Aller au contenu

Les Sœurs Vatard/Chapitre XX

La bibliothèque libre.
Charpentier (p. 317-323).


XX


— C’est possible, répliqua la femme Teston, mais si vous continuez à me houspiller de la sorte, je vous ferai sacquer par le patron.

— T’oserais pas, répondit simplement Chaudrut, en se renversant un peu, et coulant ses mains dans la corde qui lui servait de ceinture.

La femme Teston lui tourna incontinent le dos et se dirigea vers le cabinet du patron.

La contre-maître, qui était sortie depuis plus de deux heures, rentra, un lourd panier au bras. Toutes les ouvrières se précipitèrent sur elle, criant : — Faites-nous voir ! La contre-maître souleva la serviette qui recouvrait l’osier et alors parurent : douze assiettes plates, six assiettes creuses, deux raviers, un plat rond, une salière, un moutardier et une grande soupière.

— C’est de la porcelaine ! s’exclama la grosse Eugénie.

— Tiens, croyez-vous donc, s’exclama la contre-maître, que, lorsque je veux faire plaisir aux gens, je n’achète pas tout ce qu’il y a de plus beau ?

Le service passa de mains en mains. Parmi les brocheuses, les unes regardaient le jour au travers des assiettes, les autres tapaient dessus avec leurs doigts et écoutaient soigneusement si elles ne rendaient point des sons fêlés ; toutes marquèrent sur l’émail luisant l’empreinte noire de leurs pouces. La soupière qui circulait pensa s’abattre. La contre-maître interrompit aussitôt la chaîne qui se déroulait d’un bout de l’atelier à l’autre, réempila dans son panier ces pâtes mirifiques de Montereau et de Creil, et, avec mille précautions, elle déposa le tout à sa place, auprès de sa chaise.

— C’est Désirée qui va être contente ! dit Céline. En voilà un beau cadeau de noce qu’on lui donne, madame !

— Elle se marie ! eh bien quoi ! jeta l’ouvrière qui souffrait des dents, en v’là-t-il pas ? Ma parole, on s’imaginerait que c’est quelque chose d’étonnant ! En v’là des affaires pour rien ! La maison ne nous donnerait seulement pas un radis à nous, si comme Désirée, nous voulions nous offrir le luxe de ne pisser plus tard que des enfants qui seront légitimes !

— À vous, très certainement non, répondit la contre-maître ; c’est sûrement pas pour des coltineuses de votre espèce qu’on ferait des sacrifices !

La petite allait répliquer, mais on l’avertit qu’une dame bien vêtue désirait la voir.

Elle revint, quelques minutes après, agitant en triomphe une camisole à pois lilas.

— C’est la vieille tourte qui est venue, dit-elle à la grosse Eugénie, qui la questionnait. Elle m’a demandé pourquoi je n’étais pas allée dimanche au patronage ; tiens, mon œil ! Je m’en fiche, je l’ai laissée jaser ; j’ai prétendu que j’avais eu des coliques dans l’estomac ; elle a coupé dans la pommade et elle s’est tout de même décidée à me donner une camisole.

Tout l’atelier s’esclaffa.

La mère Teston qui rentrait, à pas lents, fut indignée. — Quand on fait la sainte-nitouche, comme vous, on devrait au moins, après avoir carotté des personnes bienfaisantes, ne pas les appeler vieilles tourtes !

Mais, à part une ou deux filles qui ne soufflèrent mot, tout le monde approuva cette manière d’agir.

— Tiens, tant pis, clama l’une, pourquoi donc que ces bégueules-là viendraient nous embêter ! — C’est pain bénit, cria une autre, en v’là un tas de dégoûtantes ! Ça vient vous renifler pour voir si l’on sent l’homme ! Ça a les yeux baissés, ça avale le luron, tous les matins, et le soir ça fait des noces de bâtons de chaises ! Merci ! Des limaces comme celles-là ? n’en faut plus !

— Eh ! la mère-la-morale, dit Chaudrut, eh bien ! Et votre audience chez le Président, quoi qu’elle devient ? C’est-il aujourd’hui qu’on me fait rendre mon portefeuille ?

— Monsieur n’y est pas, souffla rageusement la mère Teston, mais soyez tranquille, vous n’y perdrez pas pour attendre.

Alors, l’atelier répéta une plaisanterie qui avait cours depuis huit mois, à savoir que Chaudrut était tombé amoureux de la mère Teston et qu’il attendait qu’elle fût veuve, pour lui demander sa main.

La vieille fut outrée. — Lui, lui ! un galfâtre de son espèce ! ah ! non, par exemple ! j’aimerais mieux devenir n’importe quoi ! Et, sûre de frapper au bon endroit, elle jeta sur Chaudrut un regard méprisant et dit :

— Il serait encore assez âgé pour être mon père !

— Je m’en voudrais, riposta le vieux, que cette allusion à son âge avancé blessait !

Mais comme toujours la contre-maître intervint.

— Travaillez donc ! C’est vrai, on ne fait plus rien. Sous prétexte qu’ils boivent à la santé d’Auguste, voilà huit jours que les hommes et les femmes ribotent ! Eh bien, puisqu’il est marié, à quoi que ça sert maintenant ! Sans compter que je suis certaine qu’ils ont fait une gibelotte de Moumout ; voilà longtemps qu’on ne l’a pas vu et je n’ai pas les yeux dans ma poche ; il y a des gens ici, qui ont les mains pleines de coups de griffes.

Des roulements de plioirs battant les tables, l’interrompirent. — La voilà ! cria la bande, et Désirée, toute guillerette, fit son entrée.

La contre-maître ramassa son panier et le plaça sur la table devant la petite qui devint rouge, se recula un peu, joignit les mains, se jeta dans les bras de la contre-maître qu’elle embrassa à l’étouffer.

— Oh ! je suis bien contente, oh oui, reprit-elle, toute suffoquée. Oh ! comme c’est beau ! et, avec respect, elle fouillait dans la manne, en tirait délicatement les raviers, ouvrait le pot à soupe, en extrayait la salière qu’elle tenait par la tige et remuait, joyeuse, en l’air. Ah ! un moutardier ! Et le moutardier faisait le tour des femmes ; on examinait l’encoche, pratiquée sur le bord pour laisser entrer la petite cuiller ; on s’extasiait devant l’élégance du couvercle fleuri d’un délicat bouton pour qu’on pût le prendre.

Le crépuscule commençait à couler lentement dans l’atelier. Au travers des vitres troubles, un jour pâle et fané s’épandait sur les tables, déferlait dans l’ombre des coins, se mourait, en un dernier éclat, sur un lit de rognures jaunes.

Aux objurgations de la contre-maître qui se désolait de les voir ainsi flâner, les ouvrières, réunies en cercle et baguenaudant, répondirent qu’elles n’y voyaient plus.

Alors on héla un homme qui vint avec son rat-de-cave et tous les gaz flambèrent, jetant le rire de leurs feux dans cette pénétrante tristesse de la nuit qui venait.

Chacun retourna s’asseoir.

— Alors, c’est pour samedi prochain le mariage ? fit la contre-maître.

— Oui, madame, répondit Désirée.

La contre-maître pencha le nez sur son ouvrage et se posa tout bas cette question, qu’elle n’avait jamais pu résoudre depuis trente années qu’elle travaillait dans la brochure :

— Les filles qui font la noce sont presque toujours de détestables ouvrières ; celles qui ne la font pas, gagnent de bonnes journées, mais elles se marient et deviennent pis que les plus mauvaises, puisqu’elles ne viennent plus du tout. Comment faire ? Et elle ajouta, en réenfilant son aiguillée de coton : encore une fine couseuse de moins ! Une fois en ménage, Désirée sera comme les autres, elle lâchera le métier ; il va falloir que je lui trouve comme remplaçante une jeunesse honnête, et elle eut, à la pensée des recherches qu’elle devrait faire pour la dénicher, un hochement de tête, un soupir qui en disaient long.


FIN