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Les Singularitez de la France antarctique/59

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 306-311).


CHAPITRE LIX.

Comme la terre de l’Amerique fut decouuerte, et le bois du Bresil trouué, auec plusieurs autres arbres non veuz qu’en ce païs.


Terre du Bresil decouuerte par les Portugais. Or nous tenons pour certain que Americ Vespuce est le premier[1] qui a decouuert ce grand païs de terre côtinente entre deux mers, non toutefois tout le païs, mais la meilleure partie. Depuis les Portugais, par plusieurs fois, nô côtens de certains païs, se sont efforcez tousiours de decouurir païs, selon qu’ils trouuoyent la commodité :. c’est à sçauoir quelque chose singuliere, et que les gens du païs leur faisoient recueil. Visitans doncques ainsi le païs, et cerchans comme les Troyens, au territoire Carthaginois, veirent diuerses façons de plumages, dont se faisoit traffique, specialement de rouges : se voulurent soudainement informer, et sçauoir le moyen de faire ceste teinture. Et leur monstrerent les gens du païs l’arbre de Bresil[2]. Oraboutan, arbre du Bresil. Cest arbre, nommé en leur langue, Oraboutan[3], est tres beau à voir, l’escorce par dehors est toute grise, le bois rouge par dedans, et principalement le cueur, lequel est plus excellêt, aussi s’en chargent ils le plus. Dont ces Portugais, des lors en apportèrent grande quantité : ce que Ion continue encores maintenant : et depuis que nous en auons eu congnoissance s’en fait grande traffique. Vray est que les Portugais n’endurent aysement[4] que les François nauigent par delà, ains en plusieurs lieux trafiquent en ces païs : pource qu’ils s’estiment, et s’attribuent la propriété des choses, comme premiers possesseurs, considéré qu’ils en ont fait la decouuerte, qui est chose veritable[5]. Retournons à nostre Bresil. Cest arbre porte fueilles semblables à celles du bouis, ainsi petites, mais epesses et frequentes. Il ne rend nulle gomme, côme quelques autres, aussi ne porte aucun fruit. Il a esté autrefois en meilleure estime, qu’il n’est à présent, specialement au païs de Leuant : lon estimoit au commencement que ce bois estoit celuy que la Royne de Saba porta à Salomon, que nomme l’histoire au premier liure des Roys, dit Dalmagin[6]. Voyage au Leuât d’Onesicrite capitaine d’Alexandre le Grand. Aussi ce grand capitaine Onesicrite au voyage qu’il fit en l’isle Taprobane, située en l’Ocean Indique au Leuant, apporta grande quantité de ce bois, et autres choses fort exquises : ce que prisa fort Alexandre son maistre. De nostre bresil, celuy qui est du costé de la riuiere de Ianaire, Morpion, et cap de Frie est meilleur que l’autre du costé des Canibales, et toute la coste de Marignan. Quand les Chrestiens, soyent Fràçois ou Espagnols, vont par delà pour charger du bresil, les Sauuages du païs le couppent et depecent eux mesmes, et aucunefois le portent de trois ou quatre lieues[7], iusques aux nauires : ie vous laisse à penser à quelle peine, et ce pour appetit de gaigner quelque pauure accoustrement de meschante doublure, ou quelque chemise. Bois iaune. Bois de couleur de pourpre. Il se trouue dauantage en ce païs un autre bois iaune[8], duquel ils font aucuns leurs espées : pareillement un bois de couleur de pourpre, duquel à mon iugement l’on pourrait faire de tres bel ouurage. Ie doubte fort si c’est point celuy duquel parle Plutarque, disant que Bataille en bois de pourpre. Caius Marcus Rutilius, premier dictateur de l’ordre populaire, entre les Romains, feit tirer en bois de pourpre une bataille, dont les personnages n’estoyent plus grands que trois doigts : et auoit esté apporté ce bois de la haute Afrique, tant ont esté les Romains curieux des choses rares et singulieres. Bois blâc. Dauantage se trouuent autres arbres, desquels le bois est blanc comme fin papier, et fort tendre : pour ce les Sauuages n’en tiennent conte. Il ne m’a esté possible d’en sçauoir autrement la propriété : Betula. sinon qu’il me vint en memoire d’un bois blâc, duquel parle Pline[9], lequel il nomme Betula, blanc et tendre, duquel estoient faites les verges, que lon portoit deuant les magistrats de Rome. Diuersité de terre. Et tout ainsi qu’il se trouue diuersité d’arbres et fruits differents de forme, couleurs, et autres proprietez, aussi se trouue diuersité de terre, l’une plus grasse, l’autre moins, aussi de terre forte, dont ils font vases à leur usage, comme nous ferions par deçà, pour manger et boire. Or voila de nostre Amerique, non pas tant que i’en puis auoir veu, mais ce que m’a semblé plus digne d’estre mis par escript, pour satisfaire au bon vouloir d’un chacun honneste lecteur, s’il luy plaist prendre la patience de lire, comme i’ay de le luy reduire par escrit, apres tous les trauaux et dangers de si difficile et lointain voyage. Ie m’asseure que plusieurs trouueront ce mien discours trop brief[10], les autres par auenture trop long : parquoy ie cerche mediocrité pour satisfaire à un chacun.

  1. On a déjà écrit et on écrira encore plusieurs volumes sur la question de la priorité de la découverte de l’Amérique. Vespuce exalté par les uns a été trop rabaissé par les autres. Le dernier travail publié sur cet intéressant sujet, celui qui résume tous les mémoires antérieurs, est celui de M. Schoetter. Congrès des Américanistes de Luxembourg (1877-78).
  2. On donnait depuis longtemps au bois de teinture le nom de Brésil. Dès le XIIe siècle, bressil, brasilly, bresilzi, braxilis étaient appliqués à un bois rouge propre à la teinture des laines et du coton (Muratori. Antiquités italiennes. T. ii. P. 894-899). Marco Polo parle également du berzy. En Espagne le bois de teinture ou brazil fut introduit de 1221 à 1243. En France nous le trouvons mentionné dans le Livre des métiers (P. 104 et 177), et aussi dans presque tous les tarifs de douane à partir de la fin du XIIIe siècle. Par le plus curieux des hasards, le nom de la production fut appliqué au pays producteur, et, comme on ne connaissait pas exactement la situation de ce pays, la terre du Brésil, au fur et à mesure des découvertes, voyagea comme avaient voyagé dans l’antiquité l’Hespérie, le mont Atlas ou les colonnes d’Hercule.
  3. Léry. (§ xiii) a donné une description de l’araboutan et des autres bois de teinture brésiliens. Thevet dans sa Cosmographie universelle (P. 950-954) est revenu sur ce sujet.
  4. Voir P. Gaffarel. Histoire du Brésil Français. P. 84-112. Les Portugais poursuivaient de leur haine tous ceux de nos compatriotes qui s’aventuraient sur les mers américaines. Comme l’écrivait avec éloquence le capitaine dieppois Jean Parmentier, « Bien que ce peuple soit le plus petit de tout le globe, il ne lui semble pas assez grand pour satisfaire sa cupidité. Il faut que les Portugais aient bu de la poussière du cœur du roi Alexandre pour montrer une ambition si démesurée. Ils croient tenir dans une seule main ce qu’ils ne pourraient embrasser avec toutes les deux, et il semble que Dieu ne fit que pour eux les mers et la terre, et que les autres nations ne sont pas dignes de naviguer. »
  5. Cette question est à tout le moins controversée. Avant Alvares Cabrai qui, poussé par la tempête, découvrit en 1500 le continent auquel il donna le nom de terre de Santa Cruz, plusieurs de nos compatriotes, sans parler du Dieppois Jean Cousin, paraissent avoir débarqué au Brésil. Ne lisons-nous pas dans la relation du capitaine Gonneville, qui voyageait au Brésil en 1503. « Or passez le tropique Capricorne, hauteur prinse, trouuerent estre plus esloignez de l’Affrique que du pays des Indes occidentales, où d’empuis aucunes années ença les Dieppois et les Malouins et autres Normands vont quérir du bois à teindre en rouge, cotons, guenons, et perroquets et autres denrées. »
  6. Ces bois précieux cités par la Bible (atse, hâal, mughim), le sandal, l’aloès et l’ébène, sont encore l’objet d’un commerce important sur la côte orientale d’Afrique.
  7. Thevet. Cosmographie universelle. P. 950. « Ils y prennent si grant peine que l’ayant porté iusques aux navires quelques voïages vous leur voyez leurs espaules toutes meurtries et dechirées de la pesanteur du boys. » Cf. LÉRy. § x1n. — F. Denis. Une Fête brésilienne à Rouen en 1550.
  8. Léry. § xiii.
  9. Pline. Hist. nat. x. 19.
  10. Le bon Thevet ne s’est pas toujours conformé à ce sage précepte ; et ce n’est pas précisément par la concision qu’il brille.