Aller au contenu

Les Signes parmi nous/06

La bibliothèque libre.
Éditions des Cahiers vaudois (p. 41-48).
◄  Chapitre 5
Chapitre 7  ►

6

— J’ai tout fait, j’ai tout essayé… C’est encore les linges chauds qui lui font le plus de bien…

Et elle courut de nouveau à un feu de copeaux brûlant dans une ramassoire ; fit tourner des deux mains la chemise au-dessus, jusqu’à ce qu’elle se fût gonflée comme un ballon ; la rassembla alors vivement dans son tablier ; puis se précipita dans la chambre à côté, la femme à qui elle parlait l’ayant suivie.

Il crie tout le jour, il crie toute la nuit ; il vomit même l’eau sucrée ; il a une figure comme un citron pas mûr ; il ramène seulement ses petits genoux à son ventre ; il n’en a déjà plus la force, il n’aura bientôt plus la force de crier.

Caille s’arrêta ; hélas ! ici encore (pense-t-il) que puis-je faire ? nous n’apportons pas la consolation.

Mais les Signes deviennent de plus en plus nombreux, et évidents. Non seulement les coupables frappés : les innocents. Non seulement ceux qui savent ce qu’ils font : ceux qui ne savent pas ce qu’ils font, ceux qui n’ont pas encore conscience, ceux d’avant le temps de penser, d’avant le temps de vouloir ; punis, comme il est écrit, pour des fautes qu’ils n’ont pas commises, et jusqu’à la troisième et quatrième génération.

Les petits comme les grands frappés et punis (partout les Signes,) les tout petits.

Il s’était retrouvé dans la rue, il continuait sa tournée ; il voit les Signes grandir en nombre ; il voit que le ciel a blanchi encore ; l’ombre est un ourlet jaune sale le long des maisons du côté du sud, et, dans le côté du soleil, la toile du pavé luit de façon déjà difficilement soutenable.

Et, celui qui était plus loin, si Caille ne put pas le voir, c’est seulement que le jardin se trouvait derrière la maison.

Dans le jardin, une tonnelle ; dans cette tonnelle, le légionnaire ; Caille passa devant la boulangerie sans le voir : l’homme n’en était pas moins là, c’est le fils du boulanger.

À cause que le jardin se trouvait derrière la maison, et Caille passa devant la maison ; il regarde dans la boutique, il n’y avait personne dans la boutique.

Il essaya d’entrer, la clef était tournée dans la serrure : on tient compagnie à ce fils qu’on a, parce qu’on l’avait cru perdu.

Voilà déjà longtemps qu’il ne s’entendait plus avec moi, dit le père ; j’ai le regret d’avouer que j’ai été peut-être un peu plus violent qu’il n’aurait fallu ; la mère : « Il y a deux ans que c’est arrivé. »

Et le lendemain il n’était plus là, et il faut laisser passer encore trois ou quatre mois, et puis cette carte un beau jour…

Chers parents.

Mais ensuite des choses bien dures, et en contradiction à ce commencement :

Vous regretterez un jour votre conduite envers moi, je me suis engagé dans la Légion étrangère, je pars pour le front.

Votre fils qui va mourir,

Henri.

Il n’est pourtant pas mort ; même il est revenu.

Il est là de nouveau, c’est comme s’il avait toujours été là ; sa mère est assise à côté de lui, ils sont ensemble comme avant dans la tonnelle ; mais alors qu’est-ce qu’il y a ? il est là, et il n’est pas là.

Elle le regarde : c’est lui, si on veut, et ce n’est pas lui.

Elle voudrait aller l’embrasser pour voir ; il y a ce Signe, cette nouveauté qu’elle voudrait bien et qu’elle n’ose pas. Et pour lui aussi, qui regarde, les choses qui sont là, c’est comme si elles n’étaient pas là.

Il regarde sa mère : est-ce que c’est sa mère ?

Il écoute les abeilles, mais, le bruit qu’il entend, est-ce bien le bruit qu’elles font ? ou n’est-ce pas plutôt le bruit que continuent à faire dans sa tête ces autres qu’on ne voit pas (elles vont bien trop vite,) et font : zouu… zouu… zii… zii…

— Ah, ce qu’il y en a !

Il rit.

Et peut-être bien est-ce un Signe aussi, ce geste qu’on s’explique mal, ce geste qu’il a maintenant, traçant avec le doigt une ligne dans l’air à côté de sa tête, et puis :

— Gare au képi !

Il rit.

Sa mère le regarde : est-ce bien encore mon Henri ?

Il y a quelque chose de déplacé ; ce gros garçon à figure trop rouge, déjà voûté, une canne à poignée recourbée entre les jambes comme un berger : ce n’est plus mon fils, qui me l’a changé ?

Et elle cherche dans ses souvenirs pour comparer, mais lui, est-ce qu’il en a seulement, des souvenirs ? est-ce qu’il peut encore s’offrir le luxe d’en avoir ?

Le père, qui a été voir ses abeilles, revient ; c’est un gros homme et pas du tout un méchant homme, au fond ; tout de suite, pour bien faire voir qu’il ne garde pas rancune à son garçon, il entame la conversation :

— Eh bien ! il paraît qu’à présent vous êtes fameusement montés en fait d’artillerie…

Mais l’autre, de nouveau, qui rit :

— Oh ! à présent, tu sais, tout sert…

Qui rit encore :

— … Les tonneaux à pétrole, les bidons à soupe, les comment appelle-t-on ça ? ces machins avec quoi on sulfate la vigne, les… les pulvérisateurs Vermorel…

Qui rit :

— Les pioches, les pelles, les couteaux…

On n’osait déjà plus regarder sa figure, on ne va plus oser regarder ses mains.

La seule place qu’on regarde encore avec plaisir, c’est son épaule, à cause de la fourragère.

Le père en est fier, il vous dit :

— Couleur…

Et puis un temps d’arrêt pour que ça fasse plus d’effet :

— Couleur de la Légion d’Honneur !