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Les Sérails de Londres (éd. 1911)/22

La bibliothèque libre.
Albin Michel (p. 170-177).

CHAPITRE XXII

Aventures de Mme Nelson. Ses projets d’établir, conjointement avec M. Nelson, un séminaire dans Wardour-Street. Progrès de son entreprise. Plans de séduction. Coup de maîtresse dans un genre original. Projets de ruiner deux jeunes et belles demoiselles. Événement à ce sujet : conséquence de cette procédure.

Mme Nelson est une dame qui, dans les premières années de sa vie, fut considérée comme une beauté du plus grand mérite ; elle céda à la fin à l’influence de ses passions et se jetta dans les bras du capitaine W...n qui lui fut constant pendant quelque temps, mais qui, ayant rencontré une autre personne agréable, abandonna cette dame et lui laissa prendre son essor ; elle se livra bientôt au premier venu ; mais lorsqu’elle s’aperçut que ses charmes déclinoient, que sa constitution étoit en quelque sorte dérangée par les irrégularités de sa conduite, et par les visites trop fréquentes auxquelles elle se livroit ; elle écouta alors les avis de M. Nelson, qui lui donna à entendre qu’il seroit prudent pour elle de se retirer de la vie publique, de prendre son nom, et de devenir mère abbesse. Il ajouta qu’il avoit quelque crédit chez un tapissier, et qu’il jugeoit d’après la connoissance et expérience qu’elle avoit obtenues dans le cours régulier de sa profession, et d’après l’étude et le jugement approfondi qu’il avoit fait de la vie réelle et d’une variété de vocations qu’il avoit poursuivi, que le plan étoit non seulement très praticable, mais pouvoit avoir la plus grande réussite.

Mme Nelson admira son plan et y donna sa sanction ; en conséquence, ils louèrent une maison agréable dans Wardour-Street, Soho, au coin de Holland-Street, qu’ils arrangèrent en très peu de temps et qu’ils meublèrent de la manière la plus élégante. Il étoit préalablement nécessaire de se procurer un assortiment de nonnes qui furent aussi-tôt pris dans les différents quartiers de la capitale, et nous vîmes bientôt que Nancy Br...n, Maria S...s, Lucy F...sher et Charlotte M..rtin s’étoient aussi-tôt engagées dans ce séminaire : elles étoient toutes des filles très agréables, quoique quelques-unes d’elles eussent paru dans la ville pendant un assez long-temps ; il étoit alors urgent de se pourvoir de religieuses pour le service présent ; mais comme Mme Nelson se proposoit d’être délicate dans le choix, en attendant elle saisissoit toutes les jeunes personnes qui se présentoient.

Son secrétaire et mari nominal étoit employé à écrire des lettres circulaires aux nobles et aux riches qui étoient connus pour visiter le séminaire de Mme Goadby, etc., ce qui procura à Mme Nelson un nombre considérable de visiteurs. Le lord M...h, le lord D...ne, le lord B...ke, le duc de D...t, le comte H...g, le lord F...th, le lord H...n, et une quantité estimable de membres des Communes vinrent la voir ; mais en général ils se plaignirent tous que les marchandises n’étoient pas de fraîche date, de sorte qu’elle étoit fréquemment obligée d’envoyer chercher d’autres dames, afin de satisfaire ses pratiques, ce qui diminuoit beaucoup ses profits, et faisoit perdre à sa maison le crédit et la réputation dont elle paroissoit jouir. Mme Nelson voulant donc rétablir la renommée de son séminaire, se servit de son génie, qui étoit fertile dans l’art de la séduction, pour obtenir de véritables vierges dont elle pourroit demander un prix considérable ; elle alla donc visiter constamment tous les registres-d’offices ; elle se rendit dans les auberges où les diligences, les carosses et autres voitures publiques étoient attendus, et là, par ses insinuations adroites et sous le prétexte de procurer des places aux jeunes filles de campagne et autres jeunes demoiselles qui se proposoient de servir, elle obtint bientôt un joli assortiment des marchandises les plus fraîches que l’on ait pu trouver dans Londres.

Mme Nelson triompha alors de ses rivales. Mme Goadby, en son particulier, devint si jalouse d’elle, que dans le dessein d’établir son séminaire sur le même pied que celui de Mme Nelson, elle fit le tour de l’Angleterre, et fut assez heureuse pour amener avec elle une jolie provision de nouvelles marchandises, qu’elle se proposa de présenter à ses convives lors de la rentrée du parlement.

Mme Nelson n’eut pas plutôt appris le but du départ de sa rivale, que cette nouvelle, loin de la décourager, excita dans son cœur l’émulation la plus forte de surpasser les projets de Mme Goadby ; elle mit une fois de plus son génie imaginatif en marche ; elle avoit une légère connoissance de la langue française, elle avoit appris dans sa jeunesse à travailler à l’aiguille ; ayant donc lu dans les papiers un avertissement pour être gouvernante dans une école de jeunes filles, elle fit en conséquence les démarches nécessaires pour avoir cet emploi, et fit tant que par son habileté elle en obtint la place. Comme son dessein n’étoit pas d’exercer long-tems cette fonction, elle n’essaya point d’améliorer l’éducation des jeunes demoiselles en leur enseignant les bonnes mœurs ; au contraire, elle s’efforça de corrompre leur esprit en leur parlant des plaisirs agréables que l’on goûtoit dans les caresses d’un beau jeune homme, et en leur donnant à entendre que c’étoit folie et préjugé de croire qu’il y avoit du crime à céder à leurs passions sensuelles. Dans cette vue, elle leur mit entre les mains tous les livres qu’elle jugea convenable à éveiller leur inclination lascive, et à leur faire naître les idées les plus impudiques. Les Mémoires d’une fille de joie, et autres productions du même genre leur furent secrètement communiqués ; elles les lisoient avec avidité. Quand elle vit qu’elle avoit suffisamment animé leurs passions, et qu’elle avoit fait passer dans leurs sens le désir invincible de la flamme amoureuse ; un jour, sous le prétexte de prendre l’air, elle se rendit avec deux des plus belles filles de l’école, dans sa maison située dans Wardour-Street. Ces deux jeunes demoiselles, qui s’appeloient Miss W...ms et Miss J..nes, étoient âgées d’environ seize à dix-sept ans et appartenoient à de très bonnes familles.

Mme Nelson avoit antérieurement prévenu le lord B... et M. G... de se tenir prêt à recevoir ces aimables personnes. Elles ne furent pas plutôt entrées dans cette maison, qu’elles trouvèrent une collation servie ; il y avoit des fruits et des confitures en abondance. Mme Nelson informa les jeunes demoiselles qu’elles étoient chez une de ses parentes et qu’elle les prioit d’agir librement et sans cérémonie ; en conséquence Miss W...ms et Miss J...nes se livrèrent à leur appétit avec beaucoup de satisfaction ; on les engagea à boire un ou deux verres de vin, ce qui anima leur esprit. Mme Nelson jugea alors qu’il étoit temps d’introduire les gentilshommes ; et quoiqu’ils fussent déjà dans la maison, un coup à la porte annonça leur arrivée ; en entrant dans l’appartement, ils demandèrent excuses du trouble qu’ils causoient ; les jeunes demoiselles furent d’abord allarmées, mais la politesse des gentilhommes dissipa bientôt leurs craintes ; et on parla agréablement de différentes choses.

Il commençoit déjà à se faire tard, et les jeunes personnes étoient en quelque sorte inquiètes de savoir comment elles pourroient regagner la pension qui étoit au-delà de Kensington, lorsque l’on fit entrer la musique, et que l’on proposa de danser ; elles étoient si passionnées de la danse, qu’elles oublièrent aussi-tôt leurs craintes, et même le temps qui s’écouloit tandis qu’elles se divertissoient ; en un mot, elles continuèrent de danser jusqu’à minuit ; pendant ce temps, on leur fit boire différentes liqueurs pour augmenter l’effervescence de leur passion. Les assiduités de leurs danseurs leur empêcha de prévoir leur danger, et presque leur destruction prochaine.

Il étoit deux heures du matin, lorsqu’elles se retirèrent pour se coucher ; tandis qu’elles se déshabilloient, elles ne purent s’empêcher de parler de la tournure, de l’élégance, de la conduite honnête de leurs danseurs. Miss W...ms avoua qu’elle désireroit posséder pendant toute la nuit le lord B... dans ses bras ; et Miss J...nes déclara qu’elle se croiroit complètement heureuse si M. G.... étoit dans son lit avec elle : les amants qui étoient aux écoutes, entrèrent sur-le-champ dans leur chambre, en disant qu’il étoit impossible de refuser des invitations aussi tendres, et qu’ils se croiroient plus que des mortels, si après avoir entendu de pareilles déclarations, ils n’offroient pas leurs services.

Les jeunes demoiselles étoient toutes les deux sur le point de se mettre au lit ; et elles n’avoient en ce moment d’autres vêtements que leur chemise, lorsque M. G... prenant Miss J...nes dans ses bras, la porta sur un lit qui étoit dans une chambre adjacente, et laissa le lord B... maître de la personne de Miss W..ms. Elles s’étoient trop avancées pour reculer, et leur destin devint alors inévitable.

Nous supposons que les amants et les belles nymphes furent aussi heureux que leur situation l’exigeoit, et qu’ils goûtèrent jusqu’au lendemain un bonheur sans mélange.

Mais le lendemain, comment retourner à leur école ; comment excuser leur absence ? Elles prièrent Mme Nelson de les reconduire à leur maîtresse, et de donner elle-même quelque raison plausible en leur faveur ; elles la supplièrent, les larmes aux yeux, de les accompagner, mais le jeu de Mme Nelson étoit trop beau ; elle avoit entièrement les cartes entre les mains ; elle en avoit déjà joué un sans perdre, et avoit gagné deux cent guinées ; elle espéroit avec de telles dames, en avoir encore quelques mille. Mais en peu du temps, les parents des jeunes demoiselles apprirent l’endroit où elles étoient retenues ; ils obtinrent du juge voisin un ordre de les rendre, et intentèrent un procès contre Mme Nelson.