Les Sociétés coopératives en France et en Angleterre

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Les Sociétés coopératives en France et en Angleterre
Revue des Deux Mondes2e période, tome 61 (p. 151-175).
LES
SOCIETES COOPERATIVES
EN FRANCE ET EN ANGLETERRE

I. Rapports de la Commission des Caisses d’épargne et du conseil supérieur des Sociétés de secours mutuels, novembre 1865. — II. The law relating to industrial and provident Societies (25 and 26 Vict. cap. 87), by W. Tidd Pratt, esq., 1862. — III. Rules of the Rochdale Equitable Pioneers’ Society limited, Rochdale 1864. — IV. Rules of the North of England cooperative wkolesale industrial and provident Society limited, Manchester 1864. — V. Rules of the Manchester and Salford equitable cooperative Society limited, Manchester 1864. — VI. Rules of the Leeds industrial cooperative flour and provision Society limited, Leeds 1863. — VII. Report of the Registrar of friendly Societies in England, 18 july 1864. — VIII. La vraie Mine d’or de l’ouvrier, traité de W. Chambers, traduit par Francesco Vigano, Paris 1865.

C’est toujours un droit de s’associer, c’est presque toujours un bonheur, c’est souvent un devoir. Vivre, c’est lutter. Il n’est pas absolument vrai de dire que la lutte soit surtout difficile aux faibles, car pour apprécier la difficulté on doit tenir compte également de la force du lutteur et de celle de l’obstacle. C’est une grande pensée de la sagesse antique que plus un homme s’élève, plus il a de devoirs : ce qui revient à dire qu’il a besoin d’une plus grande force, ayant plus d’obstacles à vaincre. Grands ou petits, nous sommes tous trop faibles pour nos devoirs. On dit que nous avons besoin les uns des autres pour supporter la vie : cela est vrai à cause de nos souffrances ; nous avons encore plus besoin les uns dés autres, à cause de notre faiblesse, pour opérer le progrès, pour triompher de l’obstacle. Nous pouvons être soldats ou généraux suivant ce que nous valons ; mais nous sommes tous dans une armée. Le mot de l’humanité est association. Le sentiment de la faiblesse de l’humanité a poussé les réformateurs à compter avant tout sur l’association, et le goût de domination qui se remarque chez presque tous les a conduits à imposer cette nouvelle forme à l’activité humaine, au lieu de se borner à la conseiller. L’association ainsi présentée a paru aux esprits inattentifs un instrument d’oppression : son but est au contraire de développer la valeur individuelle et l’esprit d’initiative.

Aujourd’hui les partisans les plus décidés de l’association la veulent libre, indépendante, autonome ; ils n’acceptent ni maîtres ni protecteurs. Ils croient qu’il ne leur faut pour réussir que de l’honnêteté, de l’intelligence, de la persévérance. Dans le parti contraire, on a cessé de considérer l’association comme une menace et de la honnir comme un fléau ; tout au plus persiste-t-on à traiter de chimères les bienfaits promis en son nom. Sur ce pied-là, on peut discuter. Il y a loin de cette compassion protectrice et bienveillante à la haine qu’on avait pour elle il y a vingt ans, et même il y a quinze ans. Si l’association avait accompli dès cette époque, en Allemagne et en Angleterre, les merveilles que nous y voyons de nos jours, il n’est pas très sûr qu’on aurait pu les raconter en France impunément. Il y avait alors deux mondes, — l’un où il fallait à tout prix être socialiste, l’autre où il fallait à tout prix être ennemi des socialistes. C’est déjà un heureux progrès de pouvoir dire honnêtement et simplement ce qu’on pense sans pour cela faire acte de courage.

Le mouvement coopératif comprend trois parties : l’économie, l’épargne et l’affranchissement. Il va sans dire que les grands problèmes sociaux sont ceux qui roulent sur la nécessité et la possibilité de l’affranchissement. Nous ne parlerons ici que de l’économie et de l’épargne en ajoutant ce seul mot, que, si l’affranchissement est jamais possible, l’épargne en est le chemin unique et nécessaire.


I

On épargne pour obtenir avec une moindre somme d’argent la même quantité de bien-être, pour se garantir contre les tristes éventualités du chômage, de la maladie et de la vieillesse, ou enfin pour échapper au salariat. L’épargne, sous sa première forme, s’appelle plus volontiers l’économie.

L’économie est recommandée, même aux riches, comme une des formes de la sagesse. Elle est un devoir étroit pour les pauvres, qui ôtent aux besoins de leur famille l’argent que leur coûtent leurs plaisirs quand ils en prennent, ou celui qu’ils perdent par une mauvaise organisation de leurs dépenses nécessaires. Ce devoir est dur à remplir ; c’est la pratique même du stoïcisme. Nous admirons dans les livres l’histoire des vertus stoïques sans penser que nous vivons au milieu d’hommes et de femmes : qui les exercent, et qui, ne possédant rien et gagnant peu, trouvent tout naturel de conformer leurs dépenses à leurs recettes, et n’ont pas même la pensée d’échapper par la faute à la souffrance. Ni l’économiste ni le moraliste ne feront jamais assez l’éloge de ces volontés fermes et simples. Si la volonté est l’essence même de l’homme, souvenons-nous qu’elle agit de deux façons, — pour pousser et pour retenir. Pousser, marcher, prospérer, n’est pas plus difficile que résister, demeurer. La foule ne le voit pas ; elle réserve ses transports pour l’action, pour l’audace heureuse, et (disons le mot juste et douloureux) pour le succès. C’est qu’elle comprend aisément les effets qui lui remplissent les yeux, et n’a pas assez de pénétration pour apprécier une force au repos, pour la saisir dans son fond. La même faiblesse d’esprit nous porte à juger la grandeur de la cause par la grandeur de l’effet, quoique rien ne soit moins légitime quand la cause est une volonté. Vouloir est plus beau que pouvoir. Il entre de l’orgueil dans la vertu d’un homme qui se sacrifie devant une armée : ces regards fixés sur lui, la peur de la honte, la noble ambition de la gloire, lui rendent l’héroïsme presque facile. Ce n’est peut-être après tout qu’un héros de parade, tandis que le soldat qui meurt obscurément à son poste, sûr que son nom meurt avec lui, n’est soutenu que par sa propre force ; il est grand, pour ainsi dire, à lui tout seul.

….. Sapiens sibique imperiosus
Quem neque pauperies, neque mors, neque vincula terrent,
Responsare cupidinibus, contemnere honores
Fortis[1]………….

Le plaisir d’admirer, qui est si grand, est toujours à côté de nous, si nous savions nous dépouiller de nos préjugés et sentir la beauté morale, même quand elle est simple. Cet ouvrier travaille tous les jours dix heures par jour à un métier dangereux et fatigant, il gagne un bon salaire, il pourrait s’asseoir sur le bord de la route, approcher la gourde de ses lèvres sans honte et sans reproche ; mais non. Parce qu’il veut instruire ses enfans et qu’il a constamment le fier souci de son indépendance, il se refuse tout, travaille sans relâche, risque sa santé et sa vie pour amasser une somme, une faible somme. Qu’elle est faible en effet ! qu’elle tient dans un petit espace ! Pas une banque, si ce n’est celle du pauvre, ne daignerait la recevoir. Il n’y a rien dans cet argent, ni pouvoir, ni luxe, ni bien-être : il y a le sentiment paternel et le cœur de l’homme libre. Voilà l’économie, une vertu, si nous la comprenions, souvent plus grande que l’austérité fastueuse de Caton.

Hélas ! l’économie, comme toutes nos vertus, est côtoyée par un vice. Elle n’est d’ailleurs qu’un palliatif tant qu’elle ne se transforme pas, car il ne suffit pas de savoir subordonner la dépense à la recette ; il faut prévoir le jour où la dépense fera défaut, prévoir le chômage, la maladie, la vieillesse. Il faut aussi, quand on laisse une famille après soi, prévoir la mort. L’économie doit donc s’achever et se compléter par l’épargne. L’épargne est le seul générateur de la richesse qui soit à la portée du pauvre ; il commence par celui-là et rencontre d’autres moyens chemin faisant. Il y a possibilité d’épargner toutes les fois qu’il y a un écart entre la recette et le strict nécessaire.

Le nécessaire, dans la rigoureuse acception du mot, est la plus faible somme qu’on puisse dépenser pour faire subsister un homme sans l’exposer à une maladie immédiate ou à la mort. Ce mot « le nécessaire » a dans la langue courante une grande élasticité, et il en est de même du mot « richesse, » parce que toute différence entre le nécessaire et la recette peut être transformée en richesse au moyen de l’épargne. Le nécessaire, dans le sens que lui donne la langue usuelle, varie avec les conditions et les usages établis. Il n’est pas le même pour un homme du monde ou pour un ouvrier, pour un ouvrier d’élite ou pour un manœuvre. Cela n’implique du reste aucune inégalité politique ou sociale ; ce n’est pas un principe, ce n’est pas une règle : c’est un fait. Un fonctionnaire ne pourrait pas, quand il le voudrait, sortir en blouse. Il y a une quantité de gens très pauvres, plus pauvres que la plupart des ouvriers, pour lesquels une mise décente et par conséquent assez coûteuse fait partie du nécessaire. Ce sont là des différences dans le nécessaire qui tiennent aux détails de l’organisation sociale ; d’autres tiennent à la nature même. Par exemple, une nourriture substantielle est plus ou moins nécessaire suivant la nature des tempéramens et celle des occupations ordinaires. Non-seulement le nécessaire varie avec les classes, mais il varie avec le temps pour chaque classe, et c’est même cela qui constitue essentiellement le progrès. Ainsi en France une chaussure complète fait à présent partie du nécessaire pour un ouvrier des campagnes, et ce n’est pas depuis longtemps. Nos conseils de salubrité, qui pourtant usent bien mollement de leurs droits, ne laisseraient pas subsister une heure les taudis dont les artisans se contentaient il y a un siècle. Le nécessaire dont nous parlons n’est pas ce nécessaire mobile et dont l’appréciation d’ailleurs dépend en grande partie de l’énergie des caractères : c’est ce que nous pourrions appeler le nécessaire absolu, c’est-à-dire, pour répéter la définition, « la somme qui représente, en nourriture, vêtement et logement, tout ce qui est indispensable sous peine de mort. » L’épargne peut commencer au moment précis où finit le nécessaire ainsi entendu et restreint.

Maintenant suffit-il d’une volonté puissante pour se renfermer et se contenir dans ces terribles limites ? Il faut en outre un stimulant ; il faut que ce sacrifice soit imposé par le devoir, c’est-à-dire par une nécessité visible et immédiate, ou qu’il soit payé. L’ascète, qui se condamne rarement à une vie aussi dure, est payé d’un prix infini, s’il va au ciel comme il l’espère. Quand il s’agit de pensées terrestres et de devoirs humains, il est juste que le bénéfice compense la peine. Il est impossible que le patient ne se demande pas quelle somme il accumulera dans un an, dans dix ans, combien de jours de vie cette somme représentera en cas de chômage, quelle éducation elle assurera aux enfans. Il est même impossible qu’il ne se dise pas que, quand on se réduit volontairement, comme il le fait dès à présent et pour toujours, à un morceau de pain, on a bien peu de chances d’en manquer dans la maladie ou dans la vieillesse, que la société, fût-elle sans entrailles, reculera devant un déni de secours qui serait un homicide, et qu’enfin un ouvrier infirme qui ne demande que ce morceau de pain est assuré de l’obtenir, soit de la charité privée, soit de la charité officielle ou légale. Si donc il se condamne au « nécessaire » pour toute la vie, ce n’est point par prévoyance, c’est par fierté ; c’est pour se soutenir jusqu’au bout par ses propres forces et ne jamais dépendre de personne. L’épargne ainsi exercée ne peut être qu’une exception, même dans une société féconde en caractères. Si même, franchissant plusieurs degrés et accommodant notre hypothèse à notre taille, nous nous représentons par la pensée un ouvrier chargé de famille, vivant au jour le jour de son salaire, ne souffrant à la vérité ni du froid, ni de la faim, mais se refusant impitoyablement tout superflu, pouvons-nous espérer qu’il se condamne à des privations de surcroît pour amasser à force de peines une réserve dérisoire ? L’épargne dans ces conditions, et sans motifs suffisans d’épargne, n’est pas seulement une utopie, c’est une folie.

L’idée est donc venue de rendre l’épargne attrayante en la faisant fructueuse. Il suffisait, pour cela, de donner aux prolétaires par la mutualité les bénéfices d’accumulation et de crédit qui n’appartiennent qu’aux riches. Comme le crédit mutuel était encore, pour ainsi dire, inconnu, et qu’on n’en comprenait ni la nature ni la portée, l’état donna sa garantie, et les caisses d’épargne furent créées.

La première fut fondée à Paris en 1818 ; le nombre s’en multiplia assez lentement. Elles donnèrent lieu à plusieurs lois, dont la dernière remonte au 7 mai 1853. Un rapport du ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics, inséré au Moniteur universel le 3 mai 1865, donne les résultats suivans pour l’exercice 1864. Il y avait en France, au 31 décembre 1864, 492 caisses d’épargne et 430 succursales. La fortune des caisses d’épargne, en y comprenant la dotation, la réserve, les dons et legs, les boni de toute sorte, s’élevait à 12,688,420 fr. 36 cent, pour 1,554,151 livrets. Les intérêts payés aux déposans, après avoir atteint le chiffre de 5 pour 100 en 1848, sont maintenant réduits à 4 pour 100, et personne ne peut avoir sur la caisse un crédit de plus de 1,000 fr. On a pensé, non sans quelque raison, que cette restriction ne gênerait personne : un ouvrier doit beaucoup travailler et beaucoup se priver pour amasser avec le secours des caisses d’épargne une somme de 1,000 fr. Il est presque vrai de dire que le plus grand service rendu par cette institution philanthropique a été un service de l’ordre moral. L’habitude prise de se contenir et de modérer ses dépenses est un bénéfice bien autrement important que l’acquisition de 30 ou 40 francs de revenu. Les caisses d’épargne ont d’ailleurs l’immense mérite d’avoir conduit à la mutualité, comme la mutualité a conduit à la coopération.

Les caisses de retraite pour la vieillesse, créées par la loi du 18 juin 1850, sont une extension importante de la législation des caisses d’épargne, puisqu’elles permettent de s’assurer, au moyen de versemens annuels, une rente dont le maximum peut, en vertu d’une loi postérieure[2], s’élever jusqu’à 750 fr. La loi a sagement permis aux déposans de stipuler le remboursement à leur décès du montant des sommes versées ; de cette manière, ils améliorent leur propre position sans déshériter leur famille. Elle a décidé dans le même esprit que les versemens faits pendant le mariage par l’un des deux conjoints profiteraient séparément à chacun d’eux par moitié. C’est surtout quand il s’agit de mutualité qu’on ne doit jamais perdre de vue les règles de la morale.

Personne ne pourrait assigner une date à la création des sociétés de secours mutuels. Sous l’ancien régime, les corporations étaient de véritables sociétés de secours mutuels, avec accompagnement de lois pénales et de privilèges, et les confréries d’ouvriers, nées du besoin de s’unir contre les patrons, avaient pour but ostensible la nécessité de secourir les malades et les orphelins. Plusieurs des sociétés modernes se rattachent à ces confréries par une filiation non interrompue, et l’on cite à Lille une société de malades qui remonte à 1580. Les sociétés de secours mutuels n’en sont pas moins en réalité une création de notre temps. A partir de la loi du 15 juillet 1850, la mutualité a pris sous cette forme une importance inattendue. 5,027 sociétés, 714,345 membres, 36,624,622 fr. 77 cent. de fortune, voilà les chiffres attribués à l’exercice 1864 par un rapport inséré au Moniteur du 22 novembre 1865. L’augmentation de la fortune des sociétés de secours mutuels est due en grande partie à l’introduction de membres honoraires, c’est-à-dire, pour parler nettement, de patrons qui concourent aux charges sans participer aux bénéfices. Les membres honoraires, pour toute la France, sont au nombre de 85,559. Ce chiffre élevé de donateurs a permis d’abroger la disposition de la loi de 1850 qui défendait aux sociétés de promettre des pensions de retraite. Il est vrai qu’en revanche la présence de ces membres non participans sur la liste des associations leur ôte presque complètement le caractère de mutualité. L’institution se trouve mélangée de mutualité et de patronage, et c’est là, pour tous ceux qui se préoccupent du côté moral des institutions, un fait éminemment regrettable.

Mais ce n’est pas le seul reproche que nous ayons à faire à la loi de 1850 et au décret de 1852. Toute cette législation abonde en dispositions restrictives. En 1850, on limitait le nombre des membres, pour chaque société, à 2,000 ; en 1852, on limite à 500 le nombre des participans. En 1850, on décidait que le maire ou un adjoint par lui délégué aurait toujours le droit d’assister à toute séance et de présider la séance quand il y assisterait ; on va plus loin encore en 1852 : on fait nommer le président par le pouvoir exécutif. On semble craindre que l’institution ne réussisse trop, le maximum de l’encaisse est fixé à 3,000 francs. Pourquoi ces entraves ? pourquoi ces frayeurs ? Beaucoup de citoyens qui entreraient de grand cœur dans la mutualité renoncent à se laisser imposer un chef. On veut bien donner, on le souhaite même : on veut pourtant donner à sa guise, contrôler par soi-même ou par ses délégués l’emploi de son argent, et on n’aime pas à subir l’ennui d’être dirigé et gouverné par cela seul qu’on est généreux. Est-ce une peine dont on a voulu punir les gens de cœur ? A-t-on cru que, si 500 ouvriers ou patrons se réunissaient pour se secourir mutuellement en cas de maladie, ils allaient, par la force des choses, se transformer en mauvais citoyens ? Cette somme de 3,000 francs indivise entre 500 associés a-t-elle paru menaçante pour la solidité du gouvernement ? Une telle pusillanimité est étrange dans un pays où, Dieu merci, les sociétés anonymes jouissent d’une certaine liberté et peuvent posséder un peu plus de 1,000 écus. Serait-ce qu’on n’est pas redoutable pour l’ordre quand on construit 2,000 kilomètres de chemins de fer, et qu’on le devient tout à coup quand on donne des remèdes à un malade et du pain à sa famille ?

Ces reproches tiennent à des imperfections légales qu’il est facile de faire disparaître avec un peu de bonne volonté et sans déployer trop de courage civil. Un plus grand malheur, c’est que les sociétés de secours mutuels, qui interviennent si utilement dans les maladies, ne peuvent rien pour une infirmité prolongée, pour la vieillesse, pour les orphelins. Ainsi l’économie livrée à elle-même est admirable et impuissante ? l’épargne secondée par les pouvoirs publics est une belle institution dont on ne saurait trop louer les auteurs et qu’on ne saurait trop recommander à défaut d’une autre, mais elle n’est que le commencement du bien. Son grand mérite, qui n’est pas celui qu’on cherchait, a été de faire soupçonner la puissance de la mutualité. Et la mutualité, ce n’est pas la société de secours mutuels, c’est-à-dire l’ancienne société de malades améliorée et perfectionnée, c’est l’union légale et pacifique de toutes les petites forces pour en faire une grande. C’est ce qu’on appelait autrefois en France l’association et ce qu’on appelle aujourd’hui d’un nom nouveau qui ne change rien à l’affaire, — la coopération.


II

La théorie coopérative, appliquée à l’organisation de l’économie dans les dépenses et de l’épargne par le moyen de cette économie, n’est autre chose que l’élimination de tout intermédiaire entre le producteur et le consommateur. Il y a quelques années, différentes sectes demandaient l’élimination radicale et absolue du marchand : il n’est plus question de cela, on ne demande aujourd’hui qu’à se passer d’intermédiaires dans certains cas particuliers où l’on croit cette modification à la fois possible et utile. Tout le monde saisit du premier coup d’œil la profonde différence entre ces deux conclusions ; elles reposent cependant sur les mêmes prémisses, mais très mal appliquées par les ennemis du commerce et très bien comprises au contraire par les amis de la coopération.

Les marchands, — disait-on il y a trente ans, et même il y a quarante ans, — sont des intermédiaires inutiles entre le producteur et le consommateur. Le producteur et le consommateur sont rarement en rapports directs, non qu’il leur soit difficile de s’entendre, mais parce que le marchand s’interpose afin de les cacher, pour ainsi dire, l’un à l’autre. Le producteur vend son produit au marchand, et c’est aussi chez le marchand que le consommateur va le chercher. Cet intermédiaire, qui par lui-même ne produit rien, vit cependant de sa profession ; ses bénéfices consistent dans la différence entre le prix d’achat et le prix de vente. Il est clair que, si le producteur, au lieu de vendre au marchand, vendait au consommateur, il vendrait un peu plus cher, et que, si le consommateur achetait au producteur au lieu d’acheter au marchand, il achèterait un peu meilleur marché. Donc le marchand vit à la fois aux dépens du producteur et aux dépens du consommateur, et on réaliserait des deux côtés une économie en le supprimant.

L’état d’ailleurs, obligé de chercher des prétextes de fiscalité, en trouve un particulièrement commode dans l’existence de cet intermédiaire. Après avoir frappé le producteur d’un impôt, il atteint le marchand, soit par l’impôt d’octroi et de douane, soit par l’impôt des patentes, de telle sorte que, quand l’objet entre dans la consommation en sortant des entrepôts du marchand, il supporte, outre le bénéfice de celui-ci, la charge d’un double et triple impôt.

Enfin le marchand peut être trompé par le producteur ; il peut voir la denrée ou le produit manufacturé dépérir entre ses mains ; il peut être obligé de le garder longtemps et perdre ainsi l’intérêt du prix de la marchandise, celui de sa patente, de ses magasins et de tous ses frais en personnel, manutention, éclairage et publicité. Il peut s’être trompé dans ses prévisions d’écoulement, être évincé par une concurrence, ruiné par une faillite, mal payé par les acheteurs. Toutes ces chances défavorables s’apprécient, se chiffrent, se répartissent sur le contenu entier du magasin, et doivent être en définitive supportées par l’acheteur, chargé de faire vivre le commerçant et de l’indemniser de ses sottises.

On concluait de tout cela, il y a vingt ans, qu’il fallait supprimer le marchand, — conclusion par trop facile, ou pour mieux dire par trop naïve, — comme si le marchand n’était pas à la fois un banquier, une messagerie, une réserve et un agent de production ; un banquier pour le producteur, qui a besoin d’écouler en gros ses produits ; une messagerie, chargée de transporter la marchandise de l’endroit où elle est créée à l’endroit où elle est demandée ; une réserve, où le consommateur est toujours sûr de trouver à point nommé ce qu’il lui faut, sans subir les délais d’une recherche personnelle, sans être obligé de payer trop tôt et de garder trop longtemps ; enfin un agent de production, si le marchand déploie l’habileté spéciale du commerce, qui consiste à deviner les besoins, quelquefois à les faire naître et à imaginer des produits spéciaux pour les satisfaire. Non, il n’est ni possible, ni souhaitable de supprimer un tel intermédiaire ; mais il y a une grande différence entre rêver cette suppression, comme le faisaient plusieurs écoles socialistes, ou supprimer en effet pour certaines personnes placées dans des conditions particulières, et spécialement pour des ouvriers habitant le même quartier, ayant les mêmes habitudes et les mêmes besoins, un intermédiaire qui leur rend peu de services et frappe une dîme sur toutes leurs dépenses.

Il est même à remarquer que les ouvriers sont d’ordinaire en rapport avec de petits marchands. Or les petits marchands sont eux-mêmes dans une position analogue à celle de leur clientèle ; ils ne peuvent acheter à propos ni par grandes quantités, ni solder immédiatement leurs achats, ni amortir les frais généraux en les répandant sur de nombreuses opérations. Ils n’ont sur la place qu’un crédit restreint. Leurs marchandises, pour tous ces motifs, leur coûtent plus cher, et ils sont obligés d’en tenir les prix plus élevés, de telle sorte que l’acheteur pauvre souffre de sa pauvreté et de la pauvreté relative de ses fournisseurs. Comment les petites maisons à petits crédits et à petites clientèles peuvent-elles se soutenir en présence de l’accaparement du commerce par les grands capitaux ? Et comment les ouvriers vont-ils en général s’approvisionner dans des maisons où ils trouvent moins de choix et des prix moins favorables ? Cela s’explique par la routine, par une certaine familiarité qui s’établit, grâce à la communauté des idées et des intérêts, entre personnes du même monde, et surtout par la grande et incomparable raison de la vente à petites mesures et des avances. Ce dernier point est également triste pour le vendeur et pour l’acquéreur, pour ce dernier surtout, qui, en achetant de petites quantités, paie pour ses consommations une plus grande redevance, et qui, en obtenant un crédit qu’il faut également payer, car tout se paie, abdique sa liberté et jusqu’à un certain point la direction de sa propre dépense. Il est évident qu’une association de consommation, si elle est possible, est pour l’ouvrier une diminution notable de dépenses, ou, ce qui revient au même, une augmentation notable de richesse.

En effet, l’association est un grand marchand, quoiqu’elle vende à de petits acheteurs, et un grand capitaliste, quoiqu’elle soit formée par des prolétaires. Elle fait ses approvisionnemens en gros et elle les paie comptant, double raison pour les payer moins cher. Elle est exonérée de tous les frais de luxe, c’est tout au plus si elle s’accorde le comfortable ; tout le monde, depuis le directeur jusqu’aux commis de vente, vit en ouvrier, en porte le costume et en garde les habitudes. Elle n’a pas besoin d’affiches ni de réclames dans les journaux ; enfin elle est exempte de la plupart des exigences fiscales. Connaissant à fond les besoins de sa clientèle, dont le nombre est d’ailleurs à peu près invariable, elle fait ses achats à bon escient et n’est exposée ni aux erreurs de mévente ni aux longs emmagasinages. A tous ces titres, elle peut livrer ses marchandises à bien meilleur marché. En s’obligeant très strictement à ne vendre qu’au comptant, elle supprime une des plus grandes chances de perte, et fait contracter à ses acheteurs une habitude également précieuse au double point de vue de l’économie et de la morale. Il n’y a donc pas de doute sur les services que peut rendre une association de consommation, si elle est possible ; mais est-elle possible ? On a voulu le contester, et voici comment. On pourra dire qu’elle n’est pas possible, si on démontre qu’elle n’est pas utile, car alors à quoi bon tant de peine ? Et comment peut-elle être utile ? Évidemment en donnant un bénéfice à répartir. Sur quel bénéfice compte-t-elle ? Sur celui du marchand. Or ce bénéfice, elle ne peut l’avoir, d’abord parce qu’elle n’est pas un marchand, ensuite parce qu’elle sera ruinée par la concurrence.

Elle croit sans doute être un marchand, c’est là son erreur. Elle se dit : Je ferai telles ou telles économies que le marchand ne fait pas, donc j’aurai son bénéfice et quelque chose de plus ; mais elle oublie que tous les marchands ne font pas de bénéfices. Quelques-uns se ruinent, et beaucoup végètent. C’est le petit nombre qui réussit, et à quelle condition ? A la condition d’oser. Précisément c’est ce qu’elle ne veut et ne peut pas faire. Le marchand qui réussit est stimulé par la crainte de la faillite et l’envie démesurée de la fortune. Il travaille, il intrigue, il imagine ; tout lui est bon de ce qui est honnête. L’intérêt personnel surexcité double, triple, décuple ses forces. Il joue le plus souvent, car il y a des spéculations qui peuvent être assimilées au jeu. Il ferait beau voir, dit-on, un ouvrier transformé en gérant de société aux prises avec cette âme souple, intelligente, passionnée, rusée, infatigable, qu’on appelle un commerçant.

La réponse est que le commerce n’est un jeu que pour les commerçans sans scrupule, que la société coopérative ne sera pas la première maison calme, consciencieuse, demandant le succès à la persévérance et à l’honnêteté, que dans une telle société tous les membres sont intéressés au succès, que le directeur ou gérant y est intéressé plus que tous les autres, qu’il n’est ni vrai ni honorable de ne pas admettre d’autre stimulant que l’intérêt, et de tenir pour rien le sentiment du devoir, qu’il n’y a pas d’habileté qui puisse compenser les deux grands avantages des associations, c’est-à-dire l’élimination de toutes les mauvaises chances et la suppression de tous les frais de publicité, qu’une telle certitude dans la double opération d’acheter et de vendre est mille fois préférable à cette concurrence acharnée et furieuse qui se traduit pour les uns en ruine, pour les autres en bénéfices scandaleux, et pour les consommateurs en accroissement de dépenses.

On nous menace aussi de la concurrence ; mais de laquelle ? Si C’est la concurrence des anciens marchands, ils ne peuvent lutter contre nous qu’en abaissant leurs prix au niveau des nôtres, ou plutôt, car cela ne suffirait pas, en distribuant, comme nous le faisons, leurs bénéfices à leurs acheteurs. Et s’ils le font, où donc est la difficulté ? Ils nous tuent comme société ; mais tenons-nous à être une société ? Si les marchands se chargent de la peine à notre place et nous assurent les mêmes avantages, la coopération qui les y aura contraints ne sera-t-elle point par cela même triomphante ? Croit-on qu’à défaut de marchands nous allons avoir à lutter contre une autre société de coopération ? Oh ! la rare imagination ! Pourquoi lutterions-nous, si personne chez nous n’a un intérêt distinct de celui de tout le monde ? Quand même notre société dépasserait nos espérances, s’il s’en fonde une à côté qui soit aussi solide et plus avantageuse, nous passons à elle aussitôt en vertu du principe, même qui nous faisait être. Quelle erreur de nous parler de concurrence, à nous qui ne naissons que pour l’intérêt général et ne pouvons prospérer que par lui ! C’est, après une révolution, juger le monde nouveau par les principes du vieux monde. La concurrence peut être bonne entre marchands ; elle est impossible entre les sociétés, parce qu’elle s’éteint nécessairement par une fusion le jour même où elle se produit. Ainsi ces objections sont des chimères. Le bénéfice est certain, les sociétés sont utiles ; donc elles sont possibles.

Nous avouons cependant avec empressement qu’une association de consommation ne peut pas prospérer partout, et qu’elle ne prospérera nulle part, si elle n’est conçue sur des bases très sérieuses. Si les marchands à qui elle doit succéder se contentaient d’un faible bénéfice et vendaient des denrées de bonne qualité, si la population à laquelle elle s’adresse est trop mobile pour qu’on puisse prévoir la vente avec quelque certitude, trop disséminée pour permettre un service régulier et peu coûteux, si en outre la société n’a pas le fonds de roulement nécessaire pour procéder dans ses achats à la façon des grands marchands et profiter des bonnes occasions, alors qu’elle se garde bien d’ouvrir ses magasins : elle ne rendrait aucun service et courrait infailliblement à sa ruine. Beaucoup de marchands qui commencent dans des conditions, défavorables ne demandent qu’à vivre d’abord, et comptent pour réussir sur quelque chance imprévue ; mais ce n’est pas le cas de l’association coopérative, heureusement pour elle : elle doit acheter et vendre à coup sûr et toujours au comptant. Elle ne doit donc commencer que si elle est sûre de durer, et ne peut rendre de services qu’à cette condition.


III

Ici se présente la question la plus importante au point de vue pratique, car de la solution qu’on lui donnera dépend tout l’avenir des sociétés coopératives de consommation. Les sociétés vendent-elles seulement à leurs associés ? vendront-elles au public ?

Supposons qu’elles vendent seulement à leurs associés : elles peuvent vivre ainsi à la rigueur, cela ne fait guère de doute. Si les directeurs sont très habiles et très réservés, s’ils réduisent les achats dans les limites de la vente à peu près assurée et la vente elle-même dans les limites que leur fonds social leur prescrit, si d’un autre côté les associés habitent très près les uns des autres, vivent de la même façon, paient comptant, s’abstiennent d’entraver par des exigences hors de propos et par des querelles l’action de l’administration, il ne paraît en vérité nullement impossible que l’association puisse durer ainsi quelque temps et même apporter une certaine amélioration dans la situation des sociétaires. Avouons pourtant que ce sont des conditions bien multiples, dont plusieurs semblent assez difficiles à réaliser, et qu’en mettant tout au mieux, la société ainsi constituée ne fera que végéter, n’amassera aucun bénéfice et ne sera jamais sûre du lendemain. Sera-ce bien la peine de se mettre en mouvement et de risquer une tentative qui ne peut échouer sans quelques inconvéniens, pour arriver à ce chétif résultat ? Et si c’est là tout, ne vaut-il pas mieux s’en tenir aux anciennes façons et compter pour la bonne tenue des ménages sur l’habileté et l’honnêteté des ménagères ? C’est l’avis des partisans les plus décidés de la coopération, et il n’y a pas un manager d’association anglaise qui ne déclare que, si on ne vend pas au public, tout ce qui peut arriver de mieux à la société, c’est de ne faire ni bien ni mal.

Prenons maintenant l’hypothèse inverse, et voyons quel sera le sort de la compagnie, si elle vend au public. Avant tout, il faut, sous peine de ruine, qu’elle ait la sagesse de choisir sa clientèle, c’est-à-dire de n’acheter elle-même que les denrées ordinairement consommées par les ouvriers. Elle court à sa ruine, si elle se lance dans les spéculations ; elle y perd sa sécurité, son utilité, sa raison d’être, son importance sociale. Ce danger n’est pas à craindre, car les sociétés savent qu’en se fourvoyant sur le marché des fournitures destinées aux riches, elles y rencontreraient la concurrence des grands capitaux et des capacités spéciales. Il faudrait bien peu connaître l’esprit des ouvriers pour ignorer qu’ils ne seront même pas tentés, et que par goût autant que par prudence ils ne chercheront pas de relations ailleurs que dans leur classe. Vendre au public, pour les sociétés coopératives, signifie donc seulement vendre aux ouvriers non-associés ou aux personnes vivant à la façon des ouvriers.

Ainsi les sociétés étendront leur clientèle sans la changer, cela veut dire qu’elles conserveront leurs avantages et en acquerront de nouveaux. Leurs avantages sont d’acheter en gros comme les plus fortes maisons, d’avoir une clientèle certaine (les associés), et une clientèle homogène (les ouvriers). Les bénéfices sont donc infaillibles, et il suffit d’en faire part aux acquéreurs pour les attirer.

Non pas sans doute à tous les acquéreurs indistinctement. Quelques sociétés poussent la générosité jusqu’à ce point. Le plus grand nombre se contente de faire bonne mesure et de fournir de bonnes marchandises, réservant aux seuls associés le droit de se partager les dividendes ; mais à ce compte qui ne voudra être associé, surtout s’il suffit d’obtenir son affiliation sans bourse délier, ou en ne payant qu’un droit d’entrée insignifiant, et de compléter ensuite son apport social à l’aide de ses dividendes ? Cette combinaison est peut-être la seule au monde qui fournisse un moyen honnête d’amasser de l’argent sans risque et sans travail. Les ouvriers non-associés se promettront de le devenir, et en attendant ils se fourniront aux magasins coopératifs. Ils les choisiront aussi de préférence par esprit de corps, et parce qu’ils compteront avec raison sur leur exacte probité. La vente au public avec participation immédiate des nouveaux associés aux bénéfices de la vente peut donc être considérée comme un excellent moyen de propagande qui dispense de tous les autres, notamment des grands étalages, des magasins splendides, de l’affichage et de la publicité dans les journaux.

Cette participation des acquéreurs aux bénéfices sera d’autant plus utile à la société qu’elle se fera par grosses sommes, c’est-à-dire par distributions semestrielles ou trimestrielles, au lieu de se faire tout simplement au jour le jour et à mesure de la vente. On comprend en effet que si la société, qui achète au prix du gros, vend en détail au prix de revient, elle fait directement et immédiatement cadeau, à chaque acheteur du bénéfice du marchand. Il est clair que, si elle agit ainsi, elle écrasera toutes les concurrences, car aucun marchand ne s’amusera à donner son temps et à courir des risques pour ne rien gagner ; mais la société elle-même, que gagnera-t-elle à rechercher, en vendant aux non-associés, une clientèle plus étendue, si elle distribue immédiatement son bénéfice ? Elle ne gagnera que d’opérer sur de plus grandes quantités. Et que gagneront les cliens ? Une économie sur les dépenses de chaque jour, c’est-à-dire un peu plus de bien-être, voilà tout. C’est quelque chose, surtout pour les familles malaisées, mais c’est une amélioration plutôt qu’une transformation. Si au contraire la vente se fait aux prix courans du commerce avec distribution trimestrielle des bénéfices entre les acquéreurs au prorata de leurs achats dans le magasin, la société ne retient pas plus d’argent, les acquéreurs n’en reçoivent pas plus de leur côté, et pourtant tout est changé par le simple fait que les bénéfices, au lieu d’être abandonnés par la compagnie au fur et à mesure de la vente, ont été retenus pendant un trimestre, capitalisés et distribués à la fois de manière à former une somme relativement importante. Rien de plus simple que le moyen d’exécution, car il consiste à donner au chaland, en même temps que la marchandise, un jeton sans valeur intrinsèque portant inscrit le chiffre auquel se monte l’emplette qu’il vient de faire. La société, par ce moyen, est à la fois un fournisseur vendant de bonnes denrées et l’instrument le plus actif qui ait encore été imaginé jusqu’à présent de la création de la richesse par l’épargne.

En effet, pour épargner par les moyens ordinaires, il faut d’abord se priver, puis persévérer. Se priver est bien dur, persévérer est bien difficile. La volonté continuée est le triomphe de la volonté, très peu d’hommes en sont capables. Ici l’épargne se fait toute seule ; il ne faut ni privation ni persévérance. Il n’y a pas de privation, puisque l’épargne a son origine dans l’achat même des denrées nécessaires ; il n’y a pas de persévérance, puisque l’argent, au lieu de tomber à mesure dans la main du bénéficiaire, s’accumule pour lui, pendant trois ou six mois, selon les statuts, dans la caisse de la société. Il est vrai que, le moment venu, le chaland peut ramasser ses jetons et se présenter au guichet de la compagnie pour y recevoir sa part proportionnelle dans les bénéfices, à moins toutefois que les. statuts n’aient subordonné l’exercice de ce droit, pour chaque membre, au paiement intégral du montant de sa souscription ; mais, même dans ce cas, il ne s’agit que d’un retard, et tout associé a le droit de se faire payer par trimestre. Or c’est là précisément, à l’occasion de ce droit, qu’intervient l’élément moral. Autre chose est un bénéfice de 10 centimes perçu tous les jours, autre chose un bénéfice de 9 francs perçu au bout de trois mois. Il ne faudra qu’un acte de volonté pour économiser les 9 francs ; il en faudra quatre-vingt-dix pour économiser les 10 centimes pendant trois mois. L’intelligence est complice de la volonté pour négliger les petites épargnes. On se dit : Que ferais-je d’une économie de 10 centimes ? Il est impossible de plus mal raisonner et très difficile de ne pas faire ce raisonnement pitoyable. Ce sophisme, qui n’a de place dans aucun traité de logique, est bien connu de tous ceux qui ont l’expérience de la pauvreté pour l’avoir étudiée ou pour l’avoir soufferte. On l’appelle en langue vulgaire « le coulage. » Un moraliste, un économiste qui ne tiendrait pas compte du « coulage » n’est pas digne de dresser le budget d’une petite bourse.

Le chaland du magasin coopératif se trouve donc tout à coup, sans s’être privé de rien et sans avoir pris aucune peine, possesseur d’une somme relativement importante. Il peut la réclamer, c’est son droit ; s’il est sage, il la laissera à la société coopérative à titre de commandite. Il a mille bonnes raisons pour le faire : d’abord c’est, comme on dit, « de l’argent trouvé, » de l’argent qui ne lui a rien coûté à gagner. Ensuite il n’a pas même besoin, pour le placer, de faire une démarche. Cela compte aussi parmi les motifs qui déterminent ou arrêtent cette cause si mobile qu’on appelle la volonté humaine. Combien de bonnes résolutions se sont évanouies dans le trajet entre la maison et le bureau de la caisse d’épargne ! Quelquefois même ce n’est pas une simple défaillance de la volonté, c’est la pensée du temps qu’il faudra perdre pour placer une si petite somme. Quant au bénéfice trimestriel de la société coopérative, il n’y a ni démarche, ni formalité, ni perte de temps pour le placer ; il suffit de dire au commis : Je le laisse. Ces trois mots ont le pouvoir merveilleux de transformer l’ouvrier en capitaliste, — un petit capitaliste sans doute. Cependant ce petit capital, si facilement gagné et si facilement placé, est en outre merveilleusement placé : presque toutes les compagnies servent un intérêt de 5 pour 100 sur la commandite, 1 fr. de plus que la caisse d’épargne ; elles donnent, comme la caisse d’épargne, la faculté de retirer à volonté ; elles donnent en outre, aussitôt qu’on a rempli les conditions statutaires, le titre et les droits d’associé, c’est-à-dire des moyens de contrôle et la possibilité d’arriver par voie d’élection à prendre soi-même une part active dans la direction des affaires. Le chaland, qui dès lors est un déposant en même temps qu’un associé, commence le second trimestre dans une situation excellente, puisqu’aux 5 pour 100 assurés au capital transformé en commandite viennent s’adjoindre les bénéfices réalisés chaque jour, en quelque sorte sans y penser, par les acquisitions faites au magasin coopératif. Que pendant une année seulement il nourrisse son capital par l’abandon successif, des bénéfices trimestriels, et la cause de l’économie contre la prodigalité sera gagnée. Il faudra maintenant que la société prenne des précautions contre lui, qu’elle limite le maximum de sa commandite pour qu’il ne se laisse pas entraîner à devenir millionnaire ; il faudra qu’elle se souvienne qu’elle est instituée non pour faire des riches, mais pour supprimer les pauvres.

Elle profite elle-même au moins autant que ses cliens de ce système d’accumulation des bénéfices trimestriels. Ce n’est pas en vérité parce qu’en multipliant à la fois les commanditaires et les consommateurs ce système donne à la société une base plus solide et une sphère d’action plus étendue : non, c’est parce que, de simple méthode économique et de simple caisse d’épargne, elle devient un instrument d’amélioration morale et sociale, un générateur très puissant d’épargne et de richesse. Plusieurs des sociétés de coopération anglaises commencent leurs règlemens par cette formule bizarre, qui d’abord fait sourire, et qui à la réflexion paraît sensée et même profonde : « le but de la compagnie est d’élever la condition morale et sociale des adhérens en recueillant parmi eux des souscriptions volontaires pour acheter en commun les épiceries, le pain, les vêtemens, etc. » C’est qu’en effet en vendant des épiceries aux associés et aux non-associés, les stores coopératifs leur vendent par surcroît ou plutôt leur donnent la sécurité et l’indépendance. Du moment que leur action n’est pas enfermée et étouffée dans le cercle étroit des associés et qu’ils peuvent appeler à eux le public sous la double forme d’acheteurs et de nouveaux commanditaires, ils exercent une influence vraiment moralisatrice. Ce magasin, qui ressemble à tous les autres, avec plus de propreté et moins de luxe, a la prétention d’enseigner la morale, et il n’a pas tort. Il en viendra à bout, pourvu qu’on ne le force pas de moraliser à huis clos. Entre l’association restreinte à ses propres membres et l’association vendant au public, il y a toute la différence qui sépare un simple rouage d’économie domestique d’un instrument de rénovation sociale.

Quand on parlait ainsi il y a vingt ans, il s’élevait de toutes parts un concert de lamentations. Il fallait être fou pour associer tant de misères entre elles, — pour compter qu’une fois réunies elles allaient devenir une richesse ; la première leçon de l’arithmétique et la première leçon du bon sens, c’est que rien ajoute à rien ne peut pas produire quelque chose. Ce raisonnement serait admirable, si la proposition qui lui sert de base était exacte. Les ouvriers qui s’associent ne possèdent rien, cela est vrai ; ils ne peuvent retrancher de leurs dépenses qu’une somme infiniment petite, une obole, cela est encore vrai ; cette somme, quand même ils l’épargneraient chaque semaine pendant des années, ne suffirait pas à les arracher à la misère, cela est manifestement, douloureusement vrai. Cependant toutes ces oboles impuissantes forment, une fois réunies, un tout formidable, une richesse, et cette richesse, comme toute richesse accumulée, engendre des richesses nouvelles qui, se répartissant alors sur les misérables d’hier, les transforment sans miracle, et par la puissance de la loi éternelle de l’économie politique, en autant de modestes capitalistes. Ce n’est pas en vérité être très fort sur l’arithmétique que d’ignorer la puissance d’un coefficient. Quand l’état a eu besoin d’emprunter un demi-milliard, et que les banquiers n’ont pas été assez riches pour le lui donner, qu’a-t-il fait ? Il l’a fort habilement demandé aux pauvres, qui le lui ont donné aussitôt. Voilà l’histoire de la coopération, ou plutôt voilà le commencement de son histoire.

Mais comme il y a encore aujourd’hui des railleurs et des incrédules qui ne se laisseraient jamais convaincre par un raisonnement, il vaut mieux les conduire à Rochdale et leur dire : Regardez !


IV

Rochdale est une ville du comté de Lancastre, située sur la Roch, à 17 kilomètres nord de Manchester, et dont l’industrie consiste surtout en fabriques de draps, flanelles, fils et tissus de coton. C’est une de ces villes sans monumens, sans promenades, sans places publiques, même sans rues propres et régulières ; c’est une agglomération de fabriques réunies presque au hasard et de maisons d’ouvriers, d’un aspect triste et monotone, groupées autour des fabriques. Elle n’est du reste remarquable ni par le nombre de ses habitans, ni par sa richesse ; elle doit uniquement sa renommée, qui s’accroît tous les jours, à ses trois grandes sociétés coopératives. La première en date et en importance est une société de consommation fondée en 1844, à la suite d’une grève des tisserands en laine, par quelques ouvriers qui eurent recours à ce moyen pour s’affranchir de ce qu’ils appelaient la tyrannie du capital. Ils étaient pauvres, quelques-uns même étaient misérables. Cependant ils n’aspiraient alors à rien moins qu’à supprimer le marchand et le capital, à substituer la justice à la concurrence dans la fixation du prix de main-d’œuvre. Une expérience durement payée a depuis modifié leurs idées et remplacé des utopies généreuses par un sens pratique d’une portée vraiment admirable. Ils n’ont gardé de leur début qu’une foi énergique dans l’excellence de leur œuvre, une volonté persévérante, un sentiment profond de la justice. Ils n’étaient alors que quarante et ne purent mettre en commun qu’une somme de 28 livres (708 fr. 16 c.). Ils prirent le nom des équitables pionniers de Rochdale. Leur société fut d’abord inscrite comme société amicale (friendly society), mais le parlement ayant, en 1852, porté une loi qui donnait de plus grandes facilités aux sociétés coopératives (industrial and provident societies), ils résolurent, le 23 octobre 1854, de profiter des avantages de la législation nouvelle et se firent inscrire comme société industrielle. Leurs commencemens furent difficiles ; ils les ont racontés eux-mêmes dans leur Almanach pour 1860. C’est dans leur almanach qu’ils publient. chaque année autour du calendrier d’utiles conseils, des renseignemens précis sur la marche de leurs affaires, et quelquefois, comme en 1860, une courte notice sur leur passé et sur leurs espérances. « Il y a déjà quinze ans, disaient-ils en 1860, que quelques pauvres ouvriers de Rochdale pensèrent qu’il pouvait être possible d’améliorer leur condition en s’unissant pour acheter en gros les objets nécessaires à l’entretien de leurs familles. Cette idée bien simple rencontra beaucoup de difficultés dans la pratique. La première de toutes et la plus grave venait de l’extrême misère des fondateurs, qu’une récente grève avait privés de toutes leurs ressources et qui presque tous avaient été obligés de s’endetter. Les souvenirs de diverses sociétés coopératives promptement tombées en déconfiture jetaient de la défaveur sur la société nouvelle. Les boutiquiers, menacés dans leurs intérêts, ne tarissaient pas en sinistres pronostics, et, ce qui était plus grave, les ménagères, attachées aux anciens magasins où elles avaient leurs habitudes et où elles trouvaient du crédit, ne voulaient pas les quitter pour les magasins coopératifs, dont la première règle était de vendre toujours au comptant. »

Les équitables pionniers n’opposèrent à ces difficultés et à ces railleries que leur probité et leur activité. On disait en 1844 qu’une charrette à bras aurait suffi pour emporter toutes leurs marchandises, et cela était à peu près vrai. Ils ne vendaient alors que des épiceries, de la farine, du beurre, du gruau d’avoine. La boutique (il n’y en avait qu’une, dans une ruelle) était ouverte seulement les samedis soir et tenue sans rétribution par des associés de bonne volonté. Plusieurs des fondateurs, raillés par leurs voisins, sollicités par leurs ménagères, embarrassés peut-être par l’obligation de payer une cotisation toutes les semaines, se décourageaient et s’en allaient. Il ne resta que des hommes fortement trempés, que ne put ébranler même l’abandon de leurs amis, et qui ne tardèrent pas à se voir récompensés par le succès. Le fonds social s’était déjà élevé de 28 livres à 400, quand la caisse d’épargne de Rochdale, quoique fondée et soutenue par des capitalistes, vint à manquer. Ce fut là pour les tièdes une occasion de se retourner vers la caisse populaire, où ils trouvaient sécurité et solidité, sans compter le bonheur de se sentir entre ouvriers, de faire eux-mêmes leurs affaires et de n’avoir d’obligation à personne. Dans l’espace d’un an, le capital du magasin tripla. Les affaires furent augmentées en proportion. On ouvrit de nouvelles salles de vente, on eut des employés salariés, ce qui permit de vendre tous les jours et à toute heure de la journée. Au commerce d’épicerie et à celui de farine, toujours très important en Angleterre, où le pain se fait presque partout dans les ménages, on adjoignit successivement une boucherie et une fabrique de vêtemens et de chaussures. En 1845, lors du premier inventaire, le nombre des membres était de 74, le capital de 181 livres, et le bénéfice se montait à 32 livres sur 710 liv. d’affaires. Cinq ans après, en 1860, on faisait 152,063 livres d’affaires (près de 4 millions de francs), et on réalisait un bénéfice de 15,906 liv. Le 20 décembre 1864, la société comptait 4,747 membres, elle avait un capital de 55,221 liv. 9 sh. 3 pence ; elle avait dans le courant de l’année acheté pour 151,221 livres 10 shillings 2 1/2 pénce, et vendu pour 174,937 liv. 1 sh. 10 pence, et ses bénéfices de toute nature s’élevaient à 22,717 liv. 12 sh. 6 pence, c’est-à-dire à 567,940 fr. 60 centimes. Dans un rapport daté du 21 mars 1865, le comité de direction avertit les associés qu’après avoir prélevé sur les bénéfices du trimestre une somme de 221 liv. 11 sh. 8 1/2 pence pour le fonds de réserve et 124 livres 13 sh, 10 1/2 pence pour ce que les sociétés coopératives appellent educational department, il restait à répartir un dividende de 2 sh. 5 pence (3 francs) par livre, c’est-à-dire 12 fr. pour 100 fr. (48 pour 100), si la même prospérité se soutenait pendant toute l’année.

Il semble en vérité que de pareils faits parlent assez haut. Nous n’en concluons pas que toutes les sociétés de consommation doivent partout produire le même résultat ; mais nous demandons qu’en présence d’un succès aussi incontestable et aussi complet on cesse de regarder la coopération comme une utopie. On disait autrefois en logique : ab actu ad posse valet consecutio, ce qui veut dire en bon français que la meilleure manière de prouver qu’on peut faire une chose, c’est de la faire. Eh bien ! voilà une société coopérative fondée, il y a vingt et un ans, par quarante tisserands ne possédant entre eux qu’une somme de 28 liv. ; elle a maintenant 4,747 membres et un capital qui s’élève à 1,380,539 fr. 25 c. Nous demandons à tout esprit sérieux si ce n’est pas là une démonstration irréfutable.

On dit : C’est une expérience qui a réussi à Rochdale, et qui ne réussirait pas ailleurs ; mais la société de Manchester et Salford réussit admirablement. Dira-t-on que le succès n’est possible qu’à… Rochdale et à Manchester ? Alors nous invoquerons la société d’Oldham, qui distribue cette année à ses acheteurs 34 fr. 40 c. pour 100 fr. Il faudra donc que l’on dise aussi que la société d’Oldham est une exception, comme celles de Rochdale, de Manchester et Salford. N’est-ce pas exagérer jusqu’au ridicule la manie du scepticisme ? Et pourquoi le système coopératif réussirait-il à Rochdale plutôt qu’ailleurs ? Qu’on en dise la raison. Il n’y en a pas, et il ne peut pas y en avoir. Oldham est une petite ville, Rochdale une assez grande ville, et Manchester une très grande ville. Elles n’ont d’ailleurs rien de particulier ; ce sont des villes manufacturières qui ressemblent de très près à toutes les villes manufacturières. On peut en dire autant de Leeds, dont la société coopérative, fondée en octobre 1846 (flour and provision society), ne le cède pas en importance à la société des équitables pionniers de Rochdale. La vérité est que ces sociétés et un très grand nombre d’autres ont réussi parce qu’elles ont été bien dirigées et bien organisées. Le chancelier des sociétés amicales (registrar of friendly societies) pour l’Angleterre et le pays de Galles seulement a examiné les règles de 1,054 sociétés nouvelles dans le cours de l’année 1863. Sur ce nombre, il y a sans doute beaucoup de sociétés de bienfaisances et de secours mutuels (les sociétés de crédit, loan societies, font l’objet d’un rapport séparé) ; mais il y a aussi beaucoup de sociétés de consommation proprement dites (for the purchase of coals or other necessaries). On peut dire sans exagération qu’il s’en forme de tous côtés, et que celles qui succombent, car il y en a, quoique ce soit de beaucoup la minorité, échouent par leur propre faute.

Ceux qui fondent inconsidérément des sociétés de coopération avant d’avoir les premiers capitaux nécessaires, comptant sur des donations qui ne viennent jamais ou sur des emprunts toujours difficiles et le plus souvent ruineux, ceux qui établissent leurs magasins dans des quartiers où les ouvriers sont rares et disséminés, où le commerce de détail, dirigé avec économie et intelligence, tient ses prix de vente très rapprochés du prix d’achat, ceux enfin qui, prenant leurs désirs pour une vocation, se chargent d’une mission pour laquelle l’expérience, la capacité et l’énergie leur font défaut, ceux-là commettent la triple faute de se ruiner d’abord, de ruiner les associés qui ont eu confiance en eux, et de fournir des argumens aux ennemis de la cause, car, il faut bien qu’on le sache, tout est bon pour combattre une idée nouvelle. Les éclatans succès de Rochdale et de Leeds ont beau porter jusqu’à l’évidence la démonstration du principe ; une faillite, trop explicable d’ailleurs, qu’on verra à côté de soi fera plus d’effet sur des esprits prévenus que les plus solides raisons et les plus irréfutables exemples.

Il importe donc, pour toute sorte d’excellens motifs, de ne rien précipiter, de bien mesurer ses forces et de bien profiter des expériences faites. La société de Rochdale doit son succès en premier lieu à la sagesse et à la persévérance de ses fondateurs, en second lieu à l’excellence de son règlement. Ce règlement ne contient pourtant rien de bien nouveau, rien surtout de bien inattendu ; il suffira d’indiquer les dispositions principales.

Pour être membre de la société, il faut être propriétaire de cinq actions d’une livre chacune, formant une somme totale de 125 fr. Cependant on n’est pas obligé de payer une si grosse somme en entrant dans l’association ; il suffit de s’engager pour cinq actions, de payer immédiatement 1 shilling d’entrée qui n’est jamais rendu et qui sert à augmenter le capital social, un autre shilling qui est porté au compte du nouveau membre, et 3 pence au moins par semaine ou 3 shillings et 3 pence par trimestre, jusqu’à concurrence de 125 francs. C’est à peu près ce qu’il en coûte en France pour faire partie d’une société de secours mutuel avec cette différence que dans les sociétés de secours mutuel il faut payer sa cotisation tant qu’on fait partie de la société, tandis qu’un équitable pionnier cesse d’être astreint à payer la sienne aussitôt qu’il possède dans la société un capital de 125 francs. Notons encore que, sa qualité de membre lui donnant droit immédiatement à toucher des dividendes au prorata de ses achats, il peut payer ses cinq actions sans bourse délier. Il suffit de payer le premier jour l’énorme capital de 2 shillings (2 fr. 50 c.) dont la moitié n’est jamais rendue. Quiconque peut faire ce sacrifice est apte à devenir membre de la Société et sûr de devenir propriétaire de cinq actions avec le temps.

Il faut pourtant quelques formalités pour entrer dans l’association. Le nom du candidat est affiché dans la salle des séances trois jours avant l’assemblée générale, qui peut prononcer l’admission ou la refuser. Cette affiche doit être signée de deux membres. Une fois admis, on ne peut plus se retirer sans le consentement du comité avant d’avoir entièrement acquitté le prix de ses cinq actions. Les actions ne sont pas transférables par vente, mais elles peuvent être recueillies par succession. Dans ce dernier cas, la société conserve le droit d’exclure le nouveau titulaire en lui remboursant le capital et les intérêts. Enfin elle peut prononcer l’exclusion d’un membre en assemblée générale. On voit que toutes les précautions sont prises pour que la société soit bien composée et demeure toujours maîtresse de son personnel.

Aussitôt qu’un membre est admis, il a droit de voter dans toutes les réunions. On ne vote pas par actions, mais par tête, ce qui maintient l’égalité. Cependant, pour des raisons faciles à comprendre, personne ne peut être élu membre du comité, s’il ne fait partie de la société depuis six mois, ni président, s’il n’est membre du comité. Il faudrait plusieurs années pour acquitter le montant des cinq actions, si l’on ne comptait pour cela que les 3 pence de cotisation payés par semaine ; mais il n’en est presque jamais ainsi, on abandonne presque toujours, pour avancer sa libération, les bénéfices trimestriels réalisés sur les achats de denrées. De son côté, la société s’interdit de restituer à ses membres tout ou partie des sommes inscrites à leur crédit, jusqu’au moment où les cinq actions sont intégralement payées. Une fois que le membre est au pair, il peut retirer à volonté toute somme qui n’excède pas 2 livres 10 pence, et les sommes plus élevées en prévenant plusieurs semaines d’avance. Le comité de direction est par ce moyen à l’abri de toute surprise ; il connaît avec certitude l’état de sa caisse et peut échelonner ses paiemens au mieux des intérêts de la société.

Le gouvernement est tout à fait démocratique. Le comité d’administration est élu pour un an par l’assemblée générale. Il se compose d’un président, d’un trésorier, d’un secrétaire, de trois conseillers élus dans l’assemblée générale du mois de janvier et de cinq autres élus dans l’assemblée générale du mois de juillet. Tous ces officiers sont immédiatement rééligibles. Ils ont les pouvoirs administratifs les plus étendus ; il leur faut l’autorisation de l’assemblée générale pour contracter des emprunts ou pour opérer des placemens de fonds. Leurs comptes sont vérifiés à chaque trimestre par des censeurs ou auditeurs des comptes (auditors) élus comme eux par le suffrage universel des membres.

Les bénéfices réalisés sont employés de la façon suivante : on prélève d’abord les frais d’administration, ensuite les intérêts dus aux prêteurs s’il y en a, puis tant pour cent afin de compenser la dépréciation subie par la fortune sociale, qui ne doit jamais descendre, puis encore les intérêts dus au capital souscrit, intérêts qui ne doivent jamais dépasser 5 pour 100. On fait avec le surplus les dépenses autorisées par le règlement, accroissement du fonds de roulement, achat de marchandises, placemens. Ce qui reste après tout cela subit encore un prélèvement de 2 1/2 en faveur de l’educational department, et ce n’est qu’à la suite de cette dernière soustraction qu’on répartit aux actionnaires le reliquat des bénéfices au prorata de leurs acquisitions pendant le trimestre. On aura une juste idée de l’importance des bénéfices de la société, si l’on se souvient qu’après avoir pourvu à tous les services et même au paiement des actions, aux dépenses d’approvisionnement, on distribue encore des dividendes dont se contenteraient les sociétés de capitalistes les plus prospères.

Il a fallu prévoir le cas où le comité d’administration se trouverait trop riche. Il peut alors payer les dettes de la société, si elle en a, augmenter le fonds de réserve, ou, ce qui revient à peu près au même, réduire proportionnellement le nombre des actions en commençant par rembourser les membres qui en possèdent le plus. Les dettes ne sont jamais contractées pour les affaires courantes, la loi fondamentale de toute société coopérative étant d’acheter et de vendre expressément au comptant.

Telles sont les règles principales qui ont assuré le succès des équitables pionniers de Rochdale. Les autres sociétés anglaises qui ont réussi se rapprochent plus ou moins du type que nous venons d’esquisser. Toutes considèrent comme absolument indispensable de vendre aux non-associés. C’est là en quelque sorte un point de l’évangile coopératif en Angleterre. Nous reconnaîtrons volontiers qu’il ne suffit pas d’avoir des règles bien faites ; il faut avant tout avoir des hommes. Il a fallu aux fondateurs de la première société une grande foi pour commencer, un grand courage pour persévérer, un grand bon sens pour reconnaître leurs erreurs, une véritable capacité d’hommes d’affaires pour acheter et placer à propos, une prudence consommée pour écarter toutes les discussions sociales et politiques, toutes les subtilités de sectaires qui auraient jeté la désunion parmi eux, une grande sagesse pour être restés purement et simplement ouvriers après avoir conquis l’aisance et même la célébrité. C’est que les équitables pionniers de Rochdale sont des hommes en effet, et peut-être le plus grand service que la coopération puisse rendre est-il de faire des hommes.

Ceci nous amène à dire un mot de ce que dans les sociétés anglaises on appelle educational department, non pas que les livres et les cours publics valent à nos yeux l’enseignement qui résulte de la pratique des affaires, les leçons que les coopérateurs donnent et reçoivent tour à tour dans leurs assemblées trimestrielles et dans leurs comités ; mais ils rendent un service d’un autre genre, qui concourt puissamment à transformer les ouvriers et à élever le niveau intellectuel et moral des ateliers. Indépendamment des improvement societies et des mecanics institutes qui ont leur vie propre, les sociétés coopératives ont leur educational deparlment, dont le budget est toujours considéré par elles comme une dépense de premier ordre qui doit être soldée avant tout partage de dividendes. Cette dépense est fixée par la plupart des règlemens à 2 1/2 pour 100. Un comité spécial est chargé d’en diriger l’emploi. Il ne s’agit pas, comme on pourrait le croire, de fonder des écoles pour les enfans des associés ; l’éducation dont les sociétaires se préoccupent est l’éducation des sociétaires eux-mêmes. Comme la plupart des statuts déclarent dans leur premier ou dans leur second article que « cette société est fondée pour procurer l’avancement intellectuel et moral des ouvriers, » en ajoutant, il est vrai, qu’elle procurera cet avancement « en facilitant l’acquisition à prix réduits des épiceries, du charbon et de la farine, » il ne faut pas s’étonner de les voir invariablement constituer une sorte de club littéraire, comprenant une bibliothèque, un salon de lecture pour les journaux, assez souvent des conférences publiques, et presque toujours des réunions périodiques où l’on sert du thé, où l’on chante, où l’on danse, mais où l’on fait aussi des discours. Plusieurs de nos associations françaises ont aussi leurs fêtes, et quelques-unes, mais en très petit nombre, ont leur bibliothèque. La société d’approvisionnement de Manchester ouvre sa library au public. Celle de Rochdale n’est accessible qu’aux associés, et comprend déjà sept mille volumes. On y trouve une quantité remarquable de journaux. La liste en est affichée dans le reading-room, et, pour faciliter le choix des lecteurs, le nom de chaque journal est suivi d’une qualification dont voici la curieuse nomenclature : — libéral, — conservative, — independent, — neutral, — religious, — démocratic, — light. Voilà de l’éclectisme sincère et sans prétention. L’inspection des registres du bibliothécaire donne les résultats suivans : on demande : 1° des romans (surtout Bulwer), 2° des livres d’histoire, 3° des pièces de théâtre (surtout Shakspeare). Enfin la bibliothèque contient ordinairement les meilleurs livres de toutes les sectes religieuses. Ils sont là côte à côte sur les rayons, et ceux qui les lisent ne deviennent pas les ennemis de leurs associés d’une autre secte.

Nous avons parlé surtout de la société de Rochdale, parce qu’elle est la première en date, ce qui n’est pas un mince honneur. Il ne faut pas oublier que presque toutes les villes manufacturières du Lancashire et du Yorkshire ont leurs stores coopératifs avec des institutions analogues.

Il y a aussi des associations de consommation en France, et même depuis longtemps. Nous avions, bien avant la révolution de 1848, la société de Grenoble, fondée par M. Frédéric Taulier : société fortement conçue, capable de rendre de grands services, mais qui s’est volontairement renfermée dans la question d’économie domestique. Le mouvement coopératif a fait naître plusieurs sociétés : deux à Paris, qui ne datent que d’hier. L’une a son siège à Passy, l’autre rue de Montmorency, n° 36. Lyon en compte 16 ou 18, dont quelques-unes très prospères. Lyon semble fait à souhait pour la coopération, il y a là beaucoup de fraternité, beaucoup de sens, beaucoup d’énergie ; mais quoi ? dix-huit sociétés, même pour une grande ville, c’est peut-être dix-sept de trop ! Aucune de ces 18 sociétés ne fondera un moulin et une filature de coton, comme la société unique de Rochdale. Il y a des sociétés de consommation à Pau, à Pouilly-sur-Loire, à Montereau, à Saint-Étienne, à Elbeuf, à Alger, à Guebwiller, à Dieuze. Il y en a une très importante au Havre, une à Marseille, moitié société de consommation, moitié société de crédit mutuel, la Société provençale d’approvisionnement, de consommation et de crédit, une autre à Mulhouse, qui n’a point de magasins spéciaux, et qui s’est assuré par des traités avec les fournisseurs des remises de 5, 6 et 7 pour 100. La société de Mulhouse perçoit directement ces remises et les capitalise au profit des acquéreurs qui font partie de l’association. C’est à peu près, par des moyens différens, le même mécanisme qu’en Angleterre. Cependant jusqu’ici la plupart de nos sociétés coopératives ont été créées uniquement pour faciliter l’économie ; elles sont un but : Rochdale est un moyen. Ne les dédaignons pas pourtant ; le tout est de commencer. Puisque les ouvriers français visent surtout aux sociétés de production, qu’ils n’oublient pas qu’il leur faut d’abord un capital, qu’il faut le demander à l’épargne, et que l’épargne ne peut se faire utilement que par les sociétés de consommation taillées sur le patron de Rochdale. Qu’ils n’oublient pas surtout une chose : ce sera notre dernier mot. Toute réforme doit commencer par la réforme morale, toute association doit être fraternelle. C’est une grande gloire pour une institution de ne pouvoir vivre et se développer qu’à force de probité, de générosité et de courage.


JULES SIMON.

  1. Horace, liv. II, sat. VII, v. 83.
  2. 7 juillet 1856, art. Ier.