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Les Roses refleurissent/11

La bibliothèque libre.
Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 141-150).


XI


Sur ces entrefaites, la grand’mère de Mlle Laguépie — un jour d’oubli sans doute — se laissa mourir. Estelle Gerfaux pensa que cet événement lui commandait une visite, quoiqu’elle supposât bien que les condoléances seraient superflues. Elle trouva, en effet, l’orpheline moins affligée que furibonde.

— Ah ! ma chère ! exhala Caroline entre ses dents crissantes. C’est une indignité ! Avoir consumé mes plus belles années à soigner cette vieille hargneuse, et ne pas recueillir de quoi vivre décemment. La ferme de Lusignan était hypothéquée, à mon insu. La baraque d’ici ne vaut pas quatre sous. Je n’ose la louer, de peur que les locataires, plus avisés que moi, ne découvrent la cachette. Qu’a-t-elle pu faire de son argent ?

Elle jetait des regards fulminants vers la pièce adjacente, où l’octogénaire dormait l’éternel sommeil, un rictus sardonique sur sa face momifiée. Estelle, interdite, ne trouvait pas une parole.

— Il va falloir que je me débrouille et que je cherche une situation ! reprenait Caroline avec des larmes de rage. Ah ! c’est dur de se remettre aux ordres d’autrui ! Mais justement, Estelle, vous pouvez m’aider à mes recherches. Je sais que Mme Dalyre, la sœur de M. Marcenat, vient de marier son fils aîné, à qui elle cède complètement l’usine des Sables. Vraisemblablement viendra-t-elle vivre à Poitiers, près de son frère. Cette dame, dont la santé a beaucoup fléchi, cherche, paraît-il, une personne d’âge sérieux, instruite, quelque peu musicienne, pour lui tenir compagnie et la seconder dans le gouvernement de son intérieur. Ce serait tout à fait mon affaire. Recommandez-moi.

— Je ne suis pas en relation avec Mme Dalyre, objecta Mlle Gerfaux, interloquée.

— Mais votre frère (ces deux mots sifflèrent plus aigrement), votre frère la connaît, lui. Il l’a rencontrée journellement à la Borde. Et vous possédez, vous, l’estime de M. Marcenat. Vous ne pouvez le nier. Si je vous ai rendu service autrefois, j’aime à croire que vous voudrez bien vous en souvenir, à ce moment critique pour moi…

Cette mise en demeure, débitée avec acrimonie, fit rougir Estelle. Caroline se rendit compte enfin qu’elle dépassait en arrogance la mesure tolérée, et se mit à pleurer.

— Ma chère, excusez-moi ! Je ne suis plus maîtresse de mes paroles et de mes actes. C’est à en devenir folle, aussi, convenez-en. Je me vois si seule, si désemparée ! C’est tellement pénible à mon âge de reprendre le collier de servitude.

Elle parvint sans beaucoup de peine, en continuant sur ce ton, à émouvoir le cœur pitoyable d’Estelle. La sœur d’Adrien embrassa l’infortunée et lui prodigua ses exhortations. Pauvre Caroline ! Pour sa nature entière et orgueilleuse, l’épreuve serait dix fois plus pesante qu’à toute autre ! Et davantage, on devait l’en plaindre.

Les impressions de cette scène attristaient encore Mlle Gerfaux, tandis qu’elle remontait les rues escarpées. En parallèle de l’isolement précaire de Caroline, Estelle entrevoyait les difficultés de sa situation personnelle. Les bourgeons qui se gonflaient aux branches, les humbles végétations verdoyant aux murailles lui rappelaient l’approche du printemps. Bientôt, le terme arriverait où il lui faudrait avouer ses projets, préparer son frère à la séparation…

Plus d’un regard d’homme suivait la passante, d’une grâce fine et souple, dans sa sobre toilette gris foncé, qu’éclairait seulement une aile blanche au chapeau et un nœud de broderie à l’entre-bâillement de la jaquette. Préoccupée et indifférente, Estelle laissait tomber, sans même les remarquer, ces hommages silencieux.

Le Palais de Justice se trouva sur son chemin, lui offrant, comme raccourci, la traversée de la magnifique salle des Pas-Perdus. La jeune fille pénétra dans l’édifice, derrière un groupe de touristes, et se plut à entendre les étrangers s’exclamer devant la nef spacieuse à la puissante charpente, et la triple cheminée gothique, et les arceaux fleuris des hautes fenêtres ogivales. Elle avait la fierté des souvenirs qui attestent les fastes anciens de sa très vieille province, et s’en glorifiait naïvement.

Soudain, à quelques pas, dans la travée qu’elle suivait, Estelle aperçut M. Marcenat. La mission dont Caroline l’avait chargée lui revint aussitôt à l’esprit. Elle eut un mouvement involontaire et un imperceptible arrêt. L’avocat, qui se séparait d’un interlocuteur et reconnaissait à cet instant la sœur d’Adrien Gerfaux, se méprit au geste indécis de la jeune fille. Il vint droit à elle.

— Vous désirez me parler, mademoiselle ?

Elle resta court, prise d’une timidité insolite. M. Marcenat, en toge, l’hermine sur l’épaule, portant de plus un lorgnon foncé, prenait un aspect inédit, déconcertant. Cependant, Estelle surmonta cette appréhension un peu puérile, et dit avec sa franchise coutumière :

— Je ne vous cherchais pas, monsieur. Mais je suis heureuse du hasard qui me fait vous rencontrer. Un jour ou l’autre, il m’eût fallu aller vous trouver pour m’acquitter d’un message.

Alors rapidement elle exposa la requête de Caroline Laguépie, et garantit les talents, l’instruction, les capacités de la postulante. M. Marcenat écouta avec patience :

— Je transmettrai cette proposition à Mme Dalyre, je vous le promets. À la vérité, ma sœur est encore fort incertaine. Son fils aîné, qui continue l’exploitation installée par le père, vient, en effet, de se marier. Et comme le second garçon est sous-lieutenant aux tirailleurs algériens, voilà ma sœur privée d’enfants, et réduite à la solitude. Un mariage produit toujours de graves perturbations dans la vie familiale.

Et suivant tout naturellement la filiation des idées, il ajouta en regardant Mlle Gerfaux :

— Au fait, votre frère se marie très prochainement aussi. Qui l’eût prédit, l’an dernier ? Vous devez être contente ?

— Oui, fit brièvement Estelle, dont les paupières battirent.

Après une courte pause, elle reprit à demi-voix :

— Nous n’osions espérer pour lui une telle chance. Il épouse une jeune fille bonne et gracieuse, qui le comprend… Mais quant à moi…

À qui se fût-elle ouverte avec plus de confiance, et qui l’eût conseillée avec plus de sûreté ?… Elle se décida vite à profiter de la circonstance quasi providentielle.

— Pour moi, monsieur, poursuivit-elle, la voix toujours plus basse et chevrotante, j’ai pensé, comme vous le disiez tout à l’heure, qu’un mariage change la face des choses. Mon frère, bientôt, n’aura plus besoin de moi. Je rougirais de rester à ses charges. Il se doit tout à la famille qu’il va fonder. Alors, j’ai résolu de faire moi-même ma vie.

M. Marcenat inclina la tête.

— C’est là un sentiment très digne et dont je vous loue, assurément. Mais avez-vous quelque projet en vue ?

— Rien n’est encore bien défini. En tout cas, je me remets à l’étude. J’allais passer les examens du brevet supérieur quand la maladie de mon pauvre père me rappela à la maison. J’essaie d’en revenir à ce point…

— L’enseignement est bien encombré, bien ardu, murmura l’avocat.

— Aussi, monsieur, n’ai-je pas l’ambition d’y trouver place. D’ailleurs, bien des carrières me seront fermées, en raison de mon âge. J’aurai vingt-trois ans la semaine prochaine, avoua-t-elle d’un ton découragé, comme si c’eût été un chiffre énorme. Mais un article de journal, tombé par hasard sous mes yeux, m’a suggéré d’autres espérances. Il existe à Paris des écoles de gardes-malades, où l’on admet seulement des jeunes filles de bonne éducation. Peut-être avec un peu d’anglais, la musique et mes deux diplômes, obtiendrais-je d’y être agréée. Cette profession me conviendrait mieux que toute autre. Depuis plus de six ans, hélas ! j’ai l’habitude de vivre près de ceux qui souffrent. Et c’est peut-être une forme d’égoïsme, mais je me sens heureuse quand j’ai conscience de leur être utile et de les soulager par mes soins.

Un mouvement bizarre contracta la figure rigide de l’avocat.

— Cet égoïsme-là n’est possible qu’aux natures généreuses. Aussi est-il peu commun.

Elle le vit fermer les yeux, derrière les verres bleuis du lorgnon, et il resta une seconde immobile et silencieux. Puis, après cette pause, il prononça d’une voix atténuée, qui retenait chaque parole :

— Me permettez-vous de prendre des informations exactes sur le sujet qui vous intéresse ?

La jeune fille eut un vif élan.

— Oh ! monsieur, vous prévenez mes souhaits.

— D’ici une huitaine, je pense avoir obtenu des renseignements positifs. Mais comment vous les communiquerai-je ? Vous désirez que votre frère ignore votre détermination ?

— Oui. Je crains de l’affecter. Je m’en voudrais de troubler son bonheur actuel.

— Alors, de demain en huit, sans autre avis, venez à mon cabinet, de neuf à onze heures. Je vous transmettrai ce que j’aurai appris. La société est remplie de pièges. Je me méfie des mensonges et des exagérations de la publicité. Et je serais désolé de voir exploiter votre bonne foi et de vous laisser fourvoyer dans quelque mauvaise impasse.

Le regard droit et chaud le remercia avant les paroles désordonnées.

— Que de reconnaissance, monsieur ! Encore et toujours !

M. Marcenat leva doucement la main pour interrompre et conclure :

— C’est convenu. Dans huit jours, nous nous reverrons. Au revoir, mademoiselle.

Cérémonieux, il s’inclina devant la jeune fille, replaça ensuite sa toque sur sa tête puissante, aux cheveux bruns et touffus, taillés en brosse, et s’éloigna par l’immense salle, afin de rentrer à l’audience. Sur le passage du maître respecté, stagiaires et étudiants saluaient très bas. Estelle sortit du Palais, la démarche plus alerte et le cœur plus léger. C’était un si grand soulagement d’avoir entendu sanctionner sa résolution ! Et puis, elle savait maintenant qu’une sollicitude ferme et prévoyante surveillerait ses efforts. Et ce sentiment surexcitait son courage.

La huitaine d’attente lui fut une accalmie salutaire. Puisque quelqu’un d’infiniment sage s’occupait de lui préparer la voie, la jeune fille mit de côté les perplexités qui l’obsédaient. Et pendant quelques jours, la pensée libre, elle se mêla plus gaiement à l’agitation vertigineuse de son entourage.

Il faut prévoir, arranger, aplanir tant de choses à l’approche d’un mariage ! Si on se l’imaginait de sang-froid, personne ne consentirait à subir une épreuve qui excède presque les forces humaines.

On entrait dans l’ère solennelle des essayages. Et toute la bande féminine était réduite en esclavage par les couturières et les modistes. Gaby s’émerveillait devant son fourreau rose :

— Un nuage à l’aurore, ma chère ! confiait-elle à ses camarades de la pension.

À travers cet effarement, Estelle atteignit la date indiquée. Et, ponctuelle, vers dix heures du matin, elle se présentait à l’hôtel de la rue du Pont-Neuf.

Elle se rappela en quelles circonstances cette grille s’était ouverte devant elle, une seule fois. Alors, la sœur d’Adrien venait chercher, au téléphone, des nouvelles de son frère. Deux ans déjà ! Et que de bouleversements depuis !

Mme Marcenat, entrevue à cet instant, et dont la voix vrillante, les ordres impérieux révolutionnaient la maison entière, se taisait maintenant, pour toujours. Et muette aussi, comme si la mort l’eût éteinte, cette autre voix, jeune et ardente, dont Estelle avait écouté, en cette même heure, avec tant d’émoi, les lointains accents !

Dès le seuil, sans pouvoir s’en défendre, la jeune fille se trouva ainsi rejetée en plein passé. Et elle s’abîma en de troubles rêveries, pendant la morne langueur de l’attente, dans le petit salon où patientaient déjà plusieurs clients de l’avocat.

Ces réminiscences tristes ébranlaient son optimisme. L’avenir lui parut moins sûr ; moins certaines aussi, son énergie et sa constance. Et ce fut inquiète et oppressée qu’Estelle parvint, à son tour, dans le cabinet du maître.