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Les Romans de la Table ronde (Paulin Paris)/Lancelot du lac/59

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LIX.




Galehaut prévoyait avec chagrin que Lancelot, une fois inscrit parmi les chevaliers de la maison du roi, et admis au nombre des compagnons de la Table ronde, lui échapperait pour devenir l’homme d’Artus. Aussi eût-il tout donné pour le voir résister aux vives instances que le roi et la reine ne devaient pas manquer de lui faire. Avant de quitter la Roche aux Saisnes, Artus d’après les sages conseils de messire Gauvain, avait prié la reine de venir remercier Lancelot qui l’avait conquise. Genièvre en arrivant, regarda son ami, lui jeta les bras au cou et lui rendit grâces de la délivrance du roi. « Sire chevalier, dit-elle, je ne sais qui vous êtes, et j’en ai grand regret. Mais vous avez tant fait pour mon seigneur que je vous offre tout ce qu’il m’est permis de donner d’amour et de loyauté à loyal chevalier. — Ma dame, grands mercis ! » répond Lancelot d’une voix tremblante. Le roi, témoin de l’entrevue, remercia virement la reine de ce qu’elle venait de faire et ne l’en prisa que davantage. Alors, avec une grâce insigne, la reine s’enquit de tous les chevaliers qui avaient pris part à la quête de Lancelot. Sagremor seul manquait : « Il était retenu, dit mess. Gauvain, par une demoiselle à laquelle il avait donné son amour. » De son côté, la reine raconta comment le chevalier qui venait de délivrer le roi était tombé en frénésie, et avait dû sa guérison à une demoiselle appelée la Dame du lac. « Le connaissez-vous ? demanda le roi. — Je sais maintenant quel il est ; mais quant à son nom, je l’ignore encore. — Eh bien, c’est Lancelot du Lac, celui que vous venez de remercier ; c’est lui qui vainquit les deux assemblées et fit ma paix avec Galehaut. — Se peut-il ! » s’écria la reine, en se signant et en témoignant la plus grande joie d’apprendre ce qu’elle savait déjà mieux que personne.

Après, ce fut le tour d’Hector : il montra mess. Gauvain, et demanda qu’on le tînt quitte de la quête qu’il en avait entreprise. Mess. Yvain le reconnut et courut l’embrasser en racontant comment Sagremor et lui devaient à Hector la fin de leur captivité chez le sénéchal du Roi des cent chevaliers. « Ce n’est pas tout, ajouta mess. Gauvain ; je l’avais vu auparavant faire vider les arçons à Sagremor et à Keu, à messire Yvain, devant la Fontaine du Pin. » Chacun alors de faire honneur à Hector, en présence de la nièce d’Agroadain, son orgueilleuse amie[1].

On annonça que les tables étaient dressées. Quand on fut levé, le roi prenant la reine à part la pria de l’aider à retenir Lancelot compagnon de la Table ronde. « Sire, répond-elle, vous savez qu’il est déjà compain de Galehaut ; c’est de Galehaut qu’il faut d’abord avoir le consentement. »

Le roi se rapproche aussitôt de Galehaut et le prie de trouver bon que Lancelot soit de sa maison. « Sire, répond Galehaut, j’ai fait tout ce que Lancelot m’avait demandé pour gagner votre amitié ; mais si j’étais privé de sa compagnie, je souhaiterais de mourir : voulez-vous m’arracher la vie ? » Le roi regarde la reine et lui fait un signe pour qu’elle se jette aux genoux de Galehaut. Elle s’incline devant les deux amis : quand Lancelot la voit en posture de suppliante, il ne peut se contenir et, sans attendre la réponse de Galehaut : « Dame, dit-il, nous ferons tout ce qu’il vous plaira demander. Grands mercis ! » dit la reine. Et Galehaut à son tour : « Puisqu’il en est ainsi, j’entends que vous ne l’ayez pas seul. J’aime mieux tout quitter en le gardant, que me séparer de lui au prix de l’empire du monde. Veuillez, sire, me retenir aussi. — Je n’aurais pu, répond le roi, demander sans outrecuidance un tel honneur pour ma maison ; je vous retiens donc non comme mes chevaliers, mais comme mes compagnons. Et vous, Hector, ne serez-vous pas aussi des nôtres ? — Pour refuser, sire, il me faudrait oublier tout sentiment d’honneur. »

Et le lendemain, le roi tint une cour plénière qui dura huit jours, et qui finit à la Toussaint. Il y porta couronne et reçut à la Table ronde les trois nouveaux compagnons.

Durant les fêtes, il eut soin de mander les quatre clercs chargés de mettre en écrit les actes des temps aventureux. Ils se nommaient : Arrodian de Cologne, Tamide de Vienne, Thomas de Tolède et Sapiens de Baudas. Ils continuèrent leur livre à partir des gestes de mess. Gauvain et des dix-neuf compagnons de sa quête. Puis ils arrivèrent aux prouesses d’Hector dont la quête se rapportait encore à mess. Gauvain ; le tout devant être compris dans l’histoire de Lancelot, branche elle-même, du grand livre du Saint Graal[2].

De la Roche aux Saisnes le roi se rendit à Karaheu en Bretagne, et permit à Galehaut, non sans regret, d’emmener Lancelot en Sorelois[3], à la condition de le ramener, vers la prochaine fête de Noël, dans la ville où il avait eu le bonheur de les armer chevaliers.

  1. T. I, p. 340.
  2. Le manuscrit 751, fo 144 vo, ajoute quelques lignes qui montrent assez bien comme ont été remaniées les premières rédactions : « Et le grant conte de Lancelot convient repairier en la fin à Perceval qui est chiés et la fin de tos les contes ès autres chevaliers. Et tout sont branches de lui (c’est-à-dire se rapportent à Perceval), qu’il acheva la grant queste. Et li contes Perceval meismes est une branche del haut conte del Graal qui est chiés de tos les contes » (ms. 751, fo 144 vo).

    Mais dans la Quête du saint Graal, Perceval (dans la plus ancienne rédaction, nommé Pelesvaus) n’est plus le héros qui découvre le Graal et accomplit les dernières aventures. Galaad, le chevalier vierge, fils naturel de Lancelot, est substitué au Perceval des dernières laisses du Lancelot. La manie des prolongements aura conduit à ces modifications des premières conceptions. Et c’est la difficulté de distinguer ces retouches successives qui a donné à la critique, qu’on me pardonne l’expression, tant de fils à retordre.

  3. Dans notre roman, le Sorelois est, comme au théâtre, les coulisses. Les acteurs s’y retirent pendant que d’autres personnages remplissent la scène. Le romancier y envoie Lancelot, pour nous avertir qu’il va suivre un autre courant de traditions et joindre un nouveau rameau à la branche principale. Ces rameaux sont déjà au nombre de cinq :

    1o La reine aux grandes douleurs.

    2o Les Enfances.

    3o La prise de la Douloureuse garde.

    4o Le Galehaut.

    5o La guerre d’Écosse.

    Le sixième qu’on va lire pourrait s’appeler Les deux Genièvres et la mort de Galehaut.