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Les Singularitez de la France antarctique/32

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 155-160).


CHAPITRE XXXII.

D'un arbre nommé Genipat en langue des Amériques, duquel ils font teinture.


Genipat, arbre et fruit. Genipat, est un arbre dont les Sauuages de l'Amérique font grande estime, pour le fruit qu'il porte, nommé du nom de l'arbre : non pas qu'il soit bon à manger, mais utile à quelque autre chose ou ils l'appliquent. Il ressemble de grandeur et de couleur à la pesche de ce païs : du ius duquel ils font certaine teinture, dont ils teignêt aucunesfois tout leur corps. Maniere de faire teinture de cest arbre Genipat. La maniere de ceste teinture est telle. Les pauures bestiaux n’ayâs autre moyen de tirer le suc de ce fruit, sont contraints le macher, comme s’ils le vouloyent aualler, puis le remettent et epreignent entre leurs mains, pour luy faire rendre son ius, ainsi que d’une esponge quelque liqueur, lequel suc ou ius est aussi cler qu’eau de roche. Puis quâd ils ont vouloir de faire quelque massacre, ou qu’ils se veulent visiter les uns les autres, et faire quelque autre solennité, ils se mouillent tout le corps[1] de ceste liqueur : et tant plus qu’elle se deseiche sur eux, et plus acquiert couleur viue. Ceste couleur est quasi indicible[2], entre noire et azurée, n’estant iamais en son vray naturel, iusques à ce qu’elle aye demeuré l’espace de deux iours sur le corps, et qu’elle soit aucunement seichée. Et s’en vont ainsi ces pauures gens autant contens, comme nous faisons de nostre veloux et satin, quand nous allons à la feste, ou autrement. Maniere des Sauuages à se colorer le corps. Les femmes se teignent de ceste couleur plus coustumierement que les hommes. Et noterez en cest endroit que si les hommes sont inuitez de dix ou douze lieues pour aller faire quelque cahouinage auecques leurs amis, auant que partir de leur village, ils peleront quelque arbre, dont le dedans sera rouge, iaune, ou de quelque autre couleur, et le haceront fort menu, Usub gôme. puis tireront de la gomme de quelque autre arbre, laquelle ils nomment usub, et s’en frotteront tout le corps combien qu’elle soit propre aux playes, ainsi que i’ay veu par experience : puis par dessus ceste gôme gluante espandront de ces couleurs susdites. Les autres au lieu de ce bois mettront forces petites plumes de toutes couleurs, de maniere que vous en verrez de rouges, comme fine escarlatte : les autres d’autres couleurs : et autour de leurs testes portent de grands pennaches beaux à merueilles. Voyla de leur Genipat. Cest arbre porte fueilles semblables à celles du noyer : et le fruit vient presque au bout des branches, l’une sur l’autre d’une façon estrange. Genipat, autre arbre. Il s’en trouue un autre aussi nommé Genipat, mais son fruit est beaucoup plus gros, et bon à manger. Petun herbe, et comme ils en usent. Autre singularité d’une herbe, qu’ils nomment en leur langue Petun, laquelle ils portent ordinairement auec eux, pour ce qu’ils l’estiment merueilleusement proffitable à plusieurs choses. Elle ressemble à notre buglosse.

Or ils cueillent sogneusement ceste herbe[3] et la font seicher à l’ombre dans leurs petites cabannes. La maniere d’en user est telle. Ils enueloppent, estant seiche, quelque quantité de ceste herbe en une fueille de palmier, qui est fort grande, et la rollent comme de la longueur d’une chandelle, puis mettent le feu par un bout, et en reçoiuent la fumée par le nez, et par la bouche. Elle est fort salubre, disent ils, pour faire distiller et consumer les humeurs superflues du cerueau. Dauantage prise en ceste façô fait passer la faim et la soif pour quelque temps. Parquoy ils en usent ordinairement, mesmes quand ils tiennent quelque propos entre eux, ils tirent ceste fumée, et puis parlent : ce qu’ils font coustumierement et successiuement l’un apres l’autre en guerre, ou elle se trouue trescômode. Les femmes n’en usent aucunement. Vray est, que si l’on prend trop de ceste fumée ou parfun, elle enteste et enyure, comme le fumet d’un fort vin. Les Chrestiens[4] estans auiour- d’huy par delà sont deuenus merueilleusement frians de ceste herbe et parfun : combien qu’au commencement l’usage n’est sans danger auant que l’on y soit accoustumé : car ceste fumée cause sueurs et foiblesses, iusques à tomber en quelque syncope : ce que i’ay experimenté en moymesme. Et n’est tant estrâge qu’il semble, car il se trouue assés d’autres fruits qui offensent le cerveau, combien qu’ils soyent delicats et bons à manger. Lynceste, fonteine, et sa proprieté. Pline[5] recite qu’en Lynceste a une fonteine, dont l’eau enyure les personnes : semblablement une autre en Paphlagonie. Quelques-uns penseront n’estre vray, mais entierement faux, ce qu’auons dit de ceste herbe, comme si nature ne pouuoit donner telle puissance à quelque chose sienne, bien encore plus grande, mesme aux animaux selon les contrées et regions, pourquoy auroit elle plus tost frustré ce païs d’un tel benefice temperé sans comparaison plus que plusieurs autres ? Et si quelqu’un ne se contentoit de nostre tesmoignage, lise Herodote, lequel en son second liure fait mentiô d’un peuple d’Afrique viuant d’herbes seulement. Appian recite que les Parthes bannis et chassez de leur païs par M. Antoine ont vescu de certaine herbe qui leur ostoit la memoire, toutesfois auoyenr opinion qu’elle leur donnoit bon nourrissement, combien que par quelque espace de temps ils mouroient. Parquoy ne doitl’histoire de nostre Petun estre trouuée estrange.

  1. Léry. § viii : « Au surplus, nos Brésiliens se bigarrent souuent le corps de diuerses peintures et couleurs mais surtout ils se noircissent ordinairement si bien les cuisses et les iambes, du ius d’un certain fruict qu’ils nomment genipat, que vous iugeriez à les voir un peu de loin en ceste façon, qu’ils sont chaussez de chausses de prestre. »
  2. H. Staden. P. 310 : Quand on met le junipapeywa sur le corps, il paraît clair comme de l’eau : mais, au bout de quelques instants, il devient noir comme de l’encre. Cette couleur dure pourtant neuf jours et quelque peine qu’on se donne pour la laver, il est impossible de l’enlever plus tôt. » Cf. Gandavo. Santa Cruz. P. 115.
  3. Sur le petun, c’est-à-dire sur le tabac, et son introduction en Europe consulter L. de Rosny (Revue américaine. n° XXIV) : Le Tabac et ses accessoires parmi les indigènes de l’Amérique, depuis les temps les plus reculés. Ce fut le 15 octobre 1492 que Colomb remarqua dans la pirogue d’un Indien « plusieurs feuilles sèches odoriférantes fort estimées dans son pays. » Le 5 novembre, deux hommes de son équipage remarquèrent que « beaucoup d’Indiens tenaient en mains un tison allumé. » Las Casas, § LXVI, ajoute quelques détails : Les Indiens ont toujours un tison dans les mains, et quelques herbes dont ils retirent la fumée odorante. Ces herbes enroulées dans une feuille également sèche, ils les allument d’un côté, et de l’autre aspirent et absorbent avec la respiration cette fumée. » Dès lors tous les navigateurs mentionnent cette herbe singulière, mais la première description scientifique a été donnée par Thevet lui-même, dans sa Cosmographie universelle. P. 926.
  4. Las Casas était déjà forcé d’avouer (Histoire des Indes occiden tales) que les Castillans, qui avaient contracté l’habitude du tabac, ne pouvaient plus s’en défaire : Espanoles cognosci yo en esta isla Espanola que los acostûmbraron â tomar que siendo reprendidos por ello disciendeseles que a quello era vicio, respondrais que no era en su mano dejarlos de tomar. »
  5. Pline. H. N. n. 106 : « Lyncestis aqua, quæ vocatur acidula, vini modo temulentos facit. Item in Paphlagonia. »