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Les Singularitez de la France antarctique/07

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 29-33).


CHAPITRE VII.

De l’isle de Fer.


Isle de Fer pourquoy ainsi appellée. Entre ces isles i’ay bien voulu particulierement descrire l’isle de Fer[1], prochaine à la Teneriffe, ainsi appellée, parceque dedans se trouuent mines de fer : comme celle de Palme pour l’abondance des palmes, et ainsi des autres. Fertilité de l’Isle de Fer. Et encores qu’elle soit la plus petite en toute dimension (car son circuit n’est que de six lieues) si est elle toutesfois fertile, en ce qu’elle contient, tant en cannes portàs sucres, qu’en bestial, fruits, et beaux iardins par sus tous les autres. Elle est habitée des Espagnols ainsi que les autres isles. Quant au blé il n’y en a pas suffisance pour nourrir les habitans : parquoy la plus grande part, comme les esclaues, sont contraincts de se nourrir de laict, et fourmages de cheures, dont y en a quantité : parquoy ils se montrent frais, dispos, et merueilleusement bien nourris : par ce que tel nourrissement par coustume est familier à leur naturel, ensemble que la bône temperature de l’air les fauorise. Laict et fourmage graueleux. Quelque demy philosophe ou demy medecin (honneur gardé à qui le mérite) pourra demander en cest endroit, si usans de telles choses ne sont graueleux, attendu que le laict et formage sont matiere de grauelle, ainsi que l’on voit aduenir à plusieurs en nostre Europe : ie repondray que le fourmage de soy peut estre bô et mauuais, graueleux, et non graueleux selô la quàtité que lon en prend et la diposition de la personne. Vray est qu’à nous autres, qui à une mesme heure non contens d’une espece de viâde, en prenons bien souuent de vingt cinq ou trente, ainsi qu’il vient, et boire de mesme, et tant qu’il en peut tenir entre le bast et les sangles, seulement pour honorer chacune d’icelles, et en bonne quantité et souuent : si le fourmage se trouue d’abondant, nature desia greuée de la multitude, en pourra mal faire son proffit, ioint que de soy il est assez difficile à cuire et à digerer : mais quàd l’estomach est dispos, non debilité d’excessiue crapule, non seulement il pourra digerer le fourmage, fust-il de Milan, ou de Bethune, mais encores chose plus dure à un besoing. Retournons à nostre propos : ce n’est à un Cosmographe de disputer si auant de la medicine. Diuers nourrissements de diuers peuples. Nous voyons les sauuages aux Indes viure sept ou huict moys à la guerre, de farine faicte de certaines racines seiches et dures, ausquelles on iugeroit n’y auoir nourrissement ou aucune substance. Les habitans de Crete et Cypre ne viuent presque d’autre chose que de laictages, qui sont meilleurs que de noz Canaries, pour ce qu’ils sont de vaches, et les autres de cheures. le ne me veux arrester au laict de vache, qui est plus gros et plus gras que d’autres animaux, et de cheure est mediocre. Le laict tresbon nourrissement. Dauantage que le laict est un tresbon nourrissemêt, qui promptement est conuerti en sang pour ce que ce n’est que sang blanchi en la mamelle. Pline[2] au liure II, chap. 42, recite que Zoroastes a vescu ving ans au desert seulement de fourmages. Les Pamphiliens en guerre n’auoyêt presque autres viures, que fourmages d’asnesses et de chameaux. Ce que i’ay veu faire semblablemêt aux Arabes[3] : et nô seulemêt boyuêt laict au lieu d’eau passans les deserts d’Egypte, mais aussi en donnent à leurs cheuaux. Et pour rien ne laisser qui plus appartienne à ce present discours, les anciens Espagnols la plus part de l’année ne viuoyent que de glans : comme recite Strabon[4] et Possidoine, desquels ils faisoient leur pain, et leur bruuage de certaines racines : et nô seulemêt les Espagnols, mais plusieurs autres, comme dit Virgile en ses Georgiques : mais le temps nous a apporté quelque façon de viure plus douce et plus humaine. Plus en toutes ces isles les homes sont beaucoup plus robustes et rompus au trauail, que les Espagnols en Espagne, n’ayans aussi lettres ne est autres estudes, sinô toute rusticité. Isle de Fer soubs la ligne diametrale. Ie diray pour la fin que les scauâts et bien apris au faict de marine, tant Portugais que autres espagnols, disent que ceste isle est droitement soubs le diametre, ainsi qu’ils ont noté en leurs cartes marines, limitans tout ce qui est du Nort au Su : comme la ligne equinoctiale de Aoest et Est, c’est assçauoir en longitude du Leuant au Ponent : comme le diametre est latitude du Nort au Su : Valeur du degré. lesqueles lignes sont egales en grandeur, car chacune contient trois cens soixante degrez, et chacun degré, comme parauant nous auôs dit dixsept lieues et demye. Et tout ainsi que la ligne equinoctiale diuise la Sphere en deux, et les vingt quatre climats douze en Orient, et autant en Occident : aussi ceste diametrale passant par notre isle, comme Pequinoctiale par les isles Sainct Omer, couppe les paralleles, et toute la sphere, par moytié de Septêtrion au midy. Au sur-plus ie n’ay veu en ceste isle chose digne d’escrire, sinon qu’il y a grande quantité de scorpions, et plus dangereux que ceux que i’ay veuz en Turquie, comme i’ai congneu par experience : aussi les Turcs les amassent diligemmêt pour en faire huille propre à la medecine, ainsi comme les medecins en sçauent fort bien user.

  1. Les anciens Guanches appelaient cette île Hera, mot qui pourrait bien venir de Hero, fente, fissure de rocher, et non de l’espagnol Hierro, qui veut dire fer, car les anciens Canariens n’auraient pu tirer le nom de leur pays d’un mot espagnol, et d’ailleurs il n’y a pas de fer dans leur île. Voir Bory De Saint-Vincent. Essai sur les îles Fortunées. P. 219.
  2. L’indication de Thevet est fausse. Voici le passage du § 97. Liv. xi, de l’Histoire naturelle de Pline : « Tradunt Zoroastrem in desertis caseo vixisse annis viginti, ita temperato, ut vetustatem non sentiret. »
  3. Ne pas oublier que Thevet avait voyagé en Orient de 1537 à 1554.
  4. Voir Strabon. Liv. ii.