme a été composé avant les romans, c’est-à dire de 1140 à 1150. Il n’était plus permis, après la composition de l’Artus et du Lancelot, de ne voir qu’une fée dans Morgan, que l’épouse d’Artus enlevée par Mordred dans Genièvre, et que le mari d’une femme délaissée dans Merlin. Ainsi tout se réunit pour conserver à Geoffroy de Monmouth l’honneur d’avoir écrit, vers le milieu du douzième siècle, le poëme De Vita Merlini, après l’Historia Britonum que semble continuer le poëme, pour ce qui touche à Merlin, et avant le roman français de Merlin, qui devait faire au poëme d’assez nombreux emprunts.

Je regrette donc infiniment de me trouver ici d’une opinion opposée à celle de mes honorables amis, M. Thomas Wright et M. Fr. Michel, auxquels on doit d’ailleurs une excellente édition de la Vita Merlini[3]. Oui, le poëme fut assurément composé avant les romans de la Table ronde. Les allusions qu’on croit y découvrir aux guerres d’Irlande, extrêmement vagues en elles-mêmes, sont empruntées aux textes des prophéties en prose, dont la date est bien connue. Je dois ajouter que toute mon attention n’a pas suffi pour y découvrir le moindre trait qui pût se rapporter au règne de Henry II. Il est vrai que le poëte donne au savoir de l’évêque Robert de Quesnet des éloges que la postérité n’a démentis ni confirmés ; mais, dans la bouche de l’auteur de l’Historia Britortum, ces éloges ne sortent pas de la banalité des compliments obligés. J’en excepte pourtant le vers où l’on rappelle l’intérêt que les habitants de Lincoln avaient pris à l’élection du prélat :


Sic etenim mores, sic vita probata genusque,
Utilitasque loci, clerus populusque petebant.
Unde modo felix Lincolnia fertur ad astra.


On peut, en effet, rapprocher ces vers de l’empressement que montra Robert de Quesnet, suivant Giraud de Galles, pour multiplier dans la ville de Lincoln les foires et les marchés.

J’ajouterai qu’il ne peut y avoir aucune raison sérieuse de croire que la Vita Merlini ait été adressée à Robert Grossetest, évêque de Lincoln dans la première moitié du treizième siècle. Ce Robert fut sans doute un prélat très-savant, très-recommandable ; il a laissé plusieurs ouvrages longtemps célèbres ; mais il était de la plus basse extraction, et notre poëte, au nombre des éloges qu’il accorde à son patron, vante son illustre origine ; ce qui convient parfaitement à Robert de Quesney, dont la famille était au rang des plus considérables de l’Angleterre.

C’est encore, à mon avis, bien gratuitement qu’on a voulu séparer du poëme les quatre derniers vers dans lesquels l’auteur recommande son œuvre à l’intérêt de la nation bretonne. Geoffroy, en rappelant la renommée de l’Historia Britonum, n’a rien exagéré, et, en se plaçant aussi haut dans l’estime publique, il n’a fait que suivre un usage assez ordinaire alors, et même dans tous les siècles. C’est ainsi que Gautier de Chastillon terminait son poëme d’Alexandre en promettant à l’archevêque de Reims, Guillaume, un partage égal d’immortalité :


Vivemus pariter, vivet cum vate superstes
Gloria Guillelmi, nullum moritura per ævum.


Les derniers vers de la Vita Merlini sont, dans le plus ancien manuscrit, de la même main que le reste de l’ouvrage ; ce serait donc accorder à la critique une trop grande licence que lui permettre de supposer apocryphes tous les passages qui dans un ouvrage justifieraient l’opinion qu’elle voudrait contredire.

Alexandre était mort en 1147, et Geoffroy de Monmouth fut lui-même élevé au siége de Saint-Azaph, dans le pays de Galles, en 1151. Il est naturel de penser que ce fut dans l’intervalle de ces quatre années qu’il adressa la Vita Merlini à l’évêque Robert de Quesnet, successeur d’Alexandre.

Mais (dira-t-on, pour expliquer la différence des légendes) il y eut deux prophètes du nom de Merlin : l’un fils d’un consul romain, l’autre fils d’un démon incube ; le premier, ami et conseiller d’Artus, le second, habitant des forêts ; celui-ci surnommé Ambrosius, celui-là Sylvester ou le Sauvage. L’Historia Britonum a parlé du premier, et la Vita Merlini du second.

Je donnerai bientôt l’explication de tous ces doubles personnages de la tradition bretonne : mais il sera surtout facile de prouver à ceux qui suivront le progrès de la légende de Merlin que l’Ambrosius, le Sylvester et le Caledonius (car les Écossais ont aussi réclamé leur Merlin topique) ne sont qu’une seule et même personne.

Après avoir été, dans Nennius, fils d’un consul romain, et dans l’Historia Britonum fils d’un démon incube, Merlin deviendra dans le poëme français de Robert de Boron l’objet des faveurs égales du ciel et de l’enfer. Il aimera les forêts, tantôt celles de Calidon en Écosse, tantôt celles d’Arnante ou de Brequehen dans le Northumberland, tantôt celles de Broceliande dans la Cornouaille armoricaine. Cet amour de la solitude ne l’empêchera pas de paraître souvent à la Cour, d’être le bon génie d’Uter et de son fils Artus. Ainsi, Geoffroy de Monmouth a pu suivre une tradition qui faisait de la mère du prophète une princesse de Demetie, et du prophète devenu vieux un roi de ce petit pays ; tandis que les continuateurs de Robert de Boron auront suivi la tradition continentale en le faisant retenir par Viviane dans la forêt de Broceliande. Mais ce double récit ne fait pas qu’il y ait eu réellement deux ou trois prophètes du nom de Merlin.

Réunissons maintenant les traits légendaires ajoutés dans le poëme latin à ceux que renfermait déjà l’Historia Britonum.

Merlin perd la raison à la suite d’un combat dans lequel il a vu périr plusieurs vaillants chefs de ses amis. Il prend en horreur le séjour des villes, et, pour se dérober à tous les regards, il s’enfonce dans les profondeurs de la forêt de Calidon.

Fit silvester homo, quasi silvis editus esset.

Sa sœur la reine Ganiede envoie des serviteurs à sa recherche. Un d’eux l’aperçoit assis sur les bords d’une fontaine et parvient à le faire rentrer en lui-même en prononçant le nom de Guendolene, et en formant sur la harpe de douloureux accords :

Cum modulis citharæ quam secum gesserat ultro.

Merlin consent à quitter les bois, à reparaître dans les villes. Mais bientôt le tumulte et le mouvement de la foule le replongent dans sa première mélancolie ; il veut retourner à la forêt. Ni les pleurs de sa femme, ni les prières de sa sœur, ne peuvent le fléchir. On l’enchaîne ; il pleure, il se lamente. Puis tout à coup, voyant le roi Rodarcus détacher du milieu des cheveux de Ganiede une feuille verte qui s’y trouvait mêlée, il jette un éclat de rire. Le roi s’étonne et demande la raison de cet éclair de gaieté. Merlin veut bien répondre, à la condition qu’on lui ôtera ses chaînes et qu’on lui permettra de retourner dans les bois. Dès que la liberté lui est rendue, il dévoile les secrets de sa sœur, la reine Ganiede. Le matin même, elle avait prodigué ses faveurs à un jeune varlet, sur un lit de verdure dont une des feuilles était demeurée dans ses cheveux. Ganiede proteste de son innocence : « Comment, dit-elle, ajouter la moindre foi aux paroles d’un insensé ! » Et, pour justifier le mépris que méritaient de telles accusations, elle fait prendre successivement trois déguisements à l’un des habitués du palais. Merlin interrogé annonce à cet homme trois genres de mort. La prédiction s’accomplit, mais beaucoup plus tard[4], et la reine, en attendant, triomphe de la fausse science du devin. On retrouvera dans le roman de Merlin cet épisode devenu célèbre.

Merlin reprend le chemin de la forêt. En le voyant partir, sa femme et sa sœur semblent inconsolables : « Ô mon frère, » dit Ganiede, « que vais-je devenir, et que va devenir votre malheureuse Guendolene ? si vous l’abandonnez, ne pourra-t-elle chercher un consolateur ? — Comme il lui plaira, » répond Merlin ; « seulement celui qu’elle choisira fera bien d’éviter mes regards. Je revendrai le jour qui devra les unir, et j’apporterai mon présent de secondes noces. »


« Ipsemet interero donis munitus honestis,
Dotaboque datam profuse Guendoloenam.
 »


Un jour, les astres avertissent Merlin retiré dans la forêt que Guendolene va former de nouveaux liens. Il rassemble un troupeau de daims et de chèvres, et lui-même, monté sur un cerf, arrive aux portes du palais et appelle Guendolene. Pendant qu’elle accourt assez émue, le fiancé met la tête à la fenêtre et se prend à rire à la vue du grand cerf que monte l’étranger. Merlin le reconnaît, arrache les bois du cerf, les jette à la tête du beau rieur et le renverse mort au milieu des invités. Cela fait, il pique des deux et veut regagner les bois ; mais on le poursuit ; un cours d’eau lui ferme le passage ; il est atteint et ramené à la ville :


Adducuntque domum, vinctumque dedere sorori[5].


On ne voit pas que la mort du fiancé de Guendolene ait été vengée, et Merlin demeure l’objet du respect des gens de la cour. Pour lui rendre supportable le séjour des villes, le roi lui offre des distractions et le conduit au milieu des foires et des marchés. Merlin jette alors deux nouveaux ris dont le roi veut encore pénétrer la cause. Il met à ses réponses la même condition : on le laissera regagner sa chère forêt. D’abord il n’a pu voir sans rire un mendiant bien plus riche que ceux dont il sollicitait la charité, car il foulait à ses pieds un immense trésor. Puis il a ri d’un pèlerin achetant des souliers neufs et du cuir pour les ressemeler plus tard, tandis que la mort l’attendait dans quelques heures. Ces deux jeux se retrouveront dans le roman de Merlin.

Libre de retourner une seconde fois dans la forêt, le prophète console sa sœur et l’engage à construire sur la lisière des bois une maison pourvue de soixante-dix portes et de soixante-dix fenêtres : lui-même y viendra consulter les astres et raconter ce qui doit avenir. Soixante-dix scribes tiendront note de tout ce qu’il annoncera.

La maison construite, Merlin se met à prophétiser, et les clercs écrivent ce qu’il lui plaît de chanter :


O rabiem Britonum quos copia divitiarum
Usque superveniens ultra quam debeat effert !…


Après un long accès fatidique, le poëte, sans trop prendre souci de nous y préparer, fait intervenir Telgesinus ou Talgesin, qui, nouvellement arrivé de la Petite-Bretagne, raconte là ce qu’il a appris à l’école du sage Gildas. Le système que le barde développe résume les opinions cosmogoniques de l’école armoricaine. Il admet les esprits supérieurs, inférieurs et intermédiaires. Puis le vieux devin passe en revue les îles de la mer. L’île des Pommes, autrement appelée Fortunée, est la résidence ordinaire des neuf Sœurs, dont la plus belle et la plus savante est Morgen ; Morgen connaît le secret et le remède de toutes les maladies ; elle revêt toutes les formes ; elle peut voler comme autrefois Dédale, passer à son gré de Brest à Chartres, à Paris ; elle apprend la « mathématique » à ses sœurs, Moronoe, Mazoe, Gliten, Glitonea, Gliton, Tyronoe, Thyten, et l’autre Thyten, grande harpiste. « C’est dans l’île Fortunée, » ajoute Talgesin, « que, sous la conduite du sage pilote Barinthe, j’ait fait aborder Artus, blessé après la bataille de Camblan ; Morgen[6] nous a favorablement accueillis, et, faisant déposer le roi sur sa couche, elle a touché de sa main les blessures et promis de les cicatriser s’il voulait demeurer longtemps avec elle. Je revins, après lui avoir confié le roi. »


Inque suis thalamis posuit super aurea regem
Strata, manuque detexit vulnus honesta,
Inspicitque diu, tandemque redire salutem
Posse sibi dixit, si secum tempore longo
Esset…


Monmouth, dans sa très-véridique histoire, s’était contenté de dire qu’Artus, mortellement blessé, avait été porté dans l’île d’Avalon pour y trouver sa guérison ; ce qui présenterait une contradiction ridicule, si l’île d’Avalon et le pays des Fées n’étaient pas ordinairement, dans les chansons de geste et dans les traditions bretonnes, l’équivalent des Champs-Élysées chez les Anciens.

D’ailleurs, la description de cette île :

Insula pomorum quæ Fortunata vocatur,


avec son printemps perpétuel et sa merveilleuse abondance de toutes choses, convient assez mal à cette île d’Avalon, qu’on crut plus tard reconnaître dans Glastonbury.

Un dernier trait de la légende galloise de Merlin se retrouve dans notre poëme. Merlin et Talgesin exposaient à qui mieux mieux les propriétés de certaines fontaines et la nature de certains oiseaux, quand ils sont interrompus par un fou furieux qu’on entoure et sur lequel on interroge Merlin : « Je connais cet homme, » dit-il ; « il eut une belle et joyeuse jeunesse. Un jour, sur le bord d’une fontaine, nous aperçûmes plusieurs pommes qui semblaient excellentes. Je les pris, les distribuai à mes compagnons et n’en réservai pas une seule pour moi. On sourit de ma libéralité, et chacun s’empressa de manger la pomme qu’il avait reçue ; mais l’instant d’après, les voilà tous pris d’un accès de rage qui les fait courir dans les bois en poussant des cris et des hurlements effroyables. L’homme que vous voyez fut une des victimes. Les fruits cependant m’étaient destinés et non pas à eux. C’était une femme qui m’avait longtemps aimé et qui, pour se venger de mon indifférence, avait répandu ces fruits empoisonnés dans un lieu où je me plaisais à venir. Mais cet homme, en humectant ses lèvres de l’eau de la fontaine voisine, pourra retrouver sa raison. »

L’épreuve fut heureuse : l’insensé, revenu à lui-même, suivit Merlin dans la forêt de Calidon ;  Talgesin demanda la même faveur, et la reine Ganiede ne voulut pas non plus se séparer de son frère. Tous quatre s’enfoncèrent dans l’épaisseur des bois, et le poëme finit par une tirade prophétique chantée par Ganiede, devenue tout à coup presque aussi prévoyante que son frère.

Je l’ai déjà dit, ce poëme, expression de la tradition galloise du prophète Merlin, ne sera pas inutile au prosateur français, et nous permettra de mieux suivre les développements de la légende armoricaine, exprimée dans la seconde branche de nos Romans de la Table ronde.

  1. Cum de Merlino divulgato rumore. Expressions curieuses, qui semblent assez bien prouver que la réputation de Merlin était alors de date récente, même chez les Gallo-Bretons. Nennius ne l’avait pas même nommé. Les pages de Guillaume de Newburg citées plus haut (page 65) confirment encore le peu d’ancienneté de la tradition merlinesque.
  2. Les tours de Merlin, ses prestiges, sont souvent désignés comme autant de jeux.
  3. Publiée d’après le manuscrit de Londres. Paris, Didot, 1837 ; in-8.
  4. Sicque ruit, mersusque fuit lignoque pependit,
    Et fecit vatem per terna pericula verum.

    Il faut remarquer que sir Walter Scott, d’après l’ancien chroniqueur écossais Fordun, a commis une étrange méprise en appliquant cette prophétie du triple genre de mort de la même personne à Merlin lui-même : « Merlin, according to his own prediction, perished at once by wood, earth and water. For being pursued with stones by the rustics, he fell from a rock into the river Tweed, and was transfixed by a sharp stake fixed there for the purpose of extending a fish-net. » Et là-dessus de citer quatre vers dont les deux derniers appartiennent au poëme de Geoffroy :

    Inde perfossus, lapide percussus, et unda
    Hanc tria Merlini feruntur inire necem ;
    Sicque ruit mersusque fuit, lignoque prehensus,
    Et fecit vatem per terna pericula verum.

    Nouvelle preuve de la facilité avec laquelle les traditions se transforment et se corrompent.

  5. Il n’y avait rien à tirer de ce singulier épisode, emprunté sans doute à quelque ancien lai. On n’en retrouve aucune trace dans les romans de la Table ronde.
  6. Morgen n’est pas encore dans le poëme la sœur d’Artus.