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Les Sept Pendus/VI

La bibliothèque libre.
Traduction par Serge Persky.
Charpentier (p. 72-76).


VI

LES HEURES S’ENFUIENT


Dans la forteresse où les terroristes étaient enfermés, il y avait un clocher avec une antique horloge. Chaque heure, chaque demi-heure, chaque quart-d’heure, l’air retentissait d’un son infiniment triste, pareil au cri lointain et plaintif des oiseaux de passage. Le jour, cette musique bizarre et désolée se perdait dans le bruit de la ville, de la grande rue animée qui passait devant la forteresse. Les tramways grondaient, les sabots des chevaux résonnaient, les automobiles trépidantes jetaient au loin leurs appels rauques. Le carnaval étant proche, les paysans des environs étaient venus en ville pour gagner quelque argent comme cochers de fiacre ; les grelots des chevaux petits-russiens tintaient bruyamment. Les conversations étaient gaies et sentaient l’ivresse, de vraies conversations de fête. Le temps était à l’unisson ; le printemps avait amené le dégel et des mares troubles mouillaient la chaussée. Les arbres des squares avaient noirci. Par larges bouffées humides, un vent tiède venait de la mer et semblait partir en un vol joyeux vers l’infini.

De nuit, la rue se taisait sous la clarté des grands soleils électriques. L’immense forteresse aux murailles lisses plongeait dans l’obscurité, dans le silence ; une barrière de calme et d’ombre la séparait de la ville continuellement vivante. Alors, on entendait sonner les heures ; étrangère à la terre, une mélodie singulière naissait et mourait, lentement, tristement. Comme de grosses gouttes de verre transparentes, les heures et les minutes tombaient d’une hauteur incommensurable, dans une vasque métallique qui vibrait doucement. Parfois, c’étaient des oiseaux qui passaient.

Dans les cellules, cette sonnerie seule arrivait, jour et nuit. Elle pénétrait au travers des épaisses murailles de pierre ; elle seule rompait le silence. Parfois, on l’oubliait, on ne l’entendait pas. Parfois, on l’attendait avec désespoir. On ne vivait que par le son et pour le son, car on avait appris à se défier du silence. La prison était réservée aux criminels de marque ; son règlement spécial, rigoureux, était ferme et rude comme l’angle des murailles. Si les choses cruelles peuvent avoir leur noblesse, il y avait de la noblesse dans ce silence solennel et profond où s’engloutit tout souffle, tout frôlement.

Dans ce silence, que traversait le tintement désolé des minutes qui s’enfuient, trois hommes et deux femmes, séparés du monde, attendaient la venue de la nuit, de l’aurore et du supplice ; et chacun s’y préparait à sa manière.

Pendant toute sa vie, Tania Kovaltchouk n’avait pensé qu’aux autres ; c’était encore pour les camarades qu’elle souffrait et se torturait. Elle ne se représentait la mort que parce que celle-ci menaçait Serge Golovine, Moussia et les autres ; elle avait oublié qu’elle aussi serait exécutée.

Comme pour se récompenser de la fermeté factice qu’elle avait montrée devant les juges, elle pleurait pendant des heures entières. Ainsi font les vieilles femmes qui ont beaucoup souffert. En pensant que Serge manquait peut-être de tabac, que Werner pouvait être privé de thé qu’il affectionnait — et ceci au moment où ils allaient mourir — elle souffrait autant qu’à l’idée du supplice. Le supplice, c’était quelque chose d’inévitable, d’accessoire même, qui ne valait pas la peine d’être pris en considération ; mais qu’un homme emprisonné manquât de tabac à la veille même de son exécution, c’était pour elle une idée insupportable.

Elle éprouvait pour Moussia une pitié particulière. Depuis longtemps, il lui semblait, à tort, que Moussia aimait Werner ; elle faisait pour eux des rêves splendides et lumineux. Avant son arrestation, Moussia portait un anneau d’argent sur lequel étaient gravés un crâne et un tibia entourés d’une couronne d’épines. Souvent Tania Kovaltchouk avait regardé cette bague avec angoisse, comme un symbole de renoncement, et elle avait prié Moussia de la lui donner.

— Non, Tania, je ne te la donnerai pas. Tu en auras bientôt une autre au doigt !

Ses camarades pensaient toujours qu’elle allait prochainement se marier, ce qui l’offensait beaucoup. Elle ne voulait pas de mari. Et en se rappelant ces conversations avec Moussia, en songeant que Moussia était en effet sacrifiée, Tania, pleine d’une pitié maternelle, sentait les larmes l’étouffer. Chaque fois que l’horloge sonnait, elle levait son visage couvert de pleurs et tendait l’oreille : comment accueillait-on dans les autres cellules cet appel plaintif et opiniâtre de la mort ?