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Les Singularitez de la France antarctique/20

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 98-102).


CHAPITRE XX.

De la multitude et diuersité des poissons estant soubs la ligne Equinoctiale.


Avant que sortir de nostre ligne, i'ay bien voulu faire mention particuliere du poisson, qui se trouue enuirô sept ou huict degrez deça et delà, de couleurs si diuerses et en telle multitude, qu'il n'est possible de les nombrer, ou amasser ensemble, comme un grand monceau de blé en un grenler. Et faut entêdre qu'entre ces poissons plusieurs ont suyui noz nauires plus de trois cens lieues : principalement les dorades, dont nous parlerons assez amplement cy apres. Les marsouins apres auoir veu de loing noz nauires, nagent impetueusement à l'encôtre de nous, qui donne certain presage aux mariniers de la part que doit venir le vent : car ces animaux, disent-ils, nagent à l'opposite, et en grande trouppe, comme de quatre à cinq cens. Marsouin, pourquoy ainsi appellé. Ce poisson est appellé Marsouin, de Maris sus[1] en Latin, qui vaut autant à dire, que porceau de mer, pour ce qu’il retire aucunement aux porcs terrestres : car il a semblable grouissement, et a le groin comme le bec d’une canne, et sus la teste certain conduit, par lequel il respire ainsi que la balene.

Les mattelots en prennent grand nombre auec certains engins de fer aguts par le bout, et cramponnez, et n’en mangent gueres la chair, ayans autre poisson meilleur : mais le foye en est fort bon et delicat, ressemblant au foye du porc terrestre. Quand il est pris ou approchant de la mort, il iette grands soupirs, ainsi que voyons faire noz porcs, quand on les seigne. La femelle n’en porte que deux à chacune fois. C’estoit dôc chose fort admirable du grand nombre de ces poissons, et du bruit tumultueux, qu’ils fesoyent en la mer, sans comparaison plus grand que nul torrent tombant d’une haute môtagne. Ce que aucuns estimeront par auenture fort estrange, et incroyable, mais ie l’asseure ainsi pour l’auoir veu. Bônites. Il s’en trouue, comme ie disois, de toutes couleurs, de rouge, comme ceux qu’ils appellent Bonnites : les autres azurez et dorez, plus reluisans que fin azur, côme sont Dorades : autres verdoyans, noirs, gris, et autres. Toutefois ie ne veux dire, que hors de la mer ils retiennent tousiours ces couleurs ainsi naïues. Fonteine qui représente le poisson de couleur d’or. Pline recite qu’en Espagne a une fontaine, dont le poisson porte couleur d’or, et dehors il a semblable couleur que l’autre. Ce que peut prouenir de la couleur de l’eau estant entre nostre œil et le poisson : tout ainsi qu’une vitre de couleur verte nous represente les choses de semblable couleur. Venons à la Dorade. Plusieurs tant anciens que modernes, ont écrit de la nature des poissons, mais assez legerement, pour ne les auoir veuz, ains en auoir ouy parler seulement, et specialement de la Dorade. Aristote et Pline de la Dorade. Aristote escrit qu’elle a quatre nageoïres, deux dessus et deux dessoubs, et qu’elle fait ses petits en Esté, et qu’elle demeure cachée longue espace de temps : mais il ne le termine point. Pline[2] à mon aduis a imité ce propos d’Aristote, parlant de ce poisson, disant, qu’elle se cache en la mer pour quelque temps, mais passant outre a defini ce temps estre sur les excessiues chaleurs, pour ce qu’elle ne pouuoit endurer chaleur si grande. Et voluntiers l’eusse representé par figure, si i’eusses eu le temps et l’opportunité remettant à autre fois. Il s’en trouue de grandes, comme grands saulmons, les autres plus petites. Description de la Dorade. Depuis la teste iusques à la queue elle porte une creste, et toute ceste partie colorée côme de fin azur, tellement qu’il est impossible d’excogiter couleur plus belle, ne plus dere. La partie inferieure est d’une couleur semblable à fin or de ducat : et voyla pourquoy elle a esté nômée Dorade, et par Aristote appellée en sa langue xpwofpuî, que les interpretes ont tourné Aurata. Elle vit de proye, comme tresbien le descrit Aristote, et est merueilleusement friande de ce poisson volant, qu’elle poursuit dedans l’eau, comme le chien poursuit le lieure à la campagne : se iettant haut en l'air pour le prendre : et si l'une le faut, l'autre le recouure.

Ce poisson suyuit nos nauires, sans iamais les abandonner, l'espace de plus de six sepmaines nuit et iour, voire iusques à tant qu'elle trouua la mer à dégoust. Dorade, poisson en grande recommandation du têps des Anciens. Ie sçay que ce poisson a esté fort celebré et recommendable le temps passé entre les nobles, pour auoir la chair fort delicate et plaisant à manger : comme nous lisons que Sergius[3] trouua moyen d'en faire porter une iusques à Rome, qui fut seruie en un banquet de l'Empereur, où elle fut merueilleusement estimée. Et de ce temps commença la Dorade à estre tant estimée entre les Romains, qu'il ne se faisoit banquet sumptueux où il n'en fust seruy par une singularité.

Et pour ce qu'il n'estoit aisé d'en recouurer en esté, Sergius senateur s'aduisa d'en faire peupler des viuiers à fin que ce poisson ne leur defaillist en saison quelconque : lequel pour ceste curiosité auroit esté nommé Aurata, ainsi que A. Licin Murena, pour auoir trop songneusemêt nourri ce poisson que nous appellons Murena. Entre les Dorades ont esté plus estimées celles qui apportées de Tarente estoient engressées au lac Lucrin, comme mesme nous tesmoigne Martial[4], au troisiesme liure de ses Epigràmes. Ce poisson est beaucoup plus sauoureux en hiuer qu'en esté : car toutes choses ont leur saison. Corneille Celse ordonne ce poisson aux malades, specialement febricitans, pour estre fort salubre, d’une chair courte, friable et non limoneuse. Il s’en trouue beaucoup plus en la mer Oceane qu’en celle du Leuât. Aussi tout endroit de mer ne porte tous poissons, Helops poisson tres singulier ne se trouue qu’en Pamphilie, Ilus et Scaurus en la mer Atlantique seulement, et ainsi de plusieurs autres. Alexandre le Grand estant en Égypte acheta deux Dorades deux marcs d’or, pour éprouuer si elles estoyent si friandes, comme les descriuoyêt quelques uns de son temps. Lors luy en fut apporté deux en vie de la mer Oceane (car ailleurs peu se trouuent) à Memphis, là ou il estoit : ainsi qu’un medecin iuif me monstra par histoire, estant à Damasce en Syrie. Voyla, lecteur ce que i’ay peu apprendre de la Dorade remettant à ta volonté de veoir ce qu’en ont escrit plusieurs gens doctes, et entre autres Monsieur Guillaume Pellicier[5], euesque de Montpellier, lequel a traicté de la nature des poissons autant fidelement et directement qu’homme de nostre temps.

  1. D'après Littré, la véritable étymologie du mot serait le gothique merisum, qui, d'ailleurs, a la même signification que maris sus.
  2. Pline. H. N. ix. 25. Quidam sestus impatientia, mediis fervoribus, sexagenis diebus latent, ut glaucus, aselli, auratæ. Aristote. De animalibus. 1. 5. — iv. 10. — vi. 17. — viii. 2. 13. 15.
  3. Pline. H. N. ix. 79.
  4. Martial. xiii. 90 : « Non omnis laudem pretiumque aurata meretur : — Sed cui solus erit concha Lucrina cibus. »
  5. Pellicier (Guillaume), prélat et diplomate français, né à Mauguio, mort à Montferrand, près Montpellier, 1490-1568. Evêque de Maguelone, il obtint en 1536 le transfert de son siège épiscopal à Montpellier. Ambassadeur à Venise, il y fit une ample moisson de manuscrits. C’était un habile jurisconsulte et un naturaliste éminent. Il aida son ami Rondelet dans la composition du traité De Piscibus. Il avait composé des Commentaires de Pline, dont le manuscrit n’a pas été retrouvé.