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Les Singularitez de la France antarctique/74

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Texte établi par Paul GaffarelMaisonneuve (p. 390-397).


CHAPITRE LXXIV.

De la Floride Peninsule.


Puis qu’en escriuant ce discours auons fait quelque mention de ceste terre appellée Floride[1], encores qu’à nostre retour n’en soyons si près approchez, considéré que nostre chemin ne s’adonnoit à d’escendre totalement si bas, toutefois que nous tirâmes pour prendre le vent d’Est : il semble n’estre impertinent d’en reciter quelque chose, ensemble de la terre de Canada qui luy est voisine, tirant au Septentrion, estans quelques montagnes seulement entre deux. Poursuyuans donc nostre chemin de la hauteur de la mesme Espagne, à dextre pour atteindre nostre Europe, non si tost, ne si droitement que nous le desirions, trouuames la mer assez favorable. Mer marescageuse. Mais, côme de cas fortuit, ie m’auisay de mettre la teste hors pour la contempler, ie la vei, tant qu’il fut possible etendre ma veue, toute couuerte d’herbes[2], et fleurs par certains endroits, les herbes presques semblables à noz geneures : qui me donna incontinent à penser que nous fussions pres de terre, consideré aussi qu’en autre endroit de la mer ie n’en auois autât veu, toutefois ie me côgnuz incontinent frustré de mon opinion, entendant qu’elles procedoient de la mer : et ainsi la vimes nous semée de ces herbes bien l’espace de quinze à vingt iournées. La mer en cest endroit ne porte gueres de poisson, car ces lieux semblent plus estre quelques marecages qu’autrement. Estoile à queue. Incontinent apres nous apparut autre signe et presage, d’une estoille à queue, de Leuant au Septentrion : lesquels presages ie remets aux astrologues, et à l’experience que chacun peut auoir congnue. Apres (ce qui est encore pis) fumes agitez l’espace de neuf iours d’un vent fort contraire, iusques à la hauteur de nostre Floride. Situation de la Floride. Ce lieu est une pointe de terre entrant en pleine mer bien cent lieues, vingt-cinq lieues en quarré, vingt-cinq degrez et demy deça la ligne, et cent lieues du cap de Baxa qui est pres de là. Lors ceste grande terre de la Floride[3] est fort dangereuse à ceux qui nauigent du costé de Catay, Canibalu, Panuco, et Themistitan : car à la voir de loin on estimerait que ce fut une isle située en pleine mer. D’auantage est ce lieu dangereux à cause des eaues courantes, grandes et impetueuses, vents et tempestes, qui là sont ordinaires. Quant à la terre ferme de la Floride, elle tient de la part du Leuât la prouince de Chicoma, et les isles nommées Bahama et Lucaïa. Du costé de Ponent elle tient la neuue Espagne, laquelle se diuise en la terre que l’on nomme Anahuac, de laquelle par cy deuant avons traité. Les provinces meilleures et plus fertiles de la Floride, c’est Paunac[4], laquelle se confine à la neuue Espagne. Les gês naturels de ce païs puissans et fort cruels, tous idolatres, lesquels quand ils ont necessité d’eau ou du soleil pour leur iardins et racines, dont ils uiuent tous les iours, se vont prosterner deuant leurs idoles, formées en figure d’hommes ou de bestes. Au reste ce peuple est plus cauteleux et rusé au fait de guerre que ceux du Peru. Quât ils vont en guerre, ils portent leur Roy dans une grande peau de beste, et ceux[5] qui le portent, estans quatre en nombre, sont tous vestus et garniz de riches plumages. Et s’il est question de côbatre contre leurs ennemis, ils mettrôt leur Roy au milieu d’eux, tout vestu de fines peaux, et iamais ne partira de là, que toute la bataille ne soit finie. S’ils se sentent les plus foibles, et que le Roy face semblant de s’enfuyr, ils ne faudront de le tuer : ce qu’obseruent encore auiourd’huy les Perses et autres nations barbares du Leuàt. Les armes de ce peuple sont arcs, garnis de flesches faites de bois qui porte venin, piques, lesquelles en lieu de fer sont garnies par le bout d’os de bestes sauuages, ou poissons, toutefois bien aguz. Les uns mâgent leurs ennemis, quand ils les ont pris, comme ceux de l’Amérique, desquels auons parlé. Et côbien que ce peuple soit idolâtre, comme desia nous auons dit, ils croient toutesfois l’ame estre immortelle : aussi qu’il y a un lieu député pour les meschans, qui est une terre fort froide : et que les dieux permettent les péchez des mauuais estre punis. Ils croyent[6] aussi qu’il y a un nôbre infini d’hommes au ciel, et autant soubs la terre, et mille autres follies, qui se pourroient mieux comparer aux transformations d’Ouide, qu’à quelque chose d’où l’on puisse tirer rien mieux, que moyen de rire. D’auantage se persuadêt ces choses estres veritables comme font les Turcs et Arabes, ce qui est escrit en leur Alcoran. Ce pais est peu fertile la part qui approche à la mer. Ce peuple y est fort agreste, plus que celuy du Peru, ne de l’Amérique, pour auoir peu esté frequêté d’autre peuple plus civil. Floride pourquoy ainsi nommée. Ceste terre ainsi en pointe fut nommée Floride[7] l’an mil cinq cens douze, par ceux qui la decouurirêt premièrement, pour ce qu’elle estoit toute verdoyante, et garnie de fleurs d’infinies espèces et couleurs. Toreau saunage. Entre ceste Floride et la riuiere de Palme se trouuent diuerses espèces de bestes monstrueuses[8] : entre lesquels on peut voir une espèce de grands taureaux, portons cornes longues seulement d’un pied, et sur le dos une tumeur ou eminence côme un chameau : le poil long par tout le corps, duquel la couleur s’approche fort du poil d’une mule fauue, et encores plus l’est celuy qui est dessoubs le mentô. Lon en amena une fois deux tous vifs en Espagne, de l’un desquels i’ay veu la peau et non autre chose, et n’y peuuent viure long temps. Cest animal ainsi que lon dit, est perpetuel ennemy du cheual, et ne le peut endurer près de luy. Cap de Baxe. De la Floride tirant au promontoire de Baxe[9], se trouue quelque petite riuiere, où les esclaues vont pescher huitres, qui portent perles. Huitres portans perles. Or depuis que sommes venus iusques là, que de toucher la collection des huitres, ne veux oublier par quel moyen les perles en sont tirées, tant aux Indes Orientales que Occidentales, il faut noter que chacun chef de famille ayant grand troupe d’esclaues, ne sçachant en quoy mieux les employer, les enuoyent à la marine, pour pescher (comme dit est) huitres, desquelles en portans pleines hottées, chez leurs maistres, les posent dans certains grands veisseaux, lesquels estâs à demy pleins d’eau, sont cause que les huitres, conservées là quelques iours, s’ouurent : et l’eau les nettoyât laissent ces pierres ou perles dans leurs veisseaux. La forme de les en tirer est telle : ils ostent premierement les huitres du veisseau, puis font couler l’eau par un trou, soubs lequel est mis un drap ou linge, à fin qu’auec l’eau les perles qui pourroient y estre ne s’ecoulent. Quant à la figure de ces huitres, elle est moult differente des nostres, tant en couleur, que escaille, ayans chascune d’elles, certains petits trous que lon pourroit iuger auoir esté faits artificiellement, là où sont comme liées ces petites perles par le dedans. Voila ce que i’ay bien voulu vous declarer en passant. D’icelles aussi s’en trouue au Peru, et quelques autres pierres en bon nombre : mais les plus fines se trouuent à la riuiere de Palme, et à celle de Panuco, qui sont distantes l’une de l’autre trente deux lieues : mais ils n’ont liberté d’en pescher, à cause des Sauuages qui ne sont encores tous reduits, adorans les creatures celestes, et attribuant la diuinité à la respiration, côme faisoiêt ceux qui passerent ensemble plusieurs peuples des Scithes et Medes. Costoyans donc à senestre la Floride pour le vent qui nous fut contraire, approchasmes fort pres de Canada, Pays de Baccalos. et d’une autre contrée que lon appelle Baccalos, à nostre grand regret toutefois et desauantage pour l’excessiue froidure, qui nous molesta l’espace de dix huit iours : combien que ceste terre de Baccalos[10] entre fort auant en pleine mer du costé de Septentrion en forme de pointe, bien deux cens lieues, en distance à la ligne de quarante huit degrez seulement. Pointe de Baccales. Baccales poisson. Ceste pointe a esté appellée des Baccales, pour une espèce de poisson, qui se trouue en la mer d’alentour, lequel ils nomment Baccales, entre laquelle et le cap del Gado y a diuerses isles peuplées, difficiles toutesfois à aborder, à cause de plusieurs rochers dont elles sont enuironnées : Isles de Cortes. et sont nommées isles de Cortes[11]. Les autres ne les estiment isles, mais terre ferme, dépendante de ceste pointe de Baccalos. Voyage de Sebastian Babate Anglois. Elle fut decouuerte premierement par Sebastian Babate[12] Anglois, lequel persuada au Roy d’Angleterre Henry septième, qu’il iroit aisément par là au païs de Catay, vers le Nort, et que par ce moyen trouueroit espiceries et autres choses, aussi bien que le Roy de Portugal aux Indes : ioint qu’il se proposoit d’aller au Peru et Amerique, pour peupler le païs de nouueaux habitants, et dresser là une nouuelle Angleterre. Ce qu’il n’executa : vray est qu’il mist bien trois cens hommes en terre du costé d’Irlande au Nort, où le froid fit mourir presque toute sa compagnie, encores que ce fust au moys de iuillet. Depuis Iaques Quartier[13] (ainsi que luy-mesme m’a recité) fist deux fois le voyage en ce païs là, c’est à sçauoir l’an mil cinq cens trente quatre, et mil cinq cens trente cinq.

  1. La Floride comprenait alors non seulement la péninsule qui a gardé ce nom, mais encore à peu près tous les États Unis actuels, ou du moins ce que l’on en connaissait. D’après Garcilaso de la Vega (Histoire de la Floride. § ii), elle a pour limites au sud le golfe du Mexique, à l’est l’Atlantique, à l’ouest le nouveau Mexique ; ses frontières du nord sont encore inconnues.
  2. Il s’agit de la mer des Sargasses. Voir Bulletin de la Société de Géographie. Décembre 1872.
  3. Il s’agit ici uniquement de la presqu’île de Floride terminée par le cap Sable ou Agi.
  4. Paunac parait correspondre au Texas et à la Louisiane d’aujourd’hui.
  5. Voir dans la collection des Grands et petits voyages, par De Bry, les planches qui représentent les caciques portés en cérémonie par leurs sujets.
  6. Voir à propos des croyances religieuses des indigènes Floridiens : Laudonnière. Histoire notable de la Floride (édit. Jannet.) P. 94, 100, 142. Garcilaso de la Vega. Histoire de la Floride, chap. iv.
  7. Ce fut Juan Ponce de Léon qui découvrit la Floride en 1512, mais le pays avait été, dès 1496, entrevu par Sebastiani Gabotto. D’après la tradition on lui donna ce nom, parce qu’elle fut découverte le jour de Pâques Fleuries. Voir Garcilaso de la Vega. Histoire de la Floride, § ii. — Gaffarel. Histoire de la Floride française.
  8. Il s’agit du bison. Thevet en a donné une représentation assez exacte dans la planche qui accompagne sa description.
  9. Le cap de Baxe ou Baixos se retrouve dans l’Atlas d’Ortelius au sud du Labrador. Il parait correspondre au cap Whittle actuel.
  10. Thevet veut parler du Labrador.
  11. Les îles de Cortes correspondent sans doute à l’archipel de Terre Neuve : Quant à la pointe des Baccales, on la retrouve à l’extrémité nord de la baie de la Conception ? C’est un rocher isolé, où se rassemblent des milliers d’oiseaux aquatiques, dont les cris servent d’avertissement aux marins pendant les brouillards : aussi les gouverneurs de Terre Neuve ont-ils défendu de tuer et même d’inquiéter ces oiseaux.
  12. Sebastiani Gabotto n’était pas Anglais, mais Vénitien au service du roi d’Angleterre. De plus ce n’est pas lui qui découvrit le nord de l’Amérique. Ces régions avaient été déjà visitées, et probablement depuis fort longtemps, sans parler des Northmans, par nos Basques. C’est à un certain Jean de Echaïde qu’on attribue l’honneur de cette découverte. Sur la septième feuille de l’Atlas de Bianco (1436) est marquée très à l’Ouest dans l’Atlantique l’île de Stokafixa, dans laquelle on a cru reconnaître le nom de Stokfish ou île des Morues. A partir de cette époque toutes les cartes portent, dans la même direction, un certain nombre d’îles designées sous le nom de Stokfish ou Bacalaos. Ce mot Bacalaos est justement le mot basque qui signifie morue. Il s’est perpétué jusqu’à nos jours dans les parages de Terre Neuve. Aussi bien les dénominations Basques abondent à Terre Neuve. Le nom de cap de Raye rappelle le basque arraico, qui veut dire poursuite ou approches, attendu qu’on doit en ranger les bords de très près à cause des écueils voisins. Rognouse rappelle Aurongue près Saint-Jean-de-Luzy. Ylicillo signifie en basque trou à mouches, Ophorportu vase à lait, Portuchoa le petit port. Il existe donc dans cette île des traces persistantes des voyages et du séjour des Basques. Cf. Goeytche. Histoire pittoresque de Saint Jean de Luz. — J. Peres. Revue Americaine, 2me série, t. ii. — Gaffarel. Jean Verazzano. (Explorateur, 27 janvier 1876). — Desimoni. Voyage de Jean Verazzano. (Archivio Storico Italiano, 4me liv.)
  13. Jacques Cartier fit au Canada non pas deux mais trois voyages. Le troisième eut lieu en 1541. La relation du premier voyage a été réimprimée en 1865 par MM. Michelant, et Ramé, et, en 1867, par M. Michelant ; celle du second en 1863 par MM. Tross et d’Avezac. Le troisième, dont la fin est perdue, n’est connu que par la traduction italienne de Ramusio et la traduction Anglaise de Hackluyt (1600). Une traduction de cette traduction a été publiée par la Société littéraire et historique de Québec. Voir Charton. Voyageurs anciens et modernes. T. iv. P. 66-73.