Les Sermonnaires du moyen âge

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Les Sermonnaires du moyen âge
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 82 (p. 811-840).
LES
SERMONNAIRES
DU MOYEN AGE

La Chaire française au moyen âge, particulièrement au treizième siècle, par M. A. Lecoy de La Marche; 1 vol. in-8o, Paris.

Un préjugé trop général veut qu’érudition et ennui soient deux mots à peu près synonymes. C’est une sorte de lieu-commun de la conversation. On admet bien à la rigueur qu’il peut se trouver parfois des gens d’un tempérament assez rare pour rester, quoiqu’érudits, d’un commerce agréable, spirituel; mais qu’un livre de savoir puisse être, non pas même amusant, tout simplement lisible, c’est chose inadmissible en dehors d’un petit cercle de gens sérieux ou qui aspirent à le paraître. Le malheur est que ce préjugé n’a pas tout à fait tort. Si le public montre peu d’empressement pour l’érudition, l’érudition de son côté ne se met guère en peine de faire les avances. Si les lecteurs ont peu de zèle, les auteurs ont peu de complaisance. Toute cette partie de l’art d’écrire qui consiste à chercher les moyens d’attirer et d’attacher semble pour eux pure chimère. Aussi qu’arrive-t-il? Ils accumulent des prodiges de savoir, de patience, de sagacité, et le public sait à peine leurs noms. Encore si c’était là tout le mal! s’il n’y avait de compromis que le renom de quelques érudits; mais le préjudice le plus grave est pour la science elle-même. En dépit des progrès qu’elle accomplit chaque jour, elle ne se répand guère. Elle semble vouloir se faire inaccessible ; on la laisse seule continuer son chemin, effarouché qu’on est par ses façons rébarbatives ; la vérité historique, la vraie vérité, celle qui repose sur l’étude approfondie des faits et des documens, effraie ceux qu’elle devrait séduire, et, loin d’être la richesse commune, demeure le privilège de quelques initiés.

Aussi faut-il, lorsqu’on rencontre par bonheur un livre de nature à intéresser aussi bien qu’à instruire, souhaiter la bienvenue à cet hôte précieux, l’accueillir et l’aider à se produire dans le monde. À ce titre, aucun ouvrage, mieux que celui de M. Lecoy de La Marche, ne mérite l’attention et la sympathie. Ce livre est par excellence une œuvre d’érudition ; il est fait suivant toutes les règles de la critique moderne ; l’érudit le plus exigeant et le plus exclusif ne trouverait rien à reprendre à la méthode qu’a suivie l’auteur ; on sent que M. Lecoy de La Marche est un digne élève de cette école historique qui, dédaignant les renseignemens de seconde main et les traditions plus ou moins spécieuses, ne se fie qu’à elle-même, remonte aux sources, et va déterrer la vérité enfouie dans le grimoire des textes et dans la poussière des parchemins ; en un mot, c’est, s’il en fut jamais, de l’érudition consciencieuse, et cependant le volume se lit avec un intérêt véritable et soutenu. Sans doute on pourrait dire que M. Lecoy de La Marche s’est montré un peu avare de ces vues d’ensemble, de ces aperçus généraux qui élargissent une question et y font pénétrer la lumière. On désirerait un peu plus de ces résumés à la fois brefs et nourris qui sont comme les jalons du chemin ou plutôt comme les considérans du jugement final, et qui permettent au lecteur qui n’est pas du métier de bien suivre l’affaire sans se noyer dans le détail des pièces ; on souhaiterait peut-être enfin moins de sobriété d’appréciation dans tout ce qui n’est pas du domaine de la pure érudition historique. Hâtons-nous de le dire, cette sobriété est toute volontaire, toute préméditée. L’auteur prend soin de nous avertir qu’il « laissera la parole aux faits et aux documens pour se borner à l’office d’écho. » Il y a là un juste dédain pour ces banalités sonores qui, sous couleur de considérations générales, ne servent la plupart du temps qu’à jeter de la poudre aux yeux, et tiennent trop souvent lieu de la science absente. M. de La Marche se préserve de ce travers, on ne peut que l’en féliciter ; mais on doit le féliciter aussi de n’avoir pas observé à la lettre la loi qu’il s’imposait. S’il se fût rigoureusement réduit « à l’office d’écho, » nous ne rencontrerions pas dans son ouvrage maint jugement aussi sain que solide, nous ne lirions pas mainte page où se révèlent une rare sûreté de goût, une remarquable élévation de pensée.

On peut dire hardiment que le livre est à la hauteur du sujet qu’il traite, et quel sujet ! la chaire française au moyen âge ! De tout temps, l’éloquence sacrée a tenu dans l’histoire littéraire de notre pays une place considérable. Il est même permis d’avancer, sans outrer le patriotisme, que nulle autre nation ne peut sur ce terrain, non pas même rivaliser, mais entrer en lutte avec nous. Les autres pays ont eu des poètes, des prosateurs, des historiens, des orateurs, des philosophes ; où sont leurs prédicateurs ? l’Italie a eu Dante, l’Allemagne Goethe et Schiller, l’Espagne Cervantes et Calderon, l’Angleterre Shakspeare et lord Chatam ; mais l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne et l’Italie ne peuvent nous montrer un Bossuet, un Massillon, même un Fléchier ou un Bourdaloue. C’est là un point acquis, un fait incontestable ; ce qui est moins évident, ce que nous tâcherons d’éclaircir, c’est que le rôle et les destinées de la chaire sacrée en France ne sont à aucune époque plus dignes d’intérêt qu’au moyen âge. Cela ne va-t-il pas paraître exorbitant ? Des prédicateurs au moyen âge ! Est-ce possible ? Qu’étaient-ils ? qu’ont-ils fait ? Sait-on leurs noms seulement ? — Ce qu’ils étaient ? Ils étaient prêtres, curés, évêques, moines, peu importe, car tous alors sans distinction répandaient à l’envi la parole divine. Ecclésiastiques de tous rangs, simples desservans ou grands dignitaires, moines vêtus de bure ou prélats couverts d’or se confondaient dans une même œuvre et dans un même élan. — Ce qu’ils ont fait ? Ils nous ont laissé après leur mort des mines inépuisables de documens précieux, et pendant leur vie ils se sont emparés des âmes, ils ont régné sur les esprits, ils ont remué les cœurs plus puissamment peut-être que ne le firent jamais les Bossuet et les Massillon, car ce n’était pas une poignée de gentilshommes ou de grandes dames qui recevait d’une oreille distraite leurs avertissemens ; c’étaient des populations entières, des foules enthousiastes, qui suivaient l’orateur sacré, qu’il s’appelât Jean de Nivelle, doyen de Liège, ou Philippe Berruyer, archevêque de Bourges, ou Foulques, simple curé de Neuilly. — Quant à leurs noms, il se peut que le public les ignore ; peut-être ne connaît-on guère ni Élinand, le moine de Cîteaux, ni Étienne de Bourbon, le dominicain, ni Jacques de Vitry, le patriarche de Jérusalem, qui, tout en prêchant sans relâche, trouva le temps d’écrire une histoire des croisades ; peut-être n’apprendra-t-on pas sans surprise que Robert de Sorbon, le chapelain de saint Louis, le créateur de la Sorbonne, que Maurice de Sully, l’évêque de Paris, le fondateur de Notre-Dame, furent aussi d’illustres prédicateurs. Chacun de ces hommes et cent autres que nous ne citons même pas mériteraient à coup sûr une étude particulière ; mais nous ne pouvons ici faire des biographies. M. Lecoy de la Marche, en ce genre, ne laisse rien à désirer. Autre est notre devoir. Ce ne sont pas des personnes que nous devons mettre en lumière, c’est l’œuvre qu’il s’agit de tirer de l’ombre, et dans l’œuvre, non pas les beautés de détail, — nous perdrions notre peine, car les sermons du moyen âge se comptent par milliers, bien qu’il nous en manque, et peut-être des meilleurs, — non, ce qu’il nous faut dégager, ce sont les grandes lignes et les grands résultats. Encore une fois, nous ne voulons pas ressusciter des renommées individuelles; nous voulons rendre à notre histoire littéraire un de ses titres de gloire, en montrant que la chaire sacrée au moyen âge offre un sujet d’étude aussi vaste que fertile, et que son histoire en ce temps-là, c’est l’histoire à la fois de l’art oratoire, de la langue française et de la société tout entière.


I.

Est-il besoin de rappeler que, la barbarie une fois triomphante et le forum devenu muet, la chaire fut le dernier refuge de l’éloquence, et que, sans la parole sacrée, l’art de bien dire se fût perdu dans l’oubli? Dussent tous les fanatiques de l’antiquité se révolter contre une assimilation irrévérencieuse, les pauvres prédicateurs du moyen âge n’en sont pas moins les seuls héritiers des fameux orateurs de la Grèce et de Rome. L’héritage n’est pas complet; il s’est amoindri en route, peut-être même un peu dénaturé; la transmission pourtant demeure incontestable, on en suit à travers les siècles les périodes successives : non que dès l’aurore du christianisme les apôtres aient été, pour vaincre les faux dieux, chercher leurs armes dans l’arsenal de la rhétorique païenne. Ce n’était pas avec des métaphores ou des balancemens de phrases que les premiers confesseurs de la foi prétendaient entraîner les âmes. Leur prédication n’est ni une argumentation ni une controverse : c’est l’affirmation ardente, irrésistible, des vérités qu’ils ont puisées à une source divine. Ils ne soutiennent pas une thèse, ils imposent un dogme; ils ne discutent pas, ils révèlent; ils ne raisonnent point, ils prophétisent. Tel est le caractère de la prédication naissante. Organe d’une inspiration divine, elle emprunte aux dogmes qu’elle proclame je ne sais quelle empreinte d’infaillibilité. C’est d’eux seuls et non d’une science humaine qu’elle tire une autorité suprême. Que pourrait la logique là où il faut que la raison même s’incline? Quel raisonnement humain pourrait démontrer des vérités surhumaines ? S’il s’agit au contraire de questions pratiques, de prescriptions morales, de règles de conduite, d’interprétation de doctrines, alors seulement peuvent être utiles et nécessaires la science de bien dire et l’art de persuader. Aussi dans les trois premiers siècles, pendant que par tout l’empire les descendans plus ou moins dégénérés des Cicéron et des Hortensius font assaut d’élégances et de raffinemens, pendant que dans toutes les villes d’Italie et de Gaule les rhéteurs initient des milliers de disciples aux secrets d’un art aux abois, les apôtres de l’Évangile pour toute rhétorique n’ont que leur enthousiasme et la grâce divine qu’ils appellent sur ceux qui les écoutent. Telle est aux premiers jours du christianisme l’éloquence sacrée, et non-seulement dans les prédications ardentes qu’inspirait au premier néophyte venu le seul feu de la foi, mais dans ces courtes improvisations où l’évêque, le pasteur, pendant la messe, expliquait à son troupeau l’évangile du jour, dans l’homélie enfin, c’est le terme consacré, comme dans la harangue aux païens.

Au temps de Constantin, tout change de face : la prédication se métamorphose. Un double mouvement se produit. Depuis longtemps, il n’est plus question de la tribune aux harangues, et les disciples des rhéteurs ne savent plus que faire de la vaine science qu’ils ont acquise; c’est le moment où l’église commence à sentir le besoin d’appeler à son aide cette science expirante et presque abandonnée. Il ne s’agit plus d’ouvrir les yeux aux païens en les frappant de la lumière de la vérité comme d’un éclair céleste. Il faut enseigner régulièrement, instruire plutôt que toucher, substituer la doctrine à l’enthousiasme. Avec Constantin sur le trône, l’église nouvelle est la maîtresse du monde; mais les périls conjurés à l’extérieur renaissent dans son propre sein : les fausses interprétations, les erreurs de doctrine, menacent de lui être plus funestes qu’autrefois les plus sanglantes persécutions, car « du sang des martyrs il naissait des chrétiens, » tandis que la moindre hérésie ébranle la religion dans ses fondemens mêmes. Il faut donc argumenter contre ces corrupteurs du dogme, il faut combattre par leurs propres armes ces hérésiarques qu’égarent justement la plupart du temps leur science même et leur habileté. Il faut enfin que l’église se résigne à puiser dans l’antique arsenal de la rhétorique et de la dialectique au moment même où, faute de champ de bataille, ces vieilles armes vont demeurer inutiles dans les mains accoutumées à les brandir. L’alliance de l’art oratoire, de l’art profane, avec la parole sacrée, se consomme donc, et dès lors elle est indissoluble. La science tout humaine du raisonnement et de la logique prête son aide à l’inspiration divine, et à son tour la tradition sainte porte à travers les âges l’éloquence profane, et la sauve de la mort en l’associant à son indestructible vitalité.

L’éloquence, où survit-elle au IVe et au Ve siècle, sinon dans la bouche des saint Grégoire, des saint Jérôme, des saint Jean Chrysostome, des saint Augustin ? Et dans les siècles suivans, lorsque la barbarie et l’ignorance, comme un nuage épais, s’appesantissent de plus en plus sur le monde, quelles voix s’élèvent encore, moins pures et moins sublimes, mais fortes et puissantes toutefois, au milieu du silence universel? Celles des saint Grégoire le Grand, des Isidore de Séville, des saint Colomban, des saint Boniface, des saint Césaire d’Arles, des saint Avit de Vienne, des Alain de Farfe, des Raban-Maur, des Odon de Cluny? Dans ces temps de chaos et de ténèbres où ne brillent guère que des lueurs d’épées et de cottes de mailles, dans quels derniers asiles sont recueillis l’art du raisonnement et la science de la parole, dans quels lieux privilégiés enseigne-t-on encore avec un zèle pieux la grammaire et la rhétorique, sinon dans ces écoles cathédrales qui, au commencement du VIe siècle, sur tous les points de la France, se dressent à côté des métropoles, et recueillent l’héritage vacant des rhéteurs païens? C’est de ces pépinières sacrées que sortent les évêques prédicateurs dont nous venons de citer les noms; c’est dans ces foyers que se perpétue, comme jadis la flamme des vestales, le feu sacré de l’éloquence, et c’est là qu’au XIe siècle, lorsque l’esprit humain se dégage des ruines qui l’étouffaient, les orateurs naissans le retrouvent couvert de cendres, mais brûlant encore. Certes alors l’art oratoire est bien peu de chose; le peu qui en reste, c’est la chaire qui l’a conservé, et c’est la chaire aussi qui le relève et lui redonne la vie. La première parole qui retentit dans le XIe siècle est celle d’un Raoul Ardent, d’un Gerbert, d’un Aimoin, d’un Abbon, d’un saint Anselme. Les premiers efforts pour ranimer l’éloquence expirante sont tentés par le clergé dans ces écoles qui ont traversé, sinon sans souffrir, du moins sans périr tout à fait, quatre siècles de barbarie et d’indifférence. C’est Bernard de Chartres, c’est Pierre Abélard, c’est Pierre le Vénérable, c’est Guibert de Nogent, qui, pour créer des prédicateurs, ressuscitent et rendent à la lumière les préceptes de la rhétorique.

Ces préceptes, il est vrai, sont bien dégénérés : le temps et l’ignorance les ont travestis, énervés, abâtardis, et, il faut le dire, le beau côté de cette renaissance de la parole à la fin du XIe siècle et au commencement du XIIe, c’est l’inspiration, la foi, l’enthousiasme. La sève, la vie de ce mouvement est dans les prédications populaires de Robert d’Arbrisselles, de Foulques de Neuilly, de Jean de Nivelle, dans ces brûlans appels, ces improvisations passionnées qui, sortant de la bouche d’un Pierre l’Ermite ou d’un saint Bernard, embrasent tous les cœurs, font taire chez les plus timides l’amour de la patrie, de la famille, de la vie elle-même, et précipitent sur l’Orient des foules dévouées sans regret aux souffrances et au martyre. Pourtant, à côté de la verve naturelle et spontanée, on saisit dans cette renaissance oratoire la trace de l’éducation antique. Partout on retrouve l’ineffaçable empreinte du vieux art; il reparaît sous la jeune inspiration comme un germe indestructible. On ne rencontre plus au XIIe siècle de prédicateur, si naïf et si simple qu’il soit, qui ne sacrifie volontairement ou non à la rhétorique ancienne; tous en sont imprégnés, depuis l’évêque jusqu’au simple clerc : à mesure que la prédication prend un nouvel essor, l’union se resserre entre la science et l’inspiration, et chaque jour aussi la première absorbe davantage la seconde. Les dominicains et les franciscains eux-mêmes, qui avaient d’abord tenté de vulgariser l’enseignement de la parole sacrée, et s’étaient voués à la prédication populaire, cèdent bientôt au courant général, et, dès la seconde moitié de ce XIIIe siècle qui avait vu naître leur entreprise, sont les premiers à s’asseoir sur les bancs des écoles et à se transformer en rhéteurs, en dialecticiens. Ce mouvement se propage, toujours plus puissant et plus irrésistible, durant le cours du siècle, si bien que vers la fin l’éloquence de la chaire, envahie par cet art oratoire dont elle a sauvé les débris, n’est plus elle-même, hélas! que de la pure rhétorique.


II.

Et maintenant êtes-vous philologue? êtes-vous curieux de ce qui touche à l’histoire de la formation, des vicissitudes et du triomphe de notre langue française? Interrogez encore les annales de la chaire, il y a là tout un trésor de faits nouveaux et concluans. Tout le monde sait que l’église a contribué à perpétuer chez nous l’étude du latin; mais on surprendrait beaucoup de gens, si on leur disait combien puissante a été cette action [de l’église pour maintenir la vieille langue des Romains. De la fin du Ve jusqu’au XVIe siècle, époque de la renaissance des études classiques, le latin en effet, — non pas le latin vulgaire, corruption du vrai latin et germe du français moderne, — le latin littéraire, le latin qu’écrivaient et parlaient Tite-Live et Cicéron, tombé à l’état de langue ancienne, ne fut enseigné que dans les monastères ou écoles ecclésiastiques, étudié que par les clercs, parlé que par les prédicateurs dans leurs sermons aux religieux, ad cleros. Sans l’église, ce noble et pur langage eût été, dans la plus rigoureuse acception du mot, une langue morte, étouffé qu’il était par le latin vulgaire, seul connu du peuple, puis par le bas latin, dont l’administration française infesta tous les parchemins jusqu’au XVIe siècle. Toutefois ce côté protecteur du rôle de l’église n’est ni le plus ignoré ni le plus imprévu. Fondée sur des traditions immuables, il semble tout naturel que, dans sa perpétuité, elle soit pour tout ce qu’elle adopte comme la conservatrice universelle. Ce que le public à coup sûr est moins tenté de soupçonner, c’est que l’église ait été dès le début, sinon l’initiatrice, du moins la plus zélée propagatrice du français naissant. Rien de plus vrai pourtant : c’est l’église qui par la chaire a été pour cette langue en travail un des plus puissans instrumens de diffusion; ce sont les prédicateurs qui ont été les hérauts de cette révolution du langage; ce sont eux qui ont prêté à l’idiome naissant un concours efficace et une suprême consécration. Parcourez les annales religieuses, vous y verrez à chaque pas les étapes qu’a fournies notre langue marquées par la prédication d’un évêque ou par la décision d’un concile, et cela dès les temps les plus reculés de notre histoire nationale. C’est ainsi qu’au VIIe siècle, en 660, nous voyons saint Mummolin élu évêque de Noyon « parce qu’il était familier non-seulement avec l’allemand, mais aussi avec la langue romane. » Ce n’était pas là un fait exceptionnel, car dès cette époque, un siècle avant Charlemagne, dans les provinces de l’est de la France et sur les bords du Rhin, c’était en langue vulgaire et dans leurs patois respectifs que les clercs expliquaient l’Evangile aux populations ignorantes. Un peu plus tard, vers le milieu du VIIIe siècle, saint Adalhard, abbé de Corbie, prêchait en langue vulgaire « avec une abondance pleine de douceur. » C’est son biographe qui nous l’apprend, et, comme s’il entrait dans nos vues, il précise son témoignage en distinguant soigneusement cette langue vulgaire du latin et de l’allemand, que saint Adalhard « possédait à merveille. » — «Mais parlait-il en langue vulgaire, c’est-à-dire en langue romane, on eût dit qu’il ne savait que celle-là. » Au IXe siècle, au Xe surtout, les exemples se multiplient : Gerbert, au concile de Bâle, s’excuse des imperfections de son discours sur ce qu’il répète l’œuvre d’un autre orateur en la traduisant de l’idiome vulgaire. Aymon de Verdun, au concile de Mouzon, prononce une harangue tout entière en langue romane, exemple plus frappant encore, car cette fois l’orateur s’adressait non pas à une foule ignorante incapable de comprendre un langage savant, mais à des clercs, à des savans nourris de l’étude des lettres latines. Ces doctes novateurs ne s’aventuraient pas d’ailleurs sous la seule inspiration d’un caprice isolé : ils ne faisaient qu’obéir aux prescriptions répétées de l’église. L’église n’avait pas attendu si longtemps pour comprendre quel rôle lui traçaient dans cette révolution philologique les intérêts de sa mission sur la terre. Loin de s’inféoder exclusivement au latin expirant, comme les Alcuin et les Éginhard, et de s’isoler ainsi de son troupeau, elle avait vu dans la langue nouvelle un moyen précieux de resserrer ses rapports avec les populations qu’elle instruisait et de s’assurer avec elles une communication plus directe, plus intime. Elle avait dès l’abord permis, conseillé, puis bientôt formellement imposé à ses missionnaires, à ses prédicateurs, à ses prêtres, l’usage de la langue vulgaire. Dès l’année 813, le concile de Tours enjoint aux clercs d’expliquer les saintes Écritures et de prêcher en langue française. Cette injonction, nous la retrouvons à chaque pas dans les canons des conciles ; ceux de Reims en 813, de Strasbourg en 842, d’Arles en 851, la renouvellent avec une insistance et une énergie toujours croissantes.

Au surplus, nous avons mieux encore que des décisions de conciles, lesquelles après tout auraient pu rester lettre morte et ne prouveraient guère alors que les bonnes intentions du haut clergé ; nous avons des monumens plus palpables et plus convaincans. Nous pourrions, par exemple, en remontant jusqu’au VIIIe siècle, citer les Gloses de Reichmann, sorte de glossaire à l’usage des ignorans qui voulaient lire la Bible, et où les mots latins les plus difficiles sont traduits en langue vulgaire. Voilà certes un texte précieux et dont nous sommes redevables à l’initiative de l’église. Toutefois, outre que la langue de cette sorte de version des Écritures saintes n’est guère encore qu’un patois assez éloigné du français, ces fragmens ne rentrent pas directement dans les annales de la prédication, et c’est à la chaire surtout que nous nous attachons ici. Contentons-nous de remonter jusqu’au XIIe siècle : nous y rencontrons un recueil de sermons en dialecte limousin qui peut passer pour le plus ancien monument connu de la prose romane. Dès lors les textes en langue vulgaire s’offrent à nous en abondance. Nous ne suivrons pas M. Lecoy de La Marche dans l’énumération de tous ces documens ; nous jetterons plutôt un rapide coup d’œil sur la savante discussion qu’il consacre à l’un des plus intéressans problèmes qu’ait eu à résoudre la philologie moderne.

Ce problème, le voici : quelle fut la langue originale des sermons qui nous sont parvenus sous le nom de Maurice de Sully ? De ces sermons, nous possédons des rédactions françaises et des rédactions latines. Où est l’original, où est la traduction ? Exemplaires latins et exemplaires français offrent les mêmes caractères paléographiques. Les uns et les autres paraissent remonter à la même date, et doivent être en partie contemporains du prédicateur lui-même. Que conclure ? Question toute spéciale, nous dira-t-on peut-être, pur problème d’école et d’érudition ! On se tromperait. Si en effet les rédactions françaises n’étaient, comme l’a soutenu Daunou, qu’une simple traduction faite après coup, on ne sait par qui, vers le début du XIIIe siècle, nous n’aurions là qu’un parchemin ni plus ni moins important que vingt autres semblables; si l’on doit y voir au contraire, comme le prouve M. Lecoy de La Marche, une transcription faite de mémoire par un assistant des sermons de Maurice de Sully, quel précieux renseignement ne possédons-nous pas là sur l’usage du français à la fin du XIIe siècle! Pareille question avait été posée et débattue à propos des sermons de saint Bernard, Dieu sait avec quelle ardeur et quelle persévérance. Des flots d’encre ont coulé à ce sujet: les in-folio, les in-quarto, les in-octavo, se sont entassés comme Pélion sur Ossa, hélas! sans plus de fruit. M. Lecoy de La Marche, lui, n’a consacré que quelques pages au problème qu’il a soulevé; mais ces quelques pages, pleines et substantielles, nourries de faits et d’argumens, vont droit au but et frappent au bon endroit. Après les avoir lues, on demeure convaincu, d’abord que les sermons de Maurice de Sully, étant adressés au peuple, ont été prononcés en français, ensuite que les exemplaires français de ces morceaux oratoires, loin d’être la traduction des exemplaires latins, ont dû bien au contraire servir d’original à la rédaction latine, laquelle n’était sans doute qu’une sorte de manuel à l’usage des clercs et des prédicateurs dans l’embarras.

M. Lecoy de La Marche, sur ce chapitre, ne fait qu’appliquer à un point spécial une théorie générale qu’il pose lui-même, à l’égard du XIIIe siècle, en deux phrases courtes et précises : tous les sermons adressés aux fidèles, même ceux qui sont écrits en latin, étaient prêches entièrement en français; seuls, les sermons adressés à des clercs étaient ordinairement prêchés en latin. Ce ne sont pas là des affirmations téméraires. Déductions historiques, preuves matérielles, documens authentiques, tout conspire à faire de ces deux phrases deux axiomes inattaquables. Solidement établi dans cette doctrine, M. Lecoy de La Marche part de là pour ramener à la même solution tous les problèmes particuliers. Voici, par exemple, des sermons d’Alain de L’Isle, d’Élinand, de saint Bonaventure, dont nous ne possédons le texte qu’en latin. Eh bien! l’on ne saurait douter que ces morceaux oratoires n’aient été prononcés entièrement et uniquement en français. Comment hésiter à le croire lorsqu’on voit en tête de ces sermons des mentions aussi claires que celle-ci : « sermon prononcé tout entier en français, » hic sermo totus gallice prononciatus est, lorsqu’on voit surtout dans le corps même du morceau saint Bonaventure dire en latin à ses auditeurs: « Bien que je sache mal le français, la parole de Dieu que je vous apporte n’en a pas moins de valeur, il suffit que vous me compreniez, » — ou bien Gilles d’Orléans s’écrier : « Laissons là le latin, et commençons notre sermon, » et continuer bel et bien en latin ; — ou bien enfin un prédicateur annoncer la traduction d’une citation latine de l’Écriture, et donner cette traduction en quelle langue, suivant le texte écrit ? Encore et toujours en latin.

C’est de cette même donnée que part M. Lecoy de La Marche pour expliquer d’une manière pleinement satisfaisante ces prédications singulières, amalgame hybride de français et de latin, qu’on a qualifiées plus tard de farcies et de macaroniques. Ces deux mots, le dernier surtout, reportent immédiatement la pensée sur les orateurs du XVe et du XVIe siècle, les Menot et les Olivier Maillard, dont les œuvres nous apparaissent accoutrées de ce grotesque habillement, mi-partie antique et mi-partie moderne. On songe involontairement à ce frère Lucas qui débite si plaisamment ce jargon burlesque dans le charmant pastiche qu’on appelle la Chronique du règne de Charles IX. C’est là du reste à peu près tout ce qu’on sait en général de cette bizarrerie philologique ; on sourit, et on ne l’explique pas : se doute-t-on seulement qu’elle n’était pas nouvelle au XVe siècle, et que dès le XIIIe les exemples en étaient nombreux ? l’Histoire littéraire elle-même, ce docte recueil qu’on pourrait appeler l’évangile de l’érudition, n’offre sur ce point que des lumières incertaines et plus propres à égarer qu’à mener à bien le lecteur confiant. Si vous consultez le tome XIIIe, vous y recevrez de M. Daunou ce renseignement clair et net : « ce n’est que vers l’an 1500 que, par condescendance pour la populace ignorante, on s’est avisé d’introduire dans les prédications un mélange assez bizarre de phrases latines et françaises. » Ouvrez maintenant le tome XVIe, et vous verrez le même M. Daunou placer non plus en l’an 1500, mais au XIIIe siècle même l’inauguration de ce singulier langage. « Le mélange du français et du latin se fait voir dès l’année 1262… Les prédications macaroniques deviendront de plus en plus fréquentes dans les âges suivans, jusqu’à ce que les langues vulgaires soient assez formées pour s’emparer des chaires chrétiennes et n’y plus admettre que des citations latines. »

Sans relever la légère contradiction qui se dessine entre ces deux passages, il faut bien y signaler une erreur, et une erreur grave. Tous deux ne s’accordent qu’en un point : c’est qu’au XIIIe comme au XVe siècle le style farci était employé en chaire par les prédicateurs à titre de langage transitoire en quelque sorte, et comme une espèce de concession partielle à l’ignorance de la foule incapable d’entendre une autre langue que le français vulgaire. M. Victor Le Clerc, au tome XXIe, accentue plus nettement encore cette opinion ; les sermons farcis du XIIIe siècle, ceux de Nicolas de Biard par exemple, tout émaillés de proverbes latins, sont à ses yeux « comme un acheminement vers ce singulier mélange, presque inévitable dans un genre où l’on voulait, sans renoncer encore au latin, être compris de la multitude. » Eh bien! la vérité est que de tous ces sermons pas un n’a dû être prononcé autrement qu’en français. Tous sans exception peuvent et doivent rentrer dans l’une ou l’autre de ces deux catégories : ou ce sont, d’après les propres paroles de M. Lecoy de La Marche, « des fragmens latins plus ou moins considérables, empruntés d’ordinaire à un livre saint, qui sont suivis de leur commentaire français, » ou « ce sont des phrases ou de simples mots français intercalés, enchevêtrés dans un texte latin. » Dans le premier cas, le mystère s’explique de lui-même, ou plutôt il n’y en a point. L’orateur recommence plusieurs fois dans le cours de son sermon ce qu’on ne fait aujourd’hui qu’une fois au début du discours; il cite des textes, et chaque fois qu’il en a cité un, il le traduit aussitôt, il le développe, il le commente. Quoi de moins étonnant, quoi de plus conforme aux habitudes constantes de la chaire? Au lieu d’un thème unique, il s’en trouve plusieurs, voilà toute la bizarrerie. Dans le second cas, l’explication n’est pas moins naturelle. Ces textes bigarrés qui nous surprennent, ce ne sont que des brouillons ou des notes prises de souvenir; c’est un clerc qui, écrivant de mémoire au sortir du sermon, reproduit dans la langue ecclésiastique les mots et les phrases dont la forme vulgaire lui échappe, ou qui, prenant ses notes en latin, laisse en français les citations, — si fréquentes alors, — de vers ou de proverbes, et les locutions originales qu’il n’a pas le temps de traduire sur l’heure, ou qui enfin, prévoyant et charitable pour ses collègues en prédication et désireux de leur faciliter la besogne, leur indique dans son brouillon ou dans son résumé la traduction exacte, l’équivalent en langage vulgaire de certaines tournures, de certaines expressions latines. En quelques lignes, voilà toute la vérité sur le style macaronique. Veut-on des preuves et des détails? M. Lecoy de La Marche en fournit à souhait. Ce que nous pouvons constater ici, c’est combien ses conclusions sont pleinement d’accord avec la logique et avec le sens commun. Eh quoi ! les prédicateurs du moyen âge, jaloux d’être compris par la foule de leurs ouailles, n’auraient rien trouvé de mieux qu’un jargon incompréhensible! Le beau moyen vraiment d’être entendu des gens que de mêler à la langue qu’ils parlent un idiome qu’ils ignorent, et de leur débiter à tort et à travers des membres de phrases décousus et désarticulés, farcis de mots et de sons inconnus!

Et remarquons-le, les mêmes conclusions s’appliquent tout aussi justement aux productions du XVe et du XVIe siècle qu’aux sermonnaires du XIIIe. L’analogie est complète, et la même méthode produit les mêmes résultats; une preuve, une seule! elle suffit. Olivier Maillard, le prédicateur de Louis XI, dans un de ses sermons, cite une phrase latine ; aussitôt il s’arrête : « Vous dites, mesdames, que vous n’entendez pas le latin et que vous ne savez ce que signifient mes paroles? Je vais vous l’expliquer. » Et il l’explique, comment? En français sans doute? Point du tout, en latin, s’il faut du moins en croire le texte écrit. Comment le croire? la plaisanterie ne serait-elle pas trop forte? Peut-on prêter à un orateur sacré une pareille mystification? Disons-le donc hardiment, jamais, même au XVIe siècle, le style macaronique n’a eu droit de cité dans la chaire; jamais il n’a eu d’existence que sur le papier; ce grotesque patois n’a jamais retenti sous les voûtes sacrées. Ainsi tombent d’eux-mêmes les reproches dont on a flétri les sermonnaires de la renaissance, de qui l’éloquence avait peut-être droit à plus d’estime et de respect; ainsi se trouve réduite à néant cette assertion de Voltaire : « Les sermons de Menot et de Maillard étaient prononcés moitié en mauvais latin, moitié en mauvais français; de ce mélange monstrueux naquit le style macaronique. C’est le chef-d’œuvre de la barbarie. Cette espèce d’éloquence, digne des Hurons et des Iroquois, s’est maintenue jusqu’à Louis XIII. »

Nous voici bien loin de notre route. Nous ne voulions qu’indiquer combien de renseignemens précieux, combien de questions intéressantes offraient au philologue les annales de la chaire. Il nous reste à convaincre ceux que possède la pure curiosité historique, le désir de connaître les mœurs, les usages, les conditions sociales et politiques du temps passé.


III.

Lorsqu’on jette sur les sermonnaires du moyen âge un regard superficiel, on n’est frappé d’abord que de l’étroite parenté qui les unit à ceux qui les ont précédés ou suivis dans la carrière, aux pères de l’église et aux prédicateurs modernes. La tradition les relie tous entre eux comme les anneaux d’une même chaîne. Chez tous, il n’y a qu’un seul thème, l’Écriture sainte, un seul but, l’interprétation, le commentaire, le développement de ce texte sacré. L’Évangile, voilà la source commune où ont puisé comme les apôtres les saint Chrysostome, les saint Augustin, les saint Dominique, les Maurice de Sully, les Olivier Maillard, les Bossuet, les Massillon, les Ravignan, les Lacordaire. — Mais si vous arrêtez sur ces prédicateurs de tous les temps un œil plus attentif, si vous pénétrez plus avant dans leur œuvre et dans leur pensée, vous vous apercevez que, partant d’un même point, l’Écriture sainte, marchant vers un même but, le triomphe de la religion, ils sont loin cependant de suivre les mêmes routes.

De nos jours, la prédication a pris un caractère plus essentiellement philosophique. La métaphysique, la politique même, ont envahi la chaire et hantent l’esprit de nos orateurs sacrés. Nous parlons ici, bien entendu, en thèse générale. On s’inquiète encore de la morale pratique, et l’on s’attaque parfois aux vices et aux excès du temps; mais c’est toujours d’une manière abstraite. On n’entre pas dans le détail, on obéit aux principes plutôt qu’on ne s’attache à la réalité. Et si nous suivons, non pas le clergé officiant, non pas les curés ou les prêtres qui montent en chaire par aventure ou par nécessité, et parlent alors tout simplement et tout naïvement, mais les prédicateurs par état, les orateurs sacrés dignes de ce nom, nous tombons en plein courant de théories et de dissertations métaphysiques. On s’empresse à réconcilier dans une fraternelle alliance la philosophie et le dogme; on s’acharne à introduire la politique dans la religion et la religion dans la politique, on s’évertue à résoudre en chaire le problème social. De même qu’au temps de Bossuet et de Fléchier, au temps où le grand roi façonnait tout un siècle à sa majestueuse image, l’éloquence sacrée était aristocratique, toute d’étiquette, et ne descendait pas des généralités nobles et solennelles, de même à notre époque de démocratie cette même éloquence, obéissant au mouvement universel, se complaît dans les questions ardues, dans les abstractions, dans les théories sociales, politiques, souvent étrangères à la religion.

Au moyen âge, autres sont les allures. La chaire n’est point alors si ambitieuse et n’a d’ailleurs pas de raison de l’être. De questions sociales et politiques, il n’y en a guère à cette époque, et l’église n’a pas à se préoccuper de prendre dans une société nouvelle une nouvelle attitude. Aussi la prédication est-elle tout simplement religieuse et pratique. L’unique soin est d’instruire et de moraliser, d’enseigner le dogme et de réformer les mœurs. Sans entrer dans le détail des innombrables divisions qui caractérisent au XIIIe siècle l’œuvre des sermonnaires, sans nous arrêter à distinguer les sermons du matin et les sermons du soir, les sermons sacrés et les collations[1], on les peut faire rentrer tous dans deux genres principaux : les sermons moraux et les sermons didactiques.

La plupart du temps, le prédicateur ne s’occupe que de faire pénétrer dans les âmes les préceptes et les mystères de la religion. Une phrase de l’Évangile, de l’Ancien ou du Nouveau-Testament, un des commandemens de Dieu ou de l’église, quelquefois même un fragment d’un texte profane, quelques vers d’une chanson fournissant une allégorie facile et frappante, voilà le plus souvent le fond des sermons. A côté de ces discours dogmatiques, de ces instructions tantôt élevées et tantôt familières, nous en voyons dans les manuscrits d’autres en grand nombre qui sont exclusivement consacrées à la critique de la société, à la réforme des mœurs; ce sont les sermons ad status, nom bizarre, mais qui a le mérite de bien exprimer ce qu’il veut dire. Chacun de ces sermons en effet s’adresse tout spécialement aux fidèles d’un certain état, d’une certaine classe : l’un aux riches, l’autre aux mendians, celui-ci aux « maires de la cité, » celui-là aux « usuriers, » cet autre « aux folles femmes. » On voit d’ici quelle mine inépuisable d’observations, de peintures de mœurs! Nous possédons des recueils entiers de ces sortes de compositions : Alain de L’Isle, Jacques de Vitry, Humbert de Romans, Guibert de Tournai, nous en ont laissé des collections complètes. Il y en a là pour près de cent vingt catégories d’auditeurs; il y en a pour les clercs séculiers, pour les clercs réguliers, pour les princes, pour les nobles, pour les bourgeois, pour les étudians, pour les ouvriers, pour les marchands, pour les paysans, pour les marins, pour les soldats, pour les juges. Encore ne donnons-nous là que des divisions beaucoup trop générales, car chacune d’elles est subdivisée en une foule de sous-catégories auxquelles s’adresse plus directement chacun des discours ad status. Disons-le même, ils sont à tel point spéciaux qu’on peut douter qu’ils aient été jamais prononcés comme ils sont écrits. Comment croire qu’il pût se trouver un auditoire exclusivement composé de négocians, de bouchers, d’usuriers ou de folles femmes? Non, ces sermons étaient plutôt comme des réserves toutes prêtes, comme un arsenal bien fourni, où les orateurs, selon l’occurrence, venaient ramasser les traits les plus propres à frapper les assistans.

Peu importe après tout ce qu’étaient alors ces sermons et pour qui ils étaient prononcés; aujourd’hui et pour nous, ils sont une véritable encyclopédie qui sans ambages et sans prétentions descend dans le détail des faits, et par le menu nous met sous les yeux la réalité même. Ici, par exemple, le prédicateur fait la morale aux commerçans. Pensez-vous qu’il se borne à leur dire : « Il faut être honnête et ne pas frauder vos chalands, » à leur débiter des tirades sur le vice et la vertu? A d’autres! l’orateur sacré connaît aussi bien qu’eux-mêmes les ruses des marchands infidèles, et il le leur fait voir. « Toi, dit-il au cabaretier, tu mets de l’eau dans ton vin ; toi, marchande de lait, « maudite vieille, » tu frelates ta marchandise ; si tu veux vendre ta vache, tu cesses de la traire plusieurs jours d’avance, afin que les mamelles gonflées promettent des flots de lait; si tu dois vendre au poids ton chanvre ou ta filasse, tu les laisses sur la terre exposés à la rosée nocturne, pour qu’ils se chargent d’humidité ; toi, maréchal ferrant, en ferrant les chevaux, tu les blesses afin de les rendre boiteux et de les faire vendre à vil prix à un confrère; toi, orfèvre ou changeur du grand pont, tu te ligues avec tes confrères pour avilir la monnaie et dépouiller ainsi le passant ou le voyageur; toi, boucher, tu souffles ta viande, tu introduis du sang de porc dans tes poissons pourris; toi, marchand de grains, tu accapares les denrées, et tu les recèles dans tes greniers pour faire venir la disette et la cherté, mais Dieu te punit en t’envoyant le beau temps, et tu finiras par te pendre sur tes monceaux de grains; toi, marchand d’étoiles, tu as une aune pour acheter et une autre pour vendre, mais le diable en a une troisième avec laquelle il t’aulnera les costez., » Nous en passons, et des meilleurs; ne se croirait-on pas en police correctionnelle ?

Ailleurs l’orateur sacré tonne contre le luxe. Il ne se contente pas de déplorer vaguement qu’on perde en futilités l’argent dont manquent les aumônes : il nous décrit minutieusement ce luxe qu’il condamne. Écoutez ce portrait d’une petite maîtresse en 1273, d’une « de ces femmes parées qui sont l’instrument du diable. » — « En l’apercevant, ne la prendrait-on pas pour un chevalier se rendant à la Table-Ronde? Elle est si bien équipée de la tête aux pieds ! Regardez ses pieds, sa chaussure est si étroite ! regardez sa taille, c’est pis encore ; elle serre ses entrailles avec une ceinture de soie, d’or et d’argent, telle que Jésus-Christ ni sa bienheureuse mère, qui était pourtant de sang royal, n’en ont jamais porté. Levez les yeux vers sa tête, c’est là que se voient les insignes de l’enfer : ce sont des cornes, ce sont des cheveux morts, ce sont des figures de diables !... Elle ne craint pas de se mettre sur la tête les cheveux d’une personne qui est peut-être dans l’enfer ou dans le purgatoire, et dont elle ne voudrait pas pour tout l’or du monde partager une seule nuit la couche ! » — Nil sub sole novi ! Les faux chignons et les larges ceintures datent de loin; de loin aussi le privilège qu’a Paris de donner le ton et de servir de théâtre à toutes les extravagances nouvelles de la mode, car le prédicateur ajoute : « C’est à Paris surtout que règnent ces abus, c’est là qu’on voit des femmes courir par la ville toutes décolletées, toutes espoitrinées; quelle guerre celles-là font à Dieu ! » Et pour compléter le tableau, voici les fards, le maquillage, tout l’attirail qui sert à se faire le visage; voici les drogues pour blanchir la peau, mais qui enlèvent la peau avec la noirceur; voici les onguens, les parfums, les poudres, les eaux de toute sorte; on passe la matinée à s’en couvrir, à s’en frotter des pieds à la tête, et pendant ce temps la messe est dite.

Quand Aeliz fut levée,
Et quand elle fut lavée,
Jà la messe fu chantée...

Les femmes d’ailleurs ne sont pas seules sur la sellette, les hommes ont leur tour. Si les femmes ont leurs édifices de cornes et de coques sur la tête, leurs ceintures toutes chargées d’or, d’argent, de pierres précieuses, leurs robes toutes dentelées, toutes découpées ad circumferentium, et dont la queue longue de plus d’une coudée balaie la poussière dans les églises et trouble les hommes dans leurs prières; si elles portent des souliers découverts, des estivaux brodés de ferrures et de dorures, ou des souliers à la poulaine dont le bec pointu rappelle l’ergot du diable, — les hommes, eux aussi, ont leurs moles vesteures, leurs robes en tissu précieux, ces robes magnifiques dont, ajoute le prédicateur, il ne sera jamais autant parlé que du bout de manteau donné par saint Martin au pauvre mendiant; ils ont leurs manteaux de velours, de soie et d’écarlate, leurs pellissons de vair et d’autres fourrures coûteuses, ils ont leur équipement orné de vaines superfluités, leurs selles, leurs éperons chargés d’argent et de dorures. Combien un homme n’est-il point méprisable lorsqu’il s’abandonne à ces recherches qui l’efféminent et le dégradent ! Combien n’est-il pas coupable surtout lorsque cet homme est un clerc ! « Quel prêtre rougit de paraître en public bien peigné, de marcher avec une allure molle, indigne de son sexe, en un mot d’être femme? Regardez ceux qui devraient donner aux autres l’exemple de la modestie, de la gravité, de la mortification : les voyez-vous parés avec un soin minutieux, les cheveux crêpés, la raie bien dessinée, la face rasée de frais, la peau polie à la pierre ponce, la tête découverte, les épaules nues, les bras traînans ou portant des signes gravés, les mains chaussées et les pieds gantés?... Toute la journée ils sont en quête d’un miroir, ils se promènent, l’habit immaculé, l’âme toute souillée; leurs doigts resplendissent de l’éclat des anneaux, leurs yeux de celui du sourire. Ils portent la tonsure si petite qu’elle semble moins la marque d’un homme d’église que celle d’un corps vénal. »

Et les fêtes, et les plaisirs, complémens funestes et obligés de ce luxe damnable! la danse surtout, cet amusement du diable, si favorable aux rendez-vous galans : ce n’étaient guère alors que des rondes où hommes et femmes chantaient et sautaient en se donnant la main; mais n’importe, il paraît que dès lors nos ancêtres avaient pour la danse cette passion traditionnelle dont les étrangers ont voulu faire notre trait caractéristique. Ils s’y livraient avec fureur; ils dansaient jusque devant les églises, jusque dans l’enceinte sacrée, jusque dans le cimetière, témoin l’histoire de la mairesse de Vermenton. Un jour elle s’en vient avec ses compagnes danser devant le parvis à l’heure de la messe. Le curé indigné accourt avec ses fidèles, il veut faire des remontrances : autant en emporte le vent. Alors il saisit le voile de celle qui conduit la ronde; mais, ô confusion pour la malheureuse ! le voile reste aux mains du curé et avec lui tout l’édifice de la coiffure et tous les faux cheveux : l’enragée danseuse demeure la tête dépouillée, en proie à la honte et à la risée. Voilà, semble dire le prédicateur, voilà où mène la passion de la danse. Bien plus : elle conduit même à la mort la plus épouvantable. Oyez plutôt la catastrophe du château de Sury-le-Comtal. Le châtelain, qui était le comte de Nevers, au moment de partir pour la croisade, donna une fête en son manoir; si fort et si longtemps les invités dansèrent qu’à la fin le plancher s’écroula, écrasant de ses débris bon nombre des imprudens qui se livraient ainsi le jour de Noël à ces plaisirs sacrilèges : exemple frappant assurément de la lourdeur des danseurs ou de la fragilité des planchers au XIII-siècle.

Ailleurs encore, le tableau change : ce sont les marins qui passent sous nos yeux. Avec l’orateur sacré, nous entendons leur rude et caractéristique langage; nous les suivons sur les flots et au port, dans leurs aventures, dans leurs dangers, et aussi dans leurs excès et dans leurs pirateries. Puis ce sont les étudians qui défilent à leur tour : classe nombreuse et puissante alors, source abondante de prospérité et de gloire pour notre patrie. De tous les coins de l’Europe, on s’en vient étudier à Paris les arts libéraux et la théologie. Les écoles regorgent, et chaque jour en voit naître de nouvelles. Aussi que de rivalités entre les docteurs séculiers ou réguliers, que de querelles, que de disputes, que de pugilats scolastiques! « Qu’est-ce que ces luttes de savans, s’écrie un chancelier de l’université de Paris, sinon de vrais combats de coqs qui nous couvrent de ridicule aux yeux des laïques? Un coq se redresse contre un autre et se hérisse,... il en est de même aujourd’hui de nos professeurs; les coqs se battent à coups de becs et de griffes, l’amour-propre, a dit quelqu’un, est armé d’un redoutable ergot. » Nous assistons aux cours, trop souvent interrompus par les troubles, par les conflits incessans que suscitent à tout propos l’indépendance et les privilèges des étudians. Nous faisons connaissance avec ces dominicains dont la redoutable concurrence enlève à l’Université les meilleurs de ses élèves, ou avec ces jeunes docteurs, ces néophytes, comme les appelle Jacques de Vitry, qui pour se rendre célèbres emploient tous les moyens, spéculent sur la curiosité, sur l’ignorance, sur la badauderie, sur la cupidité du public, car ils vont jusqu’à payer de leurs deniers pour qu’on assiste à leurs leçons. A côté des professeurs, les élèves! Voici d’abord l’écolier studieux : seul dans sa chambrette ou partageant avec un compagnon encore moins fortuné son maigre ordinaire et son étroit logis, il passe ses journées penché sur les gloses de la Bible ou d’Aristote. Il est pauvre, car il est loin de sa famille, et les sergens ou garçons de l’Université le rançonnent et le pillent à outrance. Il mourrait de faim, s’il n’était soutenu par la libéralité de ses camarades plus riches, qui se cotisent, suivant le conseil d’Eudes de Châteauroux, en faveur de leurs frères indigens, ou bien par les rentes spéciales qui dans certaines églises ont été fondées par des bienfaiteurs de la jeunesse studieuse, ou bien enfin par les modestes gratifications qu’il recueille en s’acquittant de certaines petites corvées, par exemple en offrant le dimanche l’eau bénite de porte en porte, « suivant la coutume gallicane. » Voici maintenant l’étudiant amateur, venu de sa province pour complaire à sa famille, qui veut faire de lui un savant clerc. Il paraît aux cours pour la forme, tantôt à l’un, tantôt à l’autre, n’écoutant guère, apprenant moins encore. Cependant, lorsqu’il vient aux cours une ou deux fois par semaine, il semble s’attacher surtout aux décrétistes; c’est que leurs leçons ne sont faites qu’à la troisième heure et n’interrompent point la grasse matinée. Cependant ces paresseux ne laissent point de se faire gravement précéder d’un valet qui plie sous le poids de volumes énormes. Aussi vienne l’été, ils se hâtent de fuir l’Université pour s’aller reposer chez eux des durs travaux de l’hiver. Voici enfin, — c’est l’espèce la plus commune, — l’écolier tapageur et débraillé. Celui-là ne voit dans le titre d’écolier que des franchises assurées et le privilège de pouvoir à peu près impunément rosser les archers, houspiller les bourgeois et débaucher les filles. Aussi n’est-il bruit que de ses fredaines. Hôte assidu des cabarets et des tripots, « il court la nuit, tout armé, dans les rues de la capitale; il brise les portes des maisons, y fait invasion et violente les gens paisibles. Les tribunaux sont remplis du bruit de ses esclandres; tout le jour des courtisanes viennent déposer contre lui, se plaignent d’avoir été frappées, d’avoir eu leurs vêtemens mis en pièces ou leurs cheveux coupés. » Il est en guerre ouverte avec la puissante corporation des bourgeois, et le Pré aux Clercs est le théâtre quotidien de ses ripailles et de ses violences.

Et les paysans, grossiers, cupides, envieux les uns des autres, convoitant le bien du voisin, cherchant toujours à élargir sans qu’il y paraisse leur champ ou leur pré, surtout ignorans et superstitieux ! Et les domestiques, ces serviteurs et ces servantes de toute espèce et de toute condition, qui se ressemblent tous par un point, leur âpreté au gain, leur habileté à gruger et à dépouiller leurs maîtres, grands seigneurs ou bourgeois, nobles chevaliers ou pauvres étudians ! Et les usuriers, cette race maudite issue du démon : car c’est Dieu qui a créé les laboureurs, les clercs et les soldats ; mais les usuriers, c’est le diable qui a inventé cette quatrième classe ! Aussi que d’anecdotes sur eux, que d’exemples de châtimens célestes, d’expiations épouvantables ! Qu’importe à ces oiseaux de proie ? Ils se rient de la haine des hommes et de la colère de Dieu. Parfois, il est vrai, quelque puissant seigneur les pressure et les malmène ; mais comme ils s’en vengent sur ceux que la nécessité réduit à les implorer ! Ce brave chevalier qui part pour la croisade, il a besoin d’argent, il tombe aux griffes de l’usurier : dès lors il est perdu. Bientôt il est ruiné jusqu’au dernier sou, sa famille est sur la paille, lui-même en prison, et l’auteur de sa misère, enrichi à force d’iniquité, fils de vilain, vilain lui-même, se fait appeler seigneur et monseigneur par ceux-là qui le méprisent et le haïssent !

Ainsi se presse devant nos regards tout un cortège de figures vivantes et agissantes. Certes, dans cette espèce de lanterne magique, la silhouette de l’humanité ne se profile pas sous des traits flatteurs. Pourtant il ne faudrait pas croire que les prédicateurs ne se plaisent à peindre que les laideurs morales. Ils sont sévères, mais non point injustes ni haineux, et ils savent à propos reconnaître et glorifier les vertus des hommes. Il est tel beau trait, rapporté par ces professeurs de morale si peu enclins à ménager leurs disciples, qui nous en dit plus long à la louange de l’homme que tous les plus fameux exploits des héros de l’antiquité.

De pareils traits ne sont pas rares chez les Elinand, les Étienne de Bourbon, les Jacques de Vitry. Combien sans doute ne seraient-ils pas plus nombreux encore, si nous possédions ces allocutions familières qu’à toute occasion ces pieux instructeurs adressaient à leurs ouailles ! car ils ne se bornaient pas à faire descendre de la chaire le reproche et le blâme ; ils portaient eux-mêmes à chacun l’encouragement et la consolation. Ce même prédicateur que nous avons vu tout à l’heure citer à son tribunal l’ouvrier déshonnête, le paysan vicieux, le commerçant trompeur, l’artisan improbe, nous le voyons exalter le négoce et le travail honnête, nous le voyons, dans la vie de tous les jours, s’efforcer noblement de « relever à ses propres yeux la classe ouvrière, et de la faire concourir selon son pouvoir au bien général de la grande communauté chrétienne. » Il parcourt les campagnes, et ne cesse d’y glorifier l’agriculture, cette « mère nourrice des peuples, sans laquelle la société ne pourrait exister. » Il se transporte au milieu de ces foires périodiques, de ces nundinœ, rendez-vous général des provinces et des nations voisines, lices pacifiques où se pressent, comme une vaste fourmilière, les commerçans de tout pays. Il appelle solennellement la bénédiction céleste sur ces réunions, ménagées par la Providence pour servir de lien aux peuples : car, c’est Humbert de Romans qui parle, « Dieu a voulu que nulle contrée ne pût se suffire complètement à elle-même, et que chacune eût besoin de recourir à d’autres, afin qu’elles fussent unies par des rapports d’amitié. » Là, il rappelle à tous les préceptes de la religion et de la vertu, il prêche aux malheureux l’esprit de résignation, aux heureux l’esprit de charité. Sans s’éloigner de sa demeure, chaque matin et chaque soir, il se mêle sur la place publique aux groupes des journaliers qui attendent là qu’on vienne les engager ou leur distribuer leur salaire; il cause fraternellement avec eux; il ranime leur courage, il adoucit leurs peines, il secourt leurs misères, il ne les quitte point sans avoir fait pénétrer quelque lumière dans ces âmes incultes, mais non rebelles.

C’est que, pour les petits et les misérables, l’église a plus d’amour que de sévérité, c’est qu’elle est non pas seulement leur institutrice et leur juge, mais encore, mais surtout leur protectrice et leur mère. Ceux qu’elle poursuit sans miséricorde, ce sont les grands, les puissans du jour. Pour ceux-là, elle n’a pas d’indulgence, elle n’a qu’une justice inexorable. Avec quelle ardeur, avec quelle énergie les sermonnaires prennent le parti des faibles contre les forts, des opprimés contre les oppresseurs! Avec quelle virulence ils s’acharnent après les officiers seigneuriaux ou royaux, légistes, prévôts, bedeaux, baillis! Ce sont des « corbeaux d’enfer» qui s’abattent à la curée sur le pauvre peuple, ce sont des sangsues insatiables qui épuisent jusqu’à la dernière goutte de sang leurs malheureuses victimes. Les légistes, qui remplissent les villes, les bourgs et jusqu’aux villages, sèment partout la discorde et l’inimitié, aigrissent les haines, suscitent les procès, puis, vendant leur conscience et leur honneur, ils font citer les parties en cinq ou six endroits à la fois pour profiter de leur absence forcée; ils subornent de faux témoins; en un mot, ils consument la fortune des familles. « Pour extorquer, ce sont des harpies; pour parler avec les autres, des statues; pour comprendre, des rochers; pour dévorer, des minotaures. » — Quant aux prévôts, aux bedeaux, aux baillis, chaque jour ils inventent des moyens diaboliques de pressurer la gent taillable. « Seigneur, dit à un comte l’un de ses baillis, si vous voulez m’écouter, je vous ferai gagner chaque année une fortune. Permettez-moi seulement de vendre le soleil sur vos terres. — Comment cela? fait le comte surpris. — Sur toute l’étendue de votre domaine, il y a des gens qui font sécher et blanchir des toiles au soleil. En prenant douze deniers par toile, vous aurez une somme énorme. » — Quel instinct financier! C’est, au XIIIe siècle, l’impôt des portes et fenêtres.

Tels serviteurs, tels maîtres ! Les baillis volent et extorquent, les seigneurs pillent et assassinent; seulement ils exercent leurs brigandages plus au grand jour et sur une plus vaste échelle. Ce baron qui fait un appel aux armes dans toutes ses terres pour que chacun s’en aille en ost avec lui, vous croyez peut-être qu’il s’en va châtier quelque félon ou rallier l’armée de son suzerain? Non, ce n’est qu’un de ces guerriers de craie (l’on dirait aujourd’hui « de paille » ou « de carton »). C’est un pillard de grand’ route, qui réunit une bande pour dépouiller les riches passans, les légats et leur cortège, les caravanes de marchands, ou pour s’emparer des biens de quelque monastère. Il fuit le roi parce qu’il craint sa justice, et il va cacher le fruit de ses déprédations au fond de son repaire, dans un de ces castella créés d’abord pour servir de refuge aux malheureux et devenus des nids de vautours. S’il n’a même pas ce facile courage, sa rapacité ne se donnera pas moins carrière. Le cheval du paysan, la vache du laboureur, tout lui est bon, rien ne lui échappe. Et que le pauvre hère ne s’avise pas de se plaindre ! « Que veut ce rustre? répondra le superbe; n’est-il pas bien heureux qu’on lui laisse son veau et qu’on épargne sa vie? » C’est ainsi que les nobles chevaliers et les gentilles dames se parent des dépouilles des pauvres; c’est par ces iniques violences qu’ils alimentent leurs prodigalités, qu’ils se procurent tout ce luxe, tous ces beaux vêtemens « si justement appelés robes, » s’écrie en jouant sur le mot rober, dérober, un dominicain plus vertueux que fort en étymologie.

Où sont donc les sublimes préceptes de la chevalerie? Où sont ces lois à la défense desquelles tout chevalier s’est publiquement consacré par un vœu, par un serment solennel, ces lois qui imposent aux nobles la mission sacrée de combattre partout la perfidie et la méchanceté, de défendre l’église, d’honorer le sacerdoce, de venger les injures du pauvre, de pacifier le royaume, de verser leur sang pour leurs frères, d’être jusqu’à la mort les protecteurs du faible et de l’opprimé? Où sont ces mœurs chastes, cette sobriété, cette simplicité, cette continence, qui seules élevaient le chevalier à la hauteur de sa mission ? Hélas ! tout cela est bien loin : le faste, l’orgueil, l’amour de la vaine gloire, la luxure, la débauche, la soif de tous les plaisirs, ont envahi les cœurs des grands seigneurs, et quant aux lois de la chevalerie, il n’en est plus question. « Les pauvres, les clercs, les abbayes, trouvent en eux, non des défenseurs, mais des persécuteurs. Ils retiennent les dîmes et les offrandes dues à l’église, enfreignent ses immunités, écrasent les hommes qui lui appartiennent de prestations et de corvées, ne respectent point le droit d’asile, et portent des mains impies sur les personnes sacrées parce qu’elles ne peuvent pas leur résister; mais ils se gardent bien d’attaquer ceux qui sont armés et disposés à la lutte. Aigles rapaces, ils se jettent sur les biens des défunts, et veulent avoir la mainmorte, pour ajouter à l’affliction des affligés, c’est-à-dire des veuves et des orphelins. »

C’est Jacques de Vitry, le patriarche de Jérusalem, qui prononce en chaire cette virulente diatribe. Il n’est pas seul à combattre la violence et la tyrannie. Les prédicateurs ses contemporains remplissent tous avec la même énergie ce devoir périlleux. Les seigneurs n’entendaient pas toujours raillerie; ils recevaient brutalement les réprimandes, et, comme ils n’étaient pas forts sur l’éloquence, c’était par des violences qu’ils ripostaient aux admonestations. Il est de mode aujourd’hui de représenter l’église au moyen âge comme investie sans conteste d’un suprême pouvoir. On en fait une sorte de souveraine universelle, imposant son bon plaisir à la société obéissante. M. Lecoy de La Marche semble donner lui-même dans ce préjugé. « Les délégués de la cour romaine, nous dit-il, gouvernent tout autant que les princes auprès desquels ils sont accrédités. » En théorie, cela peut paraître vraisemblable; en fait, au XIIIe siècle du moins, cela est exagéré. Si l’on ne veut parler que de l’autorité morale, nous en tombons d’accord, celle-là, l’église la possède tout entière. En principe, le pape, représentant de Dieu sur la terre, est au-dessus des rois, et ses ministres, à tous les degrés de la hiérarchie ecclésiastique, participent à cette supériorité quasi métaphysique; mais l’autorité positive, celle qui agit et qui s’impose parce qu’elle est la plus forte, elle est aux mains des princes et des seigneurs. Ils ont leurs gens d’armes, ils ont leurs châteaux, ils ont la force enfin, et ils en usent. Malheur à qui les offense! ce n’est pas une robe de prêtre qui peut arrêter leur courroux : l’histoire est là pour dire qu’ils ne se gênaient guère pour assassiner un légat ou pour jeter un évêque dans un cul de basse-fosse. Il y avait donc vraiment quelque courage chez les sermonnaires à braver ainsi en face des gens d’autant plus capables de se venger que ceux qu’on attaquait étaient nécessairement les plus violens, les plus injustes et les plus tyranniques.

Certes il est bien vrai qu’en plus d’un cas l’orateur sacré plaide en partie pro domo sua, il est bien vrai que les droits de l’église violés et foulés aux pieds contribuent à enflammer son indignation. Les paroles de Jacques de Yitry, par exemple, portent la trace évidente de ce sentiment, et en thèse générale il est aisé de comprendre que l’église vît d’un œil défiant ces petits potentats toujours prêts à la dépouiller. Pourtant, chez Jacques de Vitry comme chez ses collègues en prédication, ce sentiment n’est que secondaire. Ce qui domine en eux, ce n’est pas l’intérêt personnel, c’est une préoccupation plus générale et plus noble, c’est l’amour de la justice et l’impérieux besoin de proclamer la vérité.

Voyez plutôt leur attitude, non plus seulement en face des hobereaux et des seigneurs de village, mais en face du pouvoir qui prime tous les autres, en face de la royauté. Écoutez Jacques de Vitry prononcer hautement cette maxime : « l’unique noblesse, c’est la noblesse de l’âme, » et c’est la seule dont un roi doive se targuer. Écoutez Etienne de Bourbon répéter après le pape Zacharie : a Le roi, c’est celui qui gouverne bien. » Écoutez Élinand proclamer qu’un « roi illettré n’est qu’un âne couronné! » Ailleurs c’est Humbert de Romans qui déclare que la condition essentielle de la royauté est moins dans l’origine que dans l’équitable exercice de la puissance souveraine. C’est Élinand qui s’écrie à son tour : « La puissance est transportée en punition de l’injustice... Le fils succède donc à son père, s’il imite sa probité. » C’est Jacques de Vitry qui fait consister toute la légitimité et toute la force du pouvoir royal « dans l’élévation des bons et la répression des méchans, dans la protection des églises et des pauvres, dans la distribution de la justice et la répartition des droits de chacun... » Voilà des maximes qu’on ne s’attendait peut-être pas à trouver dans la bouche de ces moines; mais en voici de plus étonnantes encore. On le sait, nous sommes au XIIIe siècle, c’est-à-dire à l’heure où les légistes préparent de tous leurs efforts le triomphe de la règle byzantine : quidquid placuerit principi legis vigorem habet. Eh bien ! quels adversaires opposent à cette théorie du pouvoir absolu la négation la plus formelle, la réprobation la plus énergique? Ce sont les prédicateurs, c’est le clergé. « C’est une insigne fausseté, selon Élinand, ce qui est écrit là dans le code, que toutes les volontés du prince ont force de loi! » Il « place formellement le salut commun au-dessus de toute considération dynastique, » et ajoute ; « Il n’est pas étonnant qu’il soit interdit au roi d’avoir un trésor privé, car il ne s’appartient pas à lui-même, il appartient à ses sujets. » Jacques de Vitry enfin proclame cette maxime aussi profonde que hardie : « il n’y a point de sûreté pour un monarque du moment que personne n’est en sûreté contre lui. » A-t-on jamais rien dit de plus fort contre le despotisme?

Que reste-t-il pour compléter le tableau? La société du moyen âge est peinte ici tout entière ; tous ses membres se sont montrés tour à tour. Tous? Non, sans doute. Les prêtres n’ont pas paru; mais quoi! le clergé va-t-il donc se dénoncer lui-même, les prédicateurs vont-ils retourner leurs foudres contre leurs frères en religion? Eh bien! oui : c’est contre les mauvais prêtres que les orateurs sacrés s’arment du fouet le plus impitoyable, et ce n’est là ni la moins curieuse, ni la moins éclatante preuve de leur abnégation et de leur sincérité. Moines, curés, abbés, évêques, sont cités à la barre, et quelles rudes sentences! Point d’indulgence pour l’évêque négligent, avide, orgueilleux ou simoniaque. Ne devrait-il pas être, dit Jacques de Vitry, « l’avocat des pauvres, l’espoir des infortunés, le tuteur des orphelins, le bâton des vieillards, le vengeur des crimes, le marteau des tyrans, s’entourer de familiers honorables et de coopérateurs cherchant, non pas leur intérêt, mais celui de Jésus-Christ? » Combien peu de prélats approchent de cet idéal! Celui-ci est en proie à l’avarice; il vend la justice, il vend les prébendes. Réclame-t-on son saint ministère? Si c’est un riche qui l’appelle, il court; si c’est un pauvre, il fait la sourde oreille; il thésaurise, il amasse, sans jamais se rassasier. Avoir, c’est un doux poison, s’écrie, dans un langage que nous regrettons d’altérer, un prédicateur normand malheureusement anonyme. Maintes gens commencent à amasser comme dans une intention louable, comme pour servir Dieu et faire des aumônes; mais quand ils ont « assemblé leur avoir, » alors « change leur courage. » Le prêtre se dit : « Ton épargne t’aidera quand tu auras la crosse, » et le moine : « Mon abbé mourra, et mes deniers me feront avoir l’abbaye. » Cet autre est tout entier aux plaisirs de la table. « Quelle différence y a-t-il aujourd’hui, nous dit Élinand, entre la table d’un pontife et celle d’un roi? Est-ce que les abbés eux-mêmes ne veulent pas des mets princiers? Montrez-moi un de ces riches se couvrant de pourpre et se nourrissant d’huîtres qui vaille le riche de la parabole de Lazare gémissant aux enfers ! » Et contre le népotisme, cette autre plaie de l’épiscopat, quels accens indignés ! Écoutons encore Jacques de Vitry. « Les malheureux, les insensés ! ils abandonnent le soin de plusieurs millions d’âmes à des enfans auxquels ils n’oseraient confier trois poires, dans la crainte qu’ils ne les mangent! J’en connais un, de ces jeunes intrus, que son oncle avait installé au chœur dans la stalle de l’archidiacre, et qui la souillait encore comme naguère le giron de sa nourrice ! »

Si les hauts dignitaires sont ainsi traités, on pense bien que les simples curés, les simples moines, n’ont pas de ménagemens à attendre. Les sermonnaires accablent impitoyablement le « mauvais prêtre, qui donne quatre fois le baiser de Judas en célébrant la messe : à l’autel, à la patène, au livre d’Évangile et à son assistant (minister). » — «Plongé dans les choses de la matière, dit Geoffroy de Troyes, il s’inquiète peu de celles de l’intelligence ; il diffère du peuple par l’habit, non par l’esprit, — par l’apparence, non par la réalité. » Aux moines, qui ont fait vœu de pauvreté, on reproche amèrement leur richesse. « Des palais pour hôpitaux, des fortifications pour murs, des tours pour réfectoires, des châteaux pour églises, des villas pour granges, est-ce que tout cela ne prête pas a rire aux laïques ? Ne pouvait-on à moins de frais souper dans le réfectoire, loger le pauvre dans le dortoir ? »

Les chanoines surtout sont fustigés d’importance. « Aux offices où l’on fait une distribution de deniers, ils accourent ; mais tout le temps que durent les autres ils restent chez eux à jouer aux dés. » lis n’assistent aux services funèbres que lorsque la lugubre cérémonie doit être suivie d’un de ces repas, de ces remembrances où ils peuvent satisfaire leur goinfrerie. Ils ne se soumettent même pas aux avertissemens de leurs supérieurs ; si l’évêque les veut admonester, ils prétendent ne dépendre que du doyen du chapitre ; si le doyen s’avise alors de les morigéner, ils répondent insolemment qu’ils ne relèvent que du chapitre même. Aussi de quelles convoitises les canonicats ne sont-ils pas l’objet ! « Il en est qui tombent en délire quand il y a une vacance, comme les chiens lunatiques lorsque le cours de la lune décroît. » Heureux encore lorsqu’ils se contentent d’une seule prébende ; mais, hélas ! il n’est pas rare de voir ces ambitieux en accaparer sans vergogne deux, trois, quelquefois plus encore. « Ont-ils donc plusieurs ventres pour consommer plusieurs bénéfices ? » demande avec indignation Jacques de Vitry. Et Thomas de Cartempré, comme Albert le Grand, comme Guiard de Laon, les voue formellement à la damnation éternelle. Cela ne les émeut guère. Ils ne s’en précipitent pas moins à la curée, et y mènent avec eux toute la séquelle de leurs proches, car eux aussi joignent le népotisme à la simonie. « Quand ils viennent aux chapitres, dit énergiquement Guillaume d’Auvergne, on les prendrait pour des poules couveuses, car tous leurs neveux courent derrière eux comme des poussins, piaulant, grouillant, et obéissant à leurs moindres volontés. »

Tout cela n’est rien encore auprès du concubinage des prêtres. Voilà pour le clerc le plus affreux des vices, et contre lui l’église n’a pas assez d’anathèmes. Malheur, trois fois malheur au prêtre qui est atteint de cette lèpre ! Il sera damné sans rémission dans la vie future, et déjà dans la vie d’ici-bas son châtiment commence. Il est pauvre, il est misérable. On le reconnaît à l’état délabré de ses vêtemens, à ses manches percées au coude ; il se voit, lui et sa complice, l’objet de la réprobation universelle ; personne ne veut donner à l’église le baiser de paix à la prêtresse ; on lui chante au visage ce refrain populaire :

Je vos conjur, sorriz et raz,
Que vous n’aiés part en ces tas
Ne plus que n’a part en la messe
Cil qui prent pais à la prestresse.

Lui-même, malgré son caractère sacré, est en butte aux mépris et aux insultes de ses paroissiens. Les trouvères et les troubadours ont-ils jamais été contre le clergé plus virulens et plus implacables ?


IV.

Nous devrions nous arrêter, si nous étions plus soucieux de laisser au lecteur une impression favorable que d’éclairer toutes les faces du sujet ; mais il faut être impartial avant tout. Disons donc quelques mots du mérite littéraire de nos prédicateurs. Nous l’avouons librement, il est rare de rencontrer chez eux de ces beautés parfaites qui sont la marque des grands orateurs et des grands écrivains. Ils sont tous incomplets, inégaux : ils sont enfans par certains côtés, presque vieillards par d’autres. Nous ne les donnons pas, en un mot, pour des modèles accomplis, mais nous repoussons les jugemens préconçus dont on les a frappés tous indistinctement. Depuis le temps du grand roi, les historiens littéraires ont été unanimes pour accabler de leurs dédains les sermonnaires du moyen âge. Au XVIIe siècle, c’est Ellies Dupin qui, du haut de sa chaire de Sorbonne, les condamne en bloc, sans autre forme de procès. Au XVIIIe c’est Joly, dans son Histoire de la Prédication, qui renouvelle et aggrave la condamnation. S’il mentionne en passant saint Bernard, « cet astre apparu au milieu de noires ténèbres, » ou saint Thomas d’Aquin, « ce docteur qui eût été un grand génie, s’il fût né dans un autre siècle, » ou Innocent III, ou saint Antoine de Padoue, ou saint Bonaventure, ce n’est pas sans s’excuser aussitôt de la liberté grande et sans se récrier contre « le mauvais goût, contre les allégories, contre la sécheresse de ces barbares. » Le plus curieux de l’affaire, c’est que ce Joly est lui-même de l’ordre de Saint-François, et n’écrit son livre que pour « venger l’honneur de la chaire. » Au XIXe siècle enfin, Daunou, dans sa docte importance, qualifie majestueusement les discours d’Albert le Grand, de saint Thomas, de Jacques de Voragine, de « monumens d’une scolastique barbare et d’une crédulité grossière, aussi inconciliables l’une que l’autre avec la véritable éloquence. »

Sans plaider au fond, comme l’on dit au palais, on peut dès l’abord opposer à ces réquisitoires une fin de non-recevoir. En deux mots, nous n’avons pas les pièces du procès ; ce sont les plus importantes qui nous manquent. Si nous devions trouver quelque part la grande éloquence, chaude, entraînante, colorée, ou l’éloquence plus simple, plus familière, mais non moins inspirée, non moins pleine d’onction, ce serait dans les appels à la croisade, dans les prédications au peuple, dans ce qui sortait des données habituelles, des conditions ordinaires des sermons et de l’instruction religieuse. Eh bien! voilà justement ce que nous ne possédons pas. Des harangues du grand abbé de Clairvaux et des autres hérauts des croisades, aucune n’a traversé les siècles. De la parole de Robert d’Arbrisselles, de Foulques de Neuilly, de Jean de Nivelle, aucun écho n’a retenti jusqu’à nous. Ce n’est pas tout : des textes mêmes qui nous sont parvenus, de « cet innombrable amas de sermons latins et français dont les bibliothèques anciennes sont encombrées, » combien peuvent être considérés comme des reflets fidèles du discours original? Si l’auteur y a mis la main, ce n’est jamais qu’un brouillon incomplet et informe; c’est le premier jet de la pensée fixé sur le parchemin dans son incorrection et ses inégalités; ce n’est en un mot que l’ébauche du sermon auquel la parole doit donner l’ampleur, la forme, la proportion. Encore la plupart du temps nos textes ne sont-ils que des reportationes, des reproductions rédigées de mémoire ou des notes prises à la hâte par un auditeur; c’est un étranger qui a écrit de souvenir ou qui a griffonné pendant le sermon. Cet étranger, c’est en général un clerc qui vient là chercher des matériaux pour ses propres sermons. Les passages qui lui paraissent bons à prendre, il les reproduit tout au long. Les autres, il les résume en quelques lignes. Quelquefois un seul mot représente tout un développement. Voilà sur quels documens l’on va taxer nos pauvres sermonnaires de sécheresse, de pauvreté, d’ignorance de la composition et du style! En bonne conscience, est-ce donc leur œuvre que nous jugeons?

D’ailleurs, dans ces œuvres touffues que le préjugé condamne en masse sans les connaître, quelque mutilées, quelque travesties qu’elles nous apparaissent, tout ne doit pas être également voué au mépris. Les fragmens que nous avons cités ont dû faire voir chez les Jacques de Vitry, les Élinand, les Etienne de Bourbon, un souffle viril, une énergie incontestable, une véritable verve d’observateurs et de moralistes. Parcourez les prédications de ce même Jacques de Vitry, lisez les sermons de Maurice de Sully et d’Humbert de Romans, vous y trouverez à chaque pas des apologues ingénieux, des anecdotes spirituelles, des légendes touchantes et toujours finement contées, car c’est un usage qui s’établit alors de rendre l’enseignement plus sensible, plus vivant par des exemples et par des « histoires. » Tous les vieux fabliaux, tous les vieux apologues que la tradition avait reçus de l’antiquité sont narrés chez nos prédicateurs avec un charme et un naturel qui rappellent Ésope et Phèdre, et font pressentir La Fontaine.

Il y a donc eu alors pour la chaire une phase vraiment brillante. Elle commence vers le milieu du XIIe siècle avec Foulques de Neuilly, Jean de Nivelle et Maurice de Sully; elle jette son plus vif éclat au début du XIIIe lorsque saint Dominique et saint François d’Assise, entraînant sur leurs traces une foule de néophytes, impriment à la prédication populaire un essor incroyable, et font naître sous leurs pas une pléiade d’orateurs sacrés. Par malheur, cette période de prospérité est courte. Le XIIIe siècle commence à peine la seconde moitié de sa carrière que déjà la décadence oratoire se fait sentir, et chaque jour les symptômes précurseurs s’accusent et s’aggravent. On s’était dégagé de cette rhétorique pompeuse, de cette forme enflée et emphatique qui avait été au début du XIIe siècle recueil de l’éloquence; mais on dépasse le but, et l’on verse maintenant du côté de la trivialité. En même temps l’abus de la méthode et de la classification, l’engouement toujours croissant pour la dialectique et pour la philosophie d’Aristote, font naître de nouveaux dangers. La subtilité, l’affectation, envahissent la chaire. Tandis que dans les sermons aux fidèles la familiarité tourne au trivial, dans les sermons aux clercs la science se change en obscurité. Ce n’est pas tout encore : les procédés mécaniques, « le métier, » suivant l’expression de M. Victor Le Clerc, succèdent peu à peu à l’inspiration. La fin du XIIIe siècle voit éclore une foule de manuels, de répertoires, de collections de thèmes et d’exemples, de distinctions, — c’est le nom usité alors, — destinés à être la providence de l’orateur paresseux ou embarrassé. Dès lors l’habitude se répand de puiser sans plus de souci dans ces magasins de chefs-d’œuvre tout faits. Préparer un sujet, composer un discours, ce n’est plus la peine; on se contente de coudre ensemble des fragmens pillés chez d’autres prédicateurs, ou bien l’on apprend tout simplement par cœur un recueil entier de ces sermons, et l’on se trouve prêt à tout événement. En toute circonstance, on a son discours sur la langue, il n’y a qu’à ouvrir la bouche, si bien que l’on dit couramment d’un prédicateur : Il prêche abjiciamus, il prêche suspendium, selon que la série qu’il débite à tout propos commence par suspendium ou par abjiciamus. L’éloquence de la chaire est rabaissée pour longtemps à une pure et simple routine.

Cette décadence de l’art oratoire n’est pas d’ailleurs, au XIIIe siècle, un phénomène isolé. La chaire subit une loi commune et suit la marche du siècle tout entier. Il est assez de mode, lorsqu’on consent à faire l’éloge du moyen âge, de le réduire exclusivement au XIIIe siècle. Le XIIIe siècle, voilà la lumière; les autres, ténèbres et barbarie! Pourtant à quelle époque la sève de l’humanité se fait-elle jour dans toute sa jeunesse et dans toute sa plénitude? Est-ce au XIIe ou au XIIIe siècle? Est-ce au XIIe ou au XIIIe siècle que ressuscite l’étude de l’antiquité, que naît l’architecture gothique, que se relève la philosophie, que se créent nos grandes chansons de geste, que se forme l’épopée nationale, que se fonde la langue, que chantent les Arnaud de Marveil et les Bertrand de Born? Est-ce au XIIe ou au XIIIe siècle au contraire que la philosophie dégénère en subtilités et en niaiseries, que la langue perd sa pureté et son unité, que la veine épique se corrompt et se tarit, que les troubadours au midi, les trouvères au nord, cessent de faire entendre leurs accens? En réalité, c’est au XIIe siècle que le moyen âge sort alerte et vigoureux de ses langes; c’est à la fin du XIIIe siècle que son élan s’arrête, que sa force s’étiole, que sa jeunesse se paralyse, que ses destinées tournent court. Si l’on veut absolument appeler XIIIe siècle l’apogée du moyen âge, il faut de ce XIIIe siècle de convention retrancher presque toute une moitié du XIIIe siècle véritable, et y comprendre hardiment le XIIe presque tout entier.

En résumé, la chaire française a été pendant le moyen âge, au milieu d’une société agitée, turbulente, prompte à la violence et à l’usurpation, une des plus grandes forces de conservation sociale. En maintenant énergiquement, selon l’expression même de M. Lecoy de La Marche, les grands principes de la charité universelle et de l’égalité chrétienne, en prêchant à tout venant avec persévérance le respect du droit et l’amour de la justice, en combattant contre tous et partout les excès et les abus, elle sut adoucir les haines, rapprocher les distances sociales, amortir les iniquités. En se faisant l’écho de toutes les souffrances, l’organe de toutes les faiblesses, elle fut le plus puissant obstacle à la tyrannie et à l’oppression. On a quelquefois prétendu voir chez les troubadours, chez les faiseurs de sirventes et de satires, les représentans de ce que sont aujourd’hui la presse et l’opinion publique. Ce n’est pas aux troubadours, c’est aux prédicateurs qu’il faut faire honneur de ce rôle généreux. Les troubadours, dans leurs plus amères satires, dans leurs plus virulentes diatribes, ne faisaient guère que satisfaire leurs ressentimens personnels, ou servir les haines du seigneur qui les entretenait. Les sermonnaires parlent toujours au nom des grands principes de la morale et de la religion; c’est en vue du bien seul qu’ils châtient le mal partout où ils le trouvent, c’est dans le seul intérêt de la charité et de la vérité qu’ils prononcent des paroles de blâme et de colère. S’il est vrai que l’opinion publique ne soit autre chose que la voix impersonnelle du droit et de la justice, la chaire chrétienne a seule au moyen âge pleinement et noblement rempli le rôle de l’opinion publique.


EUGENE AUBRY-VITET.

  1. Les sermons sacrés étaient les sermons débités au prône et relatifs à l’évangile ou à la fête du jour. Les collations étaient les sermons prononcés soit aux vêpres, soit aux autres offices de la fin de la journée. On les appelait aussi sermones post prandium, par opposition aux sermones in mane ou sermons proprement dits, prêches le matin pendant la messe.