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Les Roses refleurissent/17

La bibliothèque libre.
Librairie Plon, Plon-Nourrit et Cie, imprimeurs-éditeurs (p. 215-224).


XVII


— Aviez-vous imaginé cela, Estelle ?

Le vaporetto revient du Lido vers Venise. La ville féerique, allongée sur ses lagunes, rit au soleil déclinant qui l’enveloppe d’une atmosphère dorée. Vincent Marcenat et sa compagne, assis à l’avant du bateau, contemplent la silhouette prodigieuse qui grandit peu à peu, s’élève au-dessus des flots et découpe sur le ciel coloré les mille déchiquetures de ses campaniles, de ses dômes, de ses colonnes, de ses toits fastueux.

La vague qui les berçait apaise son balancement. Ils atteignent le port. Devant San-Zachario, de grands navires, aux noms étrangers, dorment comme des bêtes assoupies ; un vaisseau de guerre étage ses tourelles ; des felouques, aux voiles fauves, parlent de l’Orient. Et voici que les voyageurs retrouvent le tableau prestigieux qu’ils ne se lassent pas d’admirer, depuis quatre jours. À leur gauche, San-Giorgio dresse sa vaste coupole, muette à présent, où ne résonnent plus les beaux chants bénédictins, et écoute, nostalgique et humilié, les bruits de la caserne voisine et le murmure des eaux qui baisent ses degrés de marbre. Au fond, l’entrée du Grand-Canal, la Dogana, Santa-Maria della Salute, tant de fois décrites par d’amoureux pinceaux.

À droite, lentement, défile la perspective glorieuse et émouvante : le quai des Esclavons, le pont de la Paille et celui des Soupirs, enjambant de son arche couverte le rio sinistre, puis la masse puissante du Palais Ducal, enjolivé d’arcatures mauresques et de créneaux effilés, les colonnes triomphales du Môle, Saint-Marc et ses cinq dômes, le svelte campanile…

Une fois de plus, les deux voyageurs se laissent emporter, par le Grand-Canal, jusqu’à Santa-Chiara, d’où ils redescendront à San-Marco. Qui se rassasierait de ce décor de rêve, évoquant un passé inouï de magnificence, d’art épanoui et de souveraineté ?

Vincent et Estelle, à mi-voix, se nomment les demeures princières dont les façades, ciselées comme des tabernacles, reflètent dans l’onde aux moires glauques des dentelles de marbre, des mosaïques aux tons de gemme, et les fraîches verdures et les fleurs de leurs terrasses : Cà d’Oro, Foscari, Pisani… Et les palais délaissés, omis par le Joanne, ne les intéressent pas moins, saisissants et mystérieux en leur décadence, avec des fenêtres borgnes, des volets disjoints, des murs émiettés par le remous brutal, des pali vermoulus auxquels ne s’amarrent aucune gondole.

Ainsi iraient-ils, des heures et des heures, pénétrés par la volupté de l’oubli et le charme des visions de beauté.

Mais cette Venise d’apparat ne les captive pas seule. Ils aiment aussi la Venise vivante et populaire qu’ils ont vue, dans la joie du dimanche, animer les calli étroits de la Merceria ou les environs du Rialto. Ils ont observé ensemble la noblesse d’allure des femmes, sous le long enroulement des souples châles noirs. Portant haut leurs têtes fines, couronnées de volutes savantes, posant avec délicatesse, sur les dalles, des petits pieds coquets, ne paraissent-elles pas imiter la grâce fière des pigeons familiers de San-Marco ?

À cette remarque d’Estelle, Vincent Marcenat avait répondu :

— Mais vous marchez vous-même avec cette légèreté ailée. Et drapée dans un de ces châles à franges, vous auriez tout à fait la tournure d’une Vénitienne.

Elle resta stupide et se sentit rougir. Jamais, tant avant qu’après leur mariage, M. Marcenat ne lui avait adressé un compliment de ce genre.

L’étonnement de se trouver côte à côte, si fort et si paralysant, au départ de ce pèlerinage artistique, s’était peu à peu émoussé. L’amusement des tableaux sans cesse renouvelés, l’imprévu des menus épisodes, les anima insensiblement. Le contact étranger les rapprocha l’un de l’autre.

Estelle, craintive d’abord, s’aperçut du plaisir que M. Marcenat éprouvait à l’entendre exprimer ses étonnements. C’était, en effet, avec une certaine stupeur que la petite Poitevine, qui ne connaissait, au delà des vieux clochers de son pays, que Paris et l’Auvergne, se voyait projetée, par le rapide, en face de spectacles dépassant tout ce que sa pensée avait pu concevoir.

Bâle, mirant ses toits rouges, ses pignons archaïques, sa gothique cathédrale, ses ponts anciens, dans le Rhin vert ; Lucerne, radieuse au fond de son lac légendaire, entre l’agreste Righi et le sombre Pilate ; puis, la nappe bleue du lac de Zug, les cimes neigeuses de l’Uri-Rotstock, les sites de plus en plus farouches, les cascades, les glaciers, aperçus entre les tunnels tournants du Saint-Gothard… Mais les paysages tourmentés, par degrés, s’adoucissent. Voici le premier sourire du ciel italien, et, environné d’une ceinture de gracieuses montagnes, Lugano, en guirlande rose autour d’une crique d’azur.

Estelle allait d’une portière à l’autre, sans retenir ses enthousiasmes, maintenant qu’elle était certaine de distraire ainsi son compagnon. Fille et sœur d’artiste, la jeune femme possédait un sens et une compréhension du beau, qui se traduisaient toujours en notes justes et personnelles. Ses observations n’empruntaient jamais le moule banal des formules emphatiques, d’un usage si commode aux ignorants et aux bornés.

Ces facettes de son esprit étaient à peu près ignorées de M. Marcenat. Et à chaque minute, il goûtait la surprise d’une attrayante révélation. Lui-même, d’une sensivité qui s’était concentrée jusque-là, par la méfiance et par l’isolement, éprouvait une singulière détente à s’abandonner. Et heureux en cette éclatante lumière où se précisaient mieux contours et couleurs, il entraînait sa femme devant les chefs-d’œuvre, ravi de la sentir à l’unisson de ses émotions esthétiques.

Que d’acquisitions inappréciables, en ces quelques jours ! Estelle croyait porter en elle-même une âme plus grande et comme magnifiée, pour jamais exhaussée au delà des choses vulgaires.

À Bâle, elle avait connu le grand Holbein, rude et sincère. À Lugano, lui était apparu pour la conquérir aussitôt, Luini, le tendre et ineffable Luini, qu’elle retrouvait avec bonheur à Côme et à Milan, où triomphait aussi le divin Léonard. Et à Venise, éblouissante apothéose : Tintoret, Titien, Véronèse, Tiepolo… Mais ces virtuoses somptueux la touchaient moins que leur vieux maître Bellini.

— Voyez, disait-elle, sur le bateau même, en touchant le bras de son mari, voyez cette femme qui vient de s’asseoir en face de notre banc, son enfant sur les genoux. N’est-ce pas tout à fait l’attitude, l’expression suave et recueillie de la Vierge de l’Académie, entre sainte Catherine et la Madeleine ?

— En effet, ce fut le mérite des peintres italiens d’avoir su saisir et fixer la vie. Il faut dire que la race leur offrait des modèles de choix.

Mais en cherchant de l’œil la Madone et le Bambino, le regard de Vincent tombait sur deux jeunes gens, perdus dans une contemplation réciproque et adorative.

— Nos voyageurs de Vérone, chuchota Estelle, remarquant le couple au même instant. Eux aussi semblent détachés de quelque toile. Je crois avoir vu ce monsieur, avec sa figure brune et régulière, figurer, sous un manteau de brocart ramage, dans le Repas chez Lévy. Et vous m’avez dit que je retrouverais, sur le corps d’une Vénus de Titien, aux Uffizi, le joli visage de la jeune femme.

M. Marcenat acquiesça, d’un signe de tête, et s’accouda au bordage, tournant le dos aux jeunes mariés. Sa pensée s’assoupit en une songerie vague, trouble comme cette eau que fouillait l’hélice. Pourquoi se sentait-il tout à coup affaissé et triste ? Cet air qu’on respirait ici effleurait, sans doute, trop de fronts enflammés, et diluait partout un peu de leur fièvre. Des souvenirs trop ardemment suggestifs montaient de ce sillage, creusé sur la trace des galantes embarcations d’antan, et des gondoles qui emportaient Byron, Musset ou d’Annunzio. Comment éviter la hantise de l’amour, en vue de ces balcons où s’étaient penchées tant de belles adorées, la Guiccioli, Aurore Dudevant, la Duse et Desdémone ?

Amour décevant, renié, honni, où qu’on aille et quoi qu’on fasse, ne peut-on s’affranchir de ton obsession ?

Il se dressa d’un sursaut. Une voix cordiale sonnait près de son oreille.

— Buon giorno !

Le compagnon de voyage, s’approchant pour débarquer, l’avait reconnu et le saluait. Un type de bel Arabe, cet Italien au regard loyal et doux, avec son teint doré, sa barbe et ses cheveux d’encre. À son épaule, s’appuyait sa gracieuse femme, cambrant une taille onduleuse et pleine, ses yeux de velours éclairés d’un sourire qui entr’ouvrait, sur des dents brillantes, ses lèvres rouges et charnues.

Ils irradiaient le bonheur et incarnaient le couple éternel en sa forme la plus séduisante. Tous deux, expressivement, faisaient comprendre leur sympathie au ménage français.

— Buon viaggio, souhaitait le bel Arabe à M. Marcenat, le pied sur la passerelle.

Et la Vénus de Titien, déposant dans la main d’Estelle la rose de sa ceinture, murmura de sa voix grave et chantante :

— Felice amore !

Ils descendirent sur le quai du Rialto et s’en allèrent, les bras joints, d’un pas harmonieux. Vincent Marcenat et Estelle les suivirent du regard en silence, le cœur remué par quelque chose d’indéfinissable, qu’ils ne s’avouèrent point.

Ce sourd malaise persista, les inquiétant en secret. Présage peut-être de l’orage qui éclatait, cette nuit même.

— Dio, che temporale ! gémissait, le matin suivant, la cameriera qui apportait le thé, dans la chambre de Mme Marcenat.

La pluie noyait les perspectives enchanteresses. Venise s’évanouissait, dans ce déluge, comme une aquarelle trop lavée.

Estelle profita de la réclusion qui s’imposait pour mettre au point sa chronique de voyage et sa correspondance. Un détail l’arrêta, au cours de sa relation privée et de sa lettre à Monique. Les coudes sur la table, les mains jointes sous le menton, elle réfléchit, les yeux mi-clos :

— C’est vrai. Je ne sais comment nommer M. Marcenat. Si je devais l’appeler dans la rue, comment dirais-je ?… Monsieur ? Ce serait ridicule… Vincent ?… Je n’oserais… Et pourtant, il est très doux, ce nom de Vincent, très simple… joli à dire même… Plus tard, peut-être…

La rose de Vénus, desséchée déjà, reposait près de son buvard. Estelle la porta vers son visage, en respira, rêveuse, l’arome pénétrant :

Felice amore ! Qu’elle a bien dit cela ! Et que ces mots ont d’éloquence en cette langue mélodieuse !

Brusquement, elle remit la fleur sur la table, passa la main sur son front, dans un geste impatient, et reprit sa plume.

Dans le fumoir voisin du salon, M. Marcenat liquidait, lui aussi, quelques lettres attardées, en s’irritant de la difficulté qu’il trouvait désormais à écrire. Cette besogne enfin achevée, il s’approcha du balcon, dominant la piazzetta dei Leoni, et le côté de la cathédrale. Les vantaux vitrés restaient fermés aujourd’hui, cinglés par les averses. Vincent demeura debout devant les glaces ruisselantes qui ne permettaient pas de rien distinguer au-delà… Grisaille, confusion, rempart flottant et opaque, ne serait-il pas confiné bientôt en un pareil chaos, sans éclaircie ?

Sournoise, l’implacable inquiétude se rabattait sur lui, écrasant toute velléité de joie. Mais une nouvelle tristesse en aggravait le tourment. Au regret de la lumière, devait-il s’ajouter ce chagrin dont il n’avait pas prévu l’étreinte, et lancinant comme un remords ?

Ah ! Venise, que de dangers en ton haleine capiteuse pour celui qui a dit adieu aux espérances des autres vivants, et veut s’interdire de les convoiter !