Les Terres noires de la Russie

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LES
TERRES NOIRES
DE LA RUSSIE

I. — LE PAYS.

Ce n’est jamais sans quelque émotion qu’on franchit pour la première fois la frontière d’un pays étranger. Le voyageur est impatient de contrôler par la vue même de la réalité les jugemens contradictoires qu’il a pu recueillir sur la contrée devenue accessible à ses recherches. J’éprouvai surtout cette impression à mon arrivée en Russie. Ce grand empire a pris tard sa place au milieu des nations civilisées ; aujourd’hui même, pour jouir de toutes ses ressources, il lui manque encore l’exploitation libre de son territoire. Dans ses plus fertiles provinces, dans les terres noires par exemple, si l’on ne peut qu’admirer l’impulsion donnée à certaines branches du travail agricole et de la production industrielle, on est forcé trop souvent aussi de reconnaître la fâcheuse influence exercée par le servage sur la vie morale des populations. C’est ce contraste que les réformes promises par le gouvernement russe pourront faire disparaître dans un avenir dont on ne peut encore fixer la date. De leur côté, vingt-quatre millions de serfs n’attendent que le bienfait de l’affranchissement pour entrer dans la voie du progrès où marchent les autres peuples, pour développer les richesses qui dorment dans cette précieuse région. Telle est la situation qu’un long séjour dans la Russie méridionale m’a permis d’observer, et que je vais essayer de soumettre à un rapide examen. La Russie méridionale occupe une partie de cette plaine immense qui commence en pointe au nord de l’Allemagne, s’abaisse insensiblement, de terrasse en terrasse, à travers le Jutland, le Holstein, la Prusse et la Pologne, sans rencontrer de montagnes, et vient se terminer à l’est au grand lac de la Mer-Caspienne, avec une dépression telle que le niveau du sol est plus bas que celui de la Mer-Noire et par conséquent de la Méditerranée. Cette plaine se continue en Asie, où elle couvre des espaces beaucoup plus considérables qu’en Europe, et on la retrouve jusque dans l’empire chinois. Les dépôts qui caractérisent cette immense étendue de terres paraissent avoir été abandonnés par une mer limoneuse et tranquille; ils sont disposés en couches régulières et horizontales. Toutefois les différentes assises ne sont pas de même nature, et l’on distingue alternativement des bancs de sables plus ou moins fins, des argiles plus ou moins calcarifères. Évidemment ces dépôts limoneux, épais en quelques endroits de 200 mètres, comme à Kiev, au-dessus de la vallée du Dnieper, se sont produits avant l’établissement des plaines où coulent les fleuves qui descendent du nord, le Bug, le Dniester, le Dnieper, le Don, le Volga et l’Oural, peut-être même avant l’apparition de la Mer-Noire et de la Mer-Caspienne. Les géologues pensent que cette formation limoneuse appartient à l’époque diluvienne qui a paru à la suite des terrains subapennins, et qui a précédé immédiatement les alluvions modernes. Ce qu’il y a de particulier dans la nature de ce dépôt diluvien, c’est qu’on n’y rencontre presque aucun débris organique fossile, ni coquillages, ni cailloux roulés. La base de ces limons est composée de sables fins très blancs que recouvrent des sables argileux et calcaires colorés par des oxydes métalliques; dans quelques endroits, on remarque des couches marneuses blanches et verdâtres; au-dessus, quelques lignes peu épaisses renferment des débris granitiques. Enfin le dépôt le plus récent présente des argiles sablonneuses d’une épaisseur de 5 à 10 mètres, qui constituent ces terrains meubles et fertiles connus des Anglais sous le nom de loams. De la base orientale des Carpathes jusqu’à l’Oural, la dernière couche argileuse est recouverte d’un humus ou terreau noir épais d’environ 60 centimètres. Cette région, ainsi enveloppée de terre noire et qui porte en Russie le nom de tchonioziome, est la partie la plus fertile de l’Europe, où elle occupe environ 100 millions d’hectares sur les parallèles qui constituent particulièrement la zone botanique des céréales. Il y a là un véritable magasin de richesses annuelles, assurément plus précieux que les terrains aurifères de la Californie et de l’Australie.

Le relief du terrain qu’on vient de décrire se compose d’une suite de plateaux elliptiques terminés par des vallées à chaque extrémité de leur grand diamètre, qui a en moyenne 2 kilomètres de long; ailleurs les plateaux sont bornés par des gorges étroites. Dans la saison des pluies, l’eau, en s’écoulant par torrens, forme subitement des ravins. Souvent même les chemins se trouvent coupés par des précipices sur lesquels il faut jeter des ponts de bois. L’absence de fossés le long des routes et le peu de résistance du terrain limoneux, qui n’est consolidé par aucune pierre, favorisent singulièrement ces accidens.

La surface des plateaux qui dominent les terrains de la Russie méridionale offre un horizon qui s’étend à perte de vue et n’est interrompu par aucune montagne. Cette circonstance, jointe à la rareté des villages et des habitations, contribue à priver le voyageur des effets pittoresques qu’on admire dans les pays accidentés. Aussi faut-il chercher ailleurs un intérêt que ne présentent point les perspectives de la contrée. Ces régions, d’aspect si uniforme, ont été le théâtre de graves événemens dont le nom qu’elles portaient encore il y a moins d’un siècle, — l’Ukraine (marche ou frontière), — évoque le souvenir. Cette belle province de l’Ukraine, qui couvrait une surface beaucoup plus grande que la France, était, il y a trois cents ans, absolument inhabitée; les pasteurs nomades de l’Asie venaient y dresser leurs tentes pendant la belle saison, et se retiraient avec leurs troupeaux à l’approche de l’hiver. Vers le milieu du XVIe siècle, les Tartares, chassés des gouvernemens de Kasan et d’Astrakan, furent refoulés sur le rivage de la mer d’Azof et dans la presqu’île de Crimée. Des populations libres descendirent alors de la Grande-Russie et s’établirent dans la contrée située entre le Dnieper et le Don, tandis que des peuples de la Petite-Russie vinrent occuper les terres de la rive droite du Dnieper. Ces nouveaux habitans prirent le nom de Cosaques ukrainiens, et ils se donnèrent une constitution démocratique dont on ne retrouve pas d’exemple chez les autres peuples slaves. Ils élisaient un chef nommé hetman, qui exerçait le pouvoir exécutif; ils menaient une vie constamment guerrière. L’Ukraine était un refuge ouvert à tous les hommes qui, mécontens de leur position, préféraient la vie du camp au travail de la charrue. Les peuples chrétiens regardaient les Cosaques comme une avant-garde contre les agressions fréquentes des Tartares, qui de la Crimée menaçaient de venir reprendre les contrées qu’ils avaient occupées pendant près de trois siècles; mais bientôt de protecteurs les Cosaques devinrent les persécuteurs des peuples qui les entouraient, Moscovites, Polonais et Tartares, et ils coururent sus, la lance à la main, à tous les voyageurs, sans autre prétexte que l’amour du pillage.

Vers le milieu du XVIIe siècle, cette situation était modifiée : la Russie occupait la partie de l’Ukraine voisine du Don; elle avait élevé dans cette région des lignes de défense dont on aperçoit encore les restes sur la rive gauche du Donetz, affluent de ce dernier fleuve. Les Tartares s’étaient fortifiés du côté de la mer d’Azof, et les steppes immenses qui les séparaient des nations moscovites restaient inoccupés. Les hetmans étaient parvenus à discipliner peu à peu les habitudes militaires des Cosaques de l’Ukraine, et les terres situées en dedans des retranchemens étaient cultivées. Dès l’année 1700, Pierre le Grand, pour récompenser la conduite paisible de ces populations, leur accorda certains privilèges : il leur permit d’exercer leur industrie dans les villes, d’établir des moulins, des pêcheries, des auberges et des distilleries de grains avec exemption complète d’impôts. Cependant, quelques années plus tard, l’hetman se déclara pour Charles XII, et après la bataille de Pultava Pierre le Grand prit des précautions contre ces dangereux guerriers. Il envoya dans la partie orientale de l’Ukraine des régimens réguliers et de nouveaux colons, que les troupes durent protéger. Or ces colons étaient des serfs appartenant à des seigneurs du nord de la Russie, et c’est ainsi que la servitude s’introduisit dans l’Ukraine, province libre et pour ainsi dire neutre jusqu’alors. Néanmoins les Cosaques de l’ouest conservèrent pendant quelque temps leur organisation ancienne et leur indépendance; mais quand Catherine II se fut emparée de la partie de l’Ukraine située à la droite du Dnieper, les Cosaques durent payer la capitation, et leurs privilèges furent réduits. Enfin, après l’expulsion des Tartares de la Crimée et la défaite des Turcs, la tsarine pensa que les Cosaques de l’Ukraine étaient plutôt un danger qu’un secours pour la Russie, et elle profita de quelques troubles survenus parmi eux pour les transporter sur les bords de la Mer-Noire, où leur présence pouvait avoir son utilité. Là, les Cosaques continuèrent de jouir d’une partie de leurs franchises; mais on leur enleva l’élection de leur hetman. En 1780, l’Ukraine, dans la partie située entre le Dnieper et le Don, devint le gouvernement de Kharkov, et de paisibles agriculteurs, rendus serfs par le seul fait de la conquête russe, furent établis sur les terres abandonnées.

À ces souvenirs du passé viennent en outre se mêler pour l’étranger qui visite la Russie les impressions très variées, quelquefois assez pénibles, de la vie présente. Quand on arrive par la frontière du royaume de Pologne, après avoir traversé le Bug sur un bac, on s’aperçoit qu’on entre dans un grand empire. A la largeur des routes, trois fois égale à celle des plus grandes voies postales de notre pays, on pressent que la terre n’a qu’une médiocre valeur, et que l’espace n’est guère ménagé. Il n’y a pas de chaussées dans cette région, du moins jusqu’à Jitomir, capitale de la Volhynie; à chaque poste, un poteau où sont peintes les couleurs impériales indique la distance parcourue et celle qui reste encore jusqu’au prochain relais. Les chevaux sont de petite taille, mais ils trottent et galopent admirablement bien; les cochers qui les conduisent ont une méthode toute particulière d’entretenir leur allure, non point avec le fouet pourtant, car un iamechik l’emploie fort rarement, et il se contente de l’agiter autour de sa tête, mais par une espèce de conversation que les animaux semblent fort bien comprendre. Noù ! mes petits amis, crie le postillon d’une voix de fausset, allez vite, nous aurons pour boire; dépêchez-vous, le maître est pressé; noù ! noù ! quelle bonne avoine il y a là-bas et quelle bonne petite herbe! Noù ! hioup ! Depuis le départ jusqu’à l’arrivée, le postillon n’interrompt pas un instant cette conversation, assez curieuse par l’accentuation et les nombreux diminutifs du patois russe; aussi le voyageur fait-il régulièrement dix verstes ou kilomètres à l’heure. On ne trouve d’ailleurs en cette partie de la Russie ni diligences ni aucun autre service particulier; il faut avoir recours au pérécladnoë, c’est-à-dire à l’équipage que l’administration des postes met à la disposition des voyageurs : c’est une caisse en bois de six pieds de long sur trois de large, s’évasant par le haut; on place cette caisse, qui ressemble assez au moule dont les cantonniers se servent en France pour cuber les cailloux des routes, sur deux paires de roues très basses, et on attelle quatre chevaux qui partent ventre à terre. Le mouvement de secousse est exactement celui du tombereau. Voilà le seul moyen de voyager vite en Russie, et l’on fait souvent de cette façon mille ou quinze cents verstes sans s’arrêter.

La configuration du pays facilite singulièrement ces voyages rapides. Partout d’immenses plaines ou, pour employer le mot local, des steppes. On désigne aujourd’hui sous ce nom en Ukraine les terres laissées en repos pendant un intervalle qui varie de cinq à vingt ans et les terres incultes où la charrue n’a jamais passé. L’exploitation agricole consiste presque uniquement en céréales, et comme cette culture est particulièrement épuisante, on laisse, après quelques années de récolte, les champs dans un repos absolu. Ces terres, d’excellente qualité, se recouvrent promptement alors d’une luxuriante végétation de plantes vivaces qui atteignent une hauteur de deux ou trois mètres. Les plantes qui se développent ainsi spontanément appartiennent à des familles très différentes; dans les premières années, ce sont les graminées qui dominent; puis viennent des espèces plus fibreuses, comme des solanées, des atriplicées ; enfin ces dernières sont à leur tour remplacées par la robuste famille des carduacées. On peut estimer par l’inspection des plantes qui y végètent le nombre des années de repos dont les steppes ont joui. Les chardons les plus robustes y deviennent presque arborescens et portent d’énormes fleurs rouges. Il n’y a du reste dans ces terrains que des plantes douces; on n’y trouve aucun de ces individus acides dont les surfaces incultes des sols calcaires sont généralement couvertes. Au bout de quelques années, les élémens minéraux nécessaires à la production des céréales s’étant reformés, on ramène la charrue sur cette espèce de jachère, et on obtient successivement quelques moissons abondantes. Tous les propriétaires n’ont pas recours à des moyens d’amélioration aussi longs et par conséquent aussi coûteux que ceux du steppage. Depuis quelques années, le nombre des terres soumises à cet énorme repos diminue beaucoup, surtout depuis l’introduction d’une récolte sarclée industrielle, la betterave à sucre, dont la culture s’étend de-jour en jour. La mise en exploitation des steppes rappelle en certaines circonstances les anciens usages des peuples émigrans. Ces terrains se trouvent quelquefois à une distance de plusieurs kilomètres du village central, et il deviendrait très difficile de faire chaque jour le voyage d’aller et retour avec des animaux et des instrumens. On établit alors un campement agricole au milieu des steppes; on dresse une grande tente couverte de paille pour abriter les ouvriers pendant la nuit, et on abandonne les animaux au libre pâturage. L’effet d’un tel cantonnement est très pittoresque, et les travaux s’y exécutent avec une gaieté inusitée qu’engendre, soit le plus grand rassemblement des ouvriers, soit une certaine liberté dont ils jouissent plus facilement qu’au village seigneurial.

Ce genre de steppes ne donne qu’une faible idée des immenses terrains appelés du même nom qui, de la rive gauche du Dnieper s’étendant au fleuve Oural vers le nord et au Caucase vers le midi, occupent en Europe quatre-vingt mille lieues carrées et une surface cinq fois plus grande en Sibérie. Ces steppes sont des déserts fertiles d’une dimension trois fois égale à celle de la France, couverts d’une puissante végétation qui se détruit chaque année, et dont les débris engraissent le sol. Image de la barbarie, cette végétation vigoureuse s’arrêtant aux plantes herbacées étouffe et anéantit les plus robustes individus du règne végétal, les arbres les plus élevés. Les chardons s’y montrent serrés, entrelacés, hauts de quarante pieds, et remplacent les forêts disparues. Ces riches déserts ont eu leur histoire, que nul ne sait plus; ils ont servi de stations aux peuples asiatiques qui sont venus peupler l’Europe. Des monumens nombreux, placés comme de mystérieux hiéroglyphes, attestent que des bras humains ont remué le sol, et pour être simplement de la terre recouverte de gazon, ces monumens n’en sont pas moins sans doute les plus anciens de l’Europe. Les campagnes de la Russie méridionale sont couvertes de tertres présentant la forme circulaire et conique, La circonférence de ces buttes artificielles, dues évidemment à l’industrie des hommes, varie à l’infini; elles ont ordinairement cent cinquante pas de tour. L’élévation est en rapport naturel avec la base; toutefois les effets du temps et du climat ont amené sur toute la périphérie des dénudations considérables. Le peuple appelle ces monumens moguiles, kurgans, mots russes qui signifient tombeaux ou tumuli. Il ignore l’origine de ces tertres et se borne à répondre qu’ils existaient avant l’entrée, l’arrivée; comme d’ailleurs la race actuelle n’est fixée dans ce pays que depuis un temps relativement très court, deux ou trois siècles au plus, on ne peut rien conclure de cette appellation. Les tumuli qui existent en France ou en Angleterre n’ont pas du tout la même apparence que les kurgans; les premiers sont moins dégradés au sommet, ils ont une forme plus conique. Les barrows anglais présentent, des différences aussi grandes, et il est impossible à un observateur d’admettre que cette multitude de kurgans soient des monumens funéraires. Il y a des endroits où l’on compte trente kurgans dans un kilomètre carré, et l’on aurait pu ensevelir une armée de deux cent mille hommes avec la terre qui a été remuée pour ces constructions.

Le climat de la Russie méridionale, qui est traversée parle 50e degré de latitude, est bien différent de celui de la France sur le même parallèle. On sait que les parties occidentales des continens jouissent toujours d’une température plus élevée que les parties orientales, et ce phénomène constant est particulièrement dû à l’effet des vents et au voisinage des mers. Ainsi les départemens du Nord et du Pas-de-Calais, dont le parallélisme est à peu près celui de l’Ukraine, n’éprouvent pas des abaissemens de température aussi prononcés que cette dernière province. Les vents du sud-ouest, qui prédominent en France, arrivent saturés de l’humidité toujours tempérée de l’Océan, et entretiennent en toute saison un état très favorable à la végétation. Dans la Russie méridionale, la transition de l’hiver à l’été est très brusque : le printemps et l’automne y sont pour ainsi dire supprimés; la végétation se développe soudainement dès la fin d’avril et ne s’arrête qu’à l’équinoxe d’automne. Après un été d’une sécheresse insupportable, la température subit en septembre un brusque revirement; le vent du nord-est souffle avec impétuosité ; le soleil ne perd pas son éclat, mais il semble perdre tout à coup sa chaleur. Quelquefois le mois d’octobre offre encore de belles journées; néanmoins, après cette première apparition de l’hiver, l’usage des fourrures devient nécessaire. Les plus grands abaissemens de température ont lieu dans les mois de janvier et de février, et le thermomètre descend quelquefois à 25 degrés au-dessous de zéro. L’usage du traîneau, si commode pour voyager dans un pays où les fleuves et les étangs gèlent, où les routes ne présentent pas d’obstacles résistans comme des pierres, n’est guère possible que dans les deux premiers mois de l’année, et encore, si le dégel survient brusquement, les voyageurs sont-ils exposés à revenir en voiture quand ils sont partis en traîneau. Il y a sous ce rapport une grande différence entre le climat de la Petite-Russie et celui de la zone voisine au nord : à Moscou, situé sur le 55e parallèle, le traînage a lieu sans interruption pendant toute la durée de l’hiver; aussi les habitans de la Russie méridionale envient-ils cette facilité de transport, que remplacera bientôt l’établissement des chemins de fer.

Le 50e degré de latitude se trouve au centre de la région botanique la plus favorable à la culture des céréales. Toutes les semailles d’hiver sont ordinairement terminées au 1er septembre. La Russie méridionale ne possède pas une seule plante qui soit inconnue à la flore parisienne; mais beaucoup d’espèces acquièrent une force et un développement étrangers aux végétaux de notre climat. Toutefois les arbres ne répondent point, dans la région des terres noires, à la vigueur des plantes herbacées; on n’y rencontre pas ces beaux chênes qui croissent en Allemagne ou dans nos départemens du nord et de l’est; les sujets les plus anciens sont rabougris, noueux, presque découronnés, et ils n’atteignent pas une grande élévation. La cause de ce phénomène est sans doute dans l’imperméabilité du sous-sol, qui ne ressemble en aucune façon à la couche superficielle si féconde, et renferme des sables argileux souvent dépourvus de calcaire. Les conifères et arbres à racines horizontales composent seuls de magnifiques forêts.

Telles sont les conditions du pays et du climat; quant aux habitans, on va les mieux connaître en se plaçant dans les villes et les villages qui çà et là rompent l’uniformité de ces vastes plaines.


II. — LA POPULATION.

Presque tous les villages de la région des terres noires ou Petite-Russie appartiennent entièrement à des propriétaires; la couronne en possède moins que dans le nord. Chaque village ne présente ordinairement que deux issues ; un fossé assez profond entoure tout le groupe des habitations. Un poteau placé à chacune des extrémités indique le nom du village et celui du seigneur. Pendant la saison d’été, tant que la terre est couverte de récoltes, un gardien, abrité près d’une de ces issues par une hutte en paille, surveille l’entrée et la sortie, et prévient les dégâts que pourraient causeries animaux dans les cultures. Les maisons des paysans sont dispersées dans un espace souvent considérable ; chaque habitation est isolée et séparée de sa voisine par une clôture en planches ou en branchages. Les villages de la Grande-Russie consistent au contraire en deux lignes de maisons serrées les unes contre les autres et toutes bâties sur le même plan ; chaque village n’a qu’une seule rue, et quelquefois un seul côté : cette symétrie ne tarde pas à sembler monotone et même triste. Aussi, sous ce rapport, les villages de la Petite-Russie offrent-ils un aspect plus réjouissant et plus pittoresque. L’étendue de l’enclos qui renferme chaque famille varie suivant les lieux et aussi suivant le caprice des propriétaires ou des intendans. Dans les bonnes propriétés, la chaumière se trouve au centre d’un terrain d’environ 10 ares qui constitue le jardin potager de la famille. La végétation est ordinairement très vigoureuse dans ces jardins ; on y voit des arbres fruitiers, des tournesols, des cucurbitacées, du maïs, des fleurs aux couleurs éclatantes. Le Petit-Russien aime beaucoup les fleurs, et les jeunes filles s’en font d’agréables parures. Les maisons, bâties sur un plan uniforme, n’ont qu’un rez-de-chaussée composé de deux pièces d’environ cinq pas en tout sens; le four sépare ces deux chambres, et la cheminée sort du milieu d’un toit surbaissé, couvert en chaume, dont les deux faces sont abattues en forme de pavillon. Chaque pièce est éclairée par une fenêtre large tout au plus d’un pied carré. Cette disposition, qui a l’inconvénient de diminuer la lumière, est appropriée aux exigences du climat : elle préserve du froid pendant l’hiver, de la chaleur pendant l’été. Comme les paysans ignorent l’emploi des lits et qu’ils se couchent sur le sol, sans jamais quitter leurs habits, ils n’éprouvent pas le besoin d’avoir des chambres spacieuses, et le logement de toute une famille ukrainienne n’est guère plus grand qu’une couchette de paysans du Poitou. La voûte du four est disposée en plate-forme, de façon à servir de lit à trois ou quatre personnes. Quelques pots en terre représentent toute la vaisselle : un banc sert de table à toute la famille ; la cuisine se prépare dans le four, et on s’assied sur le sol pour prendre le repas. Le berceau des enfans, suspendu à une solive du plafond, se balance au milieu de la chambre, et quelques tableaux religieux peints sur bois complètent l’ornementation intérieure. On blanchit les chaumières à l’extérieur au moins deux fois par an, et c’est un usage presque religieux de les badigeonner à la chaux la veille des grandes fêtes. Des plantes grimpantes couvrent les murs pendant l’été, et donnent à ces maisonnettes, construites en bois ou en pisé, une physionomie assez gaie. Chaque paysan édifie sa demeure et l’entretient à ses frais; mais le propriétaire accorde ordinairement la permission de prendre dans ses forêts le bois nécessaire. Une pareille habitation ne coûte guère plus de 60 à 100 francs. Un village n’est qu’une agglomération d’un nombre plus ou moins grand de chaumières semblables.

Ce qu’on peut encore remarquer dans un village petit-russien, c’est l’église, le karchema, puis la maison seigneuriale. Dans les villages de faible importance, l’église est une simple tour en bois, carrée, coiffée de la calotte verte; mais dans les grands domaines le style byzantin est soigneusement conservé, et l’église, bâtie en briques sur le plan de la croix grecque, élève dans les airs sa coupole centrale, qui dépasse de toute sa hauteur les quatre petites coupoles. Partout la peinture vert-émeraude reluit au soleil : c’est la couleur nationale. Sauf les croix plantées au sommet des coupoles, on se croirait devant quelque mosquée moresque. Des peintures murales décorent les façades des églises russes, et l’intérieur de ces édifices est partout couvert des couleurs éclatantes qui caractérisent le culte grec. La maison seigneuriale est d’ordinaire habitée par un intendant, les seigneurs étant presque toujours absens de leurs villages. Elle est construite d’une façon un peu plus élégante que les chaumières des serfs; un portique en bois, en forme d’architrave, sert de vestibule au milieu de la façade. On trouve pourtant quelques châteaux dans certaines propriétés russes, non pas de ces manoirs qui rappellent la féodalité par leurs tourelles crénelées et leurs fossés, mais d’élégantes et belles constructions, d’une époque récente, et qui offrent presque toujours, comme les temples grecs, avec un seul rez-de-chaussée très élevé, deux façades à quatre colonnes isolées et surmontées d’un fronton. Ces constructions sont en briques recouvertes partout d’une teinte blanche qui fatigue la vue. Les toits sont en tôle de fer peinte de l’éternel vert-émeraude. Le karchema ou le kabake est un grand bâtiment traversé dans toute sa longueur par une remise où les voyageurs amènent leurs chevaux : c’est l’auberge du village, et le tenancier de cette dépendance seigneuriale a seul le privilège de débiter l’eau-de-vie aux habitans. Le karchema joue un grand rôle dans les mœurs de la population rurale; c’est là que tous les paysans, hommes, femmes, vieillards, enfans, passent la plus grande partie des jours de fête; c’est là que toutes les économies du peuple viennent se convertir en étourdissement et en ivresse. Les jeunes filles elles-mêmes s’y rendent, parées de leurs plus beaux atours, et elles y forment des danses où les garçons assistent seulement comme spectateurs. C’est au son d’un air mélancolique, ordinairement très peu varié, que les danseuses exécutent entre elles les figures. Si même le joueur ordinaire de vielle ou d’accordéon fait défaut, on danse en chantant toujours sur le même refrain. C’est au karchema qu’il faut observer la physionomie des paysans, car c’est le seul lieu de réunion où les gestes et les allures soient libres; on y oublie les maux de toute la semaine. Malheureusement aussi on y perd la raison dans des libations réitérées. Je ne crois pas que les Russes aient une plus grande passion que celle du karchema, et c’est là que se dépense tout l’argent qui entre dans le village. L’interdiction de ce délicieux rendez-vous du dimanche passe pour la plus pénible des punitions.

Les villes de la Russie méridionale sont peu attrayantes. Les chefs-lieux de gouvernement ou les villes de districts possèdent des églises nombreuses, aux coupoles vertes ou dorées, des palais qui ressemblent à des casernes. Les rues sont assez larges, mais il est à peu près impossible de les parcourir à pied pendant une moitié de l’année à cause de la boue et des inégalités du pavage. Kiev, qui est l’ancienne capitale de la Petite-Russie, a pourtant d’assez beaux quartiers, de récente construction, garnis de trottoirs fort bien alignés, beaucoup de maisons neuves à plusieurs étages, des jardins publics, et même des boulevards. Cette ville est placée sur une éminence qui domine la large vallée du Dnieper. On y admire un pont suspendu sur une longueur de plus de 1,000 mètres, dont les piles élégantes sont entièrement montées en briques de Kiev, d’une qualité et d’une résistance sans pareilles. Ce magnifique ouvrage a coûté environ 20 millions de francs. Malgré une population de plus de soixante mille habitans, la ville de Kiev présente un aspect de tranquillité et même de monotonie qui reflète assez exactement le caractère des populations de la Russie du midi. Il n’y a de mouvement qu’à l’époque des foires, où tous les propriétaires se donnent rendez-vous, et où les affaires les plus importantes se traitent ordinairement par contrat.

Le peu de ruines archéologiques que présente la Russie méridionale ne saurait éclairer l’histoire des peuples qui ont successivement occupé cet immense territoire. Le système de construction en usage est tel que les ruines disparaissent complètement dans l’espace d’un siècle. La pierre est fort rare; malgré la présence de quelques gisemens granitiques, on l’emploie très peu à cause du prix de revient, qui en est relativement élevé. La brique est également fort chère. Aussi les incendies sont-ils le fléau d’une contrée où toutes les maisons sont construites en bois, où, pendant la plus grande partie de l’année, la rigueur du climat exige un chauffage constant. Au premier cri d’alarme, les paysans commencent par transporter devant leurs maisons les chétifs objets qui en meublent l’intérieur; cette précaution n’est pas inutile, car il arrive presque toujours que les débris enflammés qui s’échappent du foyer de l’incendie, poussés par le vent, propagent le désastre, et embrasent rapidement tout le village. On ne trouve de pompes que dans un petit nombre de grands domaines. Un règlement de police qui prescrirait l’emploi de quelques mesures destinées à prévenir les incendies rendrait assurément de grands services aux populations rurales.

Le meilleur observateur de l’antiquité, Hippocrate, soumet les qualités physiques et morales de l’homme à l’action du milieu où il vit. Le peuple de la Petite-Russie se ressent des influences tempérées du sol qu’il habite ; il ne fait pas preuve de grandes vertus, mais les crimes sont très rares. Le paysan est adroit, intelligent, soumis, il aime ses frères, c’est ainsi qu’il appelle tous ses semblables ; les vieillards sont traités de pères ou de mères, les jeunes filles de sœurs, et ces mots s’emploient entre gens qui ne se connaissent pas et se voient pour la première fois. Les défauts du Petit-Russien sont l’indolence, la dissimulation, l’égoïsme et surtout l’ivrognerie ; mais ces défauts ne proviennent-ils pas de son ignorance et de la position qui lui est faite par le servage[1] ? Sous le rapport de la vie matérielle, le sort des paysans de la Petite-Russie est moins précaire que celui des ouvriers agricoles des autres régions asservies et même de quelques pays libres. Il ne faut point oublier qu’ils habitent la contrée la plus riche de l’Europe, et que la satisfaction des premiers besoins y est plus facile que partout ailleurs. On est allé jusqu’à expliquer par ce fait l’indolence et le peu d’activité industrielle des habitans ; mais c’est prendre ici l’effet pour la cause. Le travail des champs n’est praticable que pendant une moitié de l’année, et laisse de nombreux loisirs durant lesquels le serf, forcément attaché à la terre seigneuriale, tombe dans un inévitable engourdissement. Aucune idée ambitieuse ou jalouse ne vient l’aiguillonner, comme dans les pays où le travail peut aplanir les distances qui séparent les diverses classes de la société. Il est excessivement rare qu’un paysan amasse une somme suffisante pour acheter sa liberté. Aussi, résigné à son sort, le serf borne-t-il son ambition à récolter assez de grains pour attendre la nouvelle moisson, à recueillir assez de bois pour se chauffer pendant l’hiver. Si les provisions laissent un excédant, on l’emploie à l’achat de quelques vêtemens, mais le plus souvent cette faible épargne va s’engloutir dans les débits d’eau-de-vie. Penser à l’avenir, au bonheur des enfans, cela n’est point dans les habitudes des serfs : les enfans seront, comme l’aïeul et le père, attachés à la glèbe ; ils vivront de la même manière. Aussi le pire côté du servage est-il l’espèce de niveau qu’il abaisse sur l’intelligence et la prévoyance humaines. L’habitant de la Petite-Russie offre le type d’une belle race ; il a la taille moyenne, les cheveux blonds ou châtains, la démarche un peu lourde. Les vieillards portent toute la barbe ; les jeunes gens ne laissent pousser que les moustaches. On ne rencontre point parmi les habitans de cette région l’affreux type kalmouk, ces narines ouvertes, ce nez camard et effacé, qui rappellent les peuples barbares de l’Asie. Le costume national se compose d’une jaquette en étoffe de bure brune, sans boutons, serrée à la taille par une longue ceinture rouge ou verte, d’un pantalon de toile blanche dont les fonds descendent au milieu des cuisses comme les culottes des zouaves, et dont les extrémités sont recouvertes par de larges bottes. La coiffure est ordinairement un bonnet de peau d’agneau noir et rond. En hiver, le cojouk, espèce de cafetan en peau de mouton, remplace la jaquette d’été; le pantalon est encore de toile, mais les jambes sont enveloppées avec des pièces de laine qui garnissent les bottes. Le linge est grossier, mais soigneusement entretenu. Par-dessus les autres vêtemens se met encore le kobéniak, qui est muni d’un capuchon percé de deux trous pour les yeux. La physionomie du paysan change du reste avec les saisons; l’exercice en plein air, la salutaire activité de la vie rurale, donnent au travailleur pendant l’été une apparence de contentement et de bien-être. En hiver, quand le froid engourdit le sang et les membres, le Petit-Russien s’enveloppe de son cojouk, se coiffe de son bonnet épais et fourré, et s’il soulève une pièce de bois, ses mains, couvertes d’énormes mitaines, semblent paralysées[2].

Les paysannes de la Petite-Russie ont un costume pittoresque qui appartient plutôt à l’Asie qu’à l’Europe; on se rappelle ces vieilles images de l’art byzantin, où les vierges sont ornées d’une coiffure en cerceau. En été, les jeunes filles se parent de fleurs et de rubans de couleur éclatante; elles savent ajuster avec art les feuilles, les épis, les baies de quelques fruits rouges comme le sorbier, dans leur chevelure, dont les nattes sont relevées en couronne ou descendent sur les épaules. Le bandeau virginal, de couleur rouge, se place sur le sommet de la tête comme un diadème. Un collier de perles, de corail ou de verroterie tourne au moins douze fois autour de leur cou en dessinant un croissant; on y suspend des médailles religieuses dont les peintures sur émail imitent la mosaïque. Une basquine en toile rouge descend jusqu’aux genoux; la jupe très courte, ordinairement blanche, sériée à la taille par une écharpe de laine rouge, laisse passer le tour brodé de la chemise. Les jambes, le plus souvent nues jusqu’au-dessus du mollet, sont quelquefois chaussées de grandes bottes en maroquin rouge ou jaune; mais si les villageoises découvrent presque toujours leurs jambes, elles ont grand soin de cacher leurs bras jusqu’aux poignets. Tel est le costume éclatant des jours de fête. On se rappelle devant cette parure l’ancienne splendeur des vêtemens de la Perse ou de l’Egypte, et c’est peut-être au culte de l’église grecque, qui a toujours gardé les goûts iconophiles de l’ancienne patrie, qu’il faut attribuer la conservation de cette mode antique.

Les filles se marient.de très bonne heure, et dès que le mariage est consommé, l’épouse doit cacher ses cheveux sous un turban, le platoke. Autrefois même on coupait la chevelure de la mariée, et l’on redit encore une chanson où une fiancée dépouillée de ses belles nattes exprime ses regrets avec une grâce touchante :


« O mes nattes, mes beaux cheveux dorés! — ce n’est pas une, ce n’est pas deux années, — ce n’est pas deux années que je vous ai tressées. — Chaque samedi je vous baignais, — chaque dimanche je vous ornais, — et aujourd’hui dans une heure il faut vous perdre! »


Il arrive même que les paysannes qui n’ont point eu la patience d’attendre le sacrement sont soumises, dans une cérémonie bizarre, à l’humiliation de la coiffure du platoke. Les filles et les garçons du village se rassemblent ordinairement un jour de fête : ils vont chercher la pauvre malheureuse, ils l’entraînent malgré ses pleurs, et après avoir dénoué ses nattes et retiré les rubans, ils la coiffent du platoke, qu’il ne lui est plus permis de quitter. D’ordinaire, le complice de la pauvre victime, qu’on appelle désormais pokritka[3], intervient dans la cérémonie et fournit le mouchoir, ce qui indique qu’il est prêt à réparer sa faute, et qu’il accepte l’union qui fera disparaître l’ignominie du châtiment. A vrai dire, rien ne distingue une jeune fille d’une femme, si ce n’est le platoke. Ce turban est un châle de laine ou de coton comme celui que portent nos paysannes sur leurs épaules, mais qui, roulé autour de la tête de façon à s’élargir, rappelle un peu le kolback d’un tambour-major. L’époux offre le platoke à sa fiancée, comme chez nous on offre le châle des Indes, qui, rendu à sa destination primitive, ne devrait être qu’une coiffure.

Les mariages se célèbrent avec des cérémonies naïves dont l’origine est sans doute fort ancienne. La veille du jour où la jeune fille doit appartenir à l’époux, elle va trouver ses maîtres et quelques habitans du village; elle est vêtue simplement, et sa chevelure est éparse; elle se jette aux genoux de tous ceux qu’elle visite, et leur baise les pieds en demandant pardon. Les autres filles du village, qui l’accompagnent, sont au contraire parées de leurs plus beaux ajustemens. Il est d’usage de relever et d’embrasser la pénitente, qui reçoit un léger cadeau et offre en retour un petit pain de forme symbolique. Si la jeune fille se marie dans un autre domaine que celui de son seigneur, elle doit payer à celui-ci un droit de sortie appelé vêvodnoé. Le sacrifice de la chevelure d’une jeune mariée est ce qu’il y a de plus saillant dans la cérémonie des noces; voici l’un des couplets qu’on chante le plus souvent à cette occasion :


« Où est ton frère aîné, Marie, — qui a dénoué tes belles nattes? — Qu’a-t-il fait des rubans qui les ornaient? — Les a-t-il jetés dans le profond Dnieper? — ou les a-t-il offerts à ta sœur cadette? — Tes nattes, Marie, étaient serrées comme si le forgeron les eût tressées. — Qu’il vienne à présent les déforger, — et pour lui seront les rubans dorés. »


Enfin la cérémonie se termine par la coiffure du turban, qu’une femme âgée enroule autour du front de la mariée, en lui souhaitant le bonheur :


« Je couvre ta tête du platoke, ô ma sœur, — et je te donne le bonheur et la santé. — Sois toujours pure comme l’eau, — deviens féconde comme la terre. »


Le lendemain de la noce, la cérémonie n’est pas moins bizarre; te mari mène sa femme chez tous les habitans et leur montre le vêtement de la première nuit. On voit combien ces usages rappellent les mœurs patriarcales des plus anciennes sociétés. Le premier jour de mon arrivée en Russie, je fus témoin d’un spectacle assez étonnant pour un étranger: une femme d’environ quarante ans venait se plaindre à son maître d’avoir été battue par un paysan. Tout en exposant sa plainte, elle enleva sa chemise, qui retomba sur sa ceinture, et elle montra les ecchymoses qui sillonnaient son torse nu. Il y avait là beaucoup de monde ; mais la pauvre femme, tout entière à son indignation, n’éprouvait aucun sentiment de honte. Ce manque de pudeur s’associe en définitive à un sentiment de moralité assez rare en Occident.

Les femmes de la classe aisée suivent, en les exagérant quelquefois, les modes parisiennes. Elles ne portent que des robes d’été, même en hiver; les maisons sont si bien chauffées que les étoffes de laine n’y sont pas nécessaires, et à l’extérieur la fourrure dispense de robes chaudes; d’ailleurs les femmes sont très sédentaires et passent une moitié de la journée à faire la sieste. Le travail des mains est fort dédaigné, même la broderie ; on laisse cette occupation aux filles de chambre. On pourrait croire que l’ennui pénètre dans des intérieurs aussi tranquilles, et qu’une vie aussi peu animée laisse quelque amertume dans l’esprit. Nullement; l’habitude est plus forte que la nature. Le canapé sert constamment de lit de repos; le journal de modes distrait un moment; le reste du temps se passe à prendre le thé, à fumer des cigarettes, à croquer des amandes de citrouilles ou de tournesol, ou encore à jouer aux cartes.

La classe moyenne est représentée par les habitans qui ne sont point serfs, tels que les marchands, les petits nobles polonais, les employés et les Juifs. On compte trois classes de commerçans, qu’on appelle guildes; la première guilde, pour laquelle il faut déclarer un actif de 60,000 francs, donne privilège pour les marchandises exotiques : les banquiers, les armateurs appartiennent à cette classe, qui paie au trésor de la couronne une espèce de patente fixe annuelle de 10,000 francs. La deuxième guilde paie un droit annuel de 2,200 francs; ceux qui veulent être admis dans cette catégorie doivent justifier d’un capital de 24,000 francs, et peuvent exercer le commerce sur toutes les marchandises étrangères ou indigènes; mais il leur est interdit d’élever leurs importations au-dessus de 90,000 roubles (360,000 francs), chiffre illusoire du reste et difficile à contrôler. La troisième guilde paie une patente de 800 francs, qui donne seulement le droit de vendre des marchandises achetées chez les commerçans des deux autres classes ; elle doit posséder un capital de 10,000 francs. Le commerçant qui appartient à l’une des trois guildes peut établir d’ailleurs des succursales dans tout l’empire; il en résulte que de nombreuses maisons de commerce se fondent sans payer le droit des guildes en empruntant le nom des patentés inscrits. On ne compte dans tout l’empire qu’environ 2,500 marchands dans la première guilde, 6 ou 7,000 dans la deuxième, et 170,000 dans la troisième. Il existe néanmoins un certain nombre d’industries à qui l’on délivre un certificat et qui paient une patente fixe; elles comprennent tout le petit commerce, qui tend à se répandre de jour en jour. Les maîtrises sont inconnues, et chaque ouvrier peut librement exercer une profession sans qu’on exige de lui aucune garantie d’apprentissage. On trouve dans la Petite-Russie des gens qui font tous les états et qui n’en connaissent réellement aucun. Les articles confectionnés sont vendus sur place aux marchands, qui les transportent dans les foires. Les objets d’habillement, de ferronnerie, de cuivrerie, d’ameublement, sont fabriqués dans des villages où tous les habitans exercent la même profession. Il y a des communes entières de peintres qui fournissent cette multitude de tableaux peints sur bois qu’on retrouve du château à la chaumière dans toutes les maisons russes.

Les descendans des Polonais qui habitaient la Petite-Russie avant la conquête composent une partie de la classe bourgeoise ; ils sont désignés sous le nom collectif de chiakta ou petite noblesse. Ils possèdent quelques biens immeubles et ils ont conservé leurs franchises; c’est particulièrement cette classe qui fournit aux seigneurs les employés de leurs domaines : ils sont intendans, économes ou écrivains dans presque toutes les fermes. Enfin les Juifs représentent aussi un élément de la bourgeoisie. Dès qu’on a mis le pied dans une ville de la Petite-Russie, on se croirait transporté en Palestine, tant on rencontre de Juifs garnissant les places, les rues, et formant le groupe principal de la population; cette nation féconde semble avoir trouvé la terre promise dans cette fertile contrée : elle peuple à elle seule les trois quarts de tous les bourgs et de toutes les petites villes. Dans les autres pays de l’Europe, les Juifs ne se distinguent du reste de la population que par leurs mœurs et leur industrie; dans la Petite-Russie, ils ont conservé leur costume national, et il est impossible de les confondre avec les autres habitans.

Le séjour des grandes villes est interdit aux Juifs; mais dans les villes de second ordre et dans les bourgs (miestechkis), où la résidence des Israélites est tolérée, ils animent tout de leur activité. Ils habitent de sales maisons en bois, sans clôtures et sans jardins, qui contrastent singulièrement avec l’air de propreté des chaumières de paysans. Presque toutes les petites villes appartiennent à des seigneurs qui permettent à des Juifs marchands de bâtir une espèce de baraque de foire sur un terrain rapproché du groupe des habitations rurales, moyennant une faible redevance annuelle. Il s’est ainsi formé depuis une vingtaine d’années des centres de population avec des élémens tout nouveaux. L’indolence naturelle des paysans, la régularité de leur vie sédentaire, leur antipathie.et leur méfiance pour toute espèce de transactions, donnent beau jeu à l’âpreté des spéculateurs Israélites, qui ont trouvé le moyen de vivre et de s’enrichir en mettant les producteurs à contribution et en s’emparant de toutes les denrées dont l’usage est le plus fréquent. Tous les Juifs des terres noires sont marchands ou exercent une industrie quelconque. Les hommes font l’état de commissionnaires; ils louent des chevaux et des voitures; presque partout ils sont aubergistes. Ils passent pour être adroits contrebandiers et receleurs discrets. Si l’on excepte quelques tailleurs et cordonniers, ils ne se livrent point aux états manuels. Leur industrie principale s’exerce sur les denrées alimentaires ; ils ont presque le monopole de la boucherie et de la meunerie; l’indolence habituelle des habitans laisse toutes les affaires entre leurs mains. Aucune transaction ne se fait sans l’intermédiaire d’un courtier juif; si deux propriétaires qui se connaissent veulent conclure un marché de grains ou de bestiaux, au lieu de traiter directement entre eux, ils font intervenir cet agent. Il se trouve parmi les Juifs des capitalistes très riches; ils ne possèdent pas de biens-fonds, toute leur fortune est en portefeuille. Tout ce que le paysan épargne, peut-être aussi le plus clair du revenu des propriétaires passe entre leurs mains. On se ferait difficilement une idée du mépris attaché à leurs personnes; les serfs eux-mêmes les estiment très au-dessous d’eux et ne leur parlent qu’en les tutoyant comme à des inférieurs. Les Juifs ont accepté cette position dégradante, et ils s’en consolent en s’enrichissant. On ne comprend guère comment un peuple nombreux, bien supérieur à la population rurale par l’intelligence, la position et surtout la sobriété, a pu accepter dans la société un rôle aussi humiliant. Comment n’a-t-il pas cherché à vivre de sa propre force, à créer par son travail des richesses bien faciles à développer dans un pays aussi heureusement situé? Les Juifs ne veulent pas, ne savent pas créer des produits; ce qu’il leur faut, c’est une existence incertaine, alimentée avec les profits plus ou moins licites qu’ils retirent du travail d’autrui, et dont ils se servent pour entretenir leur oisiveté ascétique et maladive.

On rencontre dans la Petite-Russie une classe d’habitans qui a son origine dans le servage et son analogue dans ce qu’on appelait aux colonies le nègre marron. On désigne sous le nom de bourlaques tous les ouvriers qui voyagent dans l’intérieur du pays et vont louer leurs services dans les usines et dans les grandes exploitations rurales. Presque tous ces hommes sont des serfs qui ont abandonné leurs villages, soit pour se soustraire aux mauvais traitemens de leurs maîtres, soit pour toute autre cause. Il y a parmi ces aventuriers des gens fort honnêtes ; mais le nom de bourlaque est généralement un terme de mépris qui équivaut à celui de vagabond. Les paysans d’un village où des bourlaques viennent louer leurs bras ne les regardent qu’avec des airs de supériorité fort réjouissans. Une fois que le serf réfractaire a quitté son maître et s’est exilé de son village, il mène une vie beaucoup moins heureuse que dans son pays, mais il n’y retourne jamais de plein gré. Il y a des couples de bourlaques qui passent leur vie à parcourir les fermes et les fabriques par amour de l’indépendance. Un ménage de bourlaques change de place douze fois par an, car hommes et femmes louent leurs services au mois et par paire. Les Juifs, qui sont ordinairement les entrepreneurs de la main-d’œuvre dans les fabriques, ont une manière spéciale de retenir ces ouvriers nomades, et ce moyen consiste à ne pas les payer. Le pauvre bourlaque ne peut aller se plaindre à la police ; il lui faudrait commencer par avouer sa position illégale. Outre les bourlaques, il est une autre classe d’ouvriers libres dont les manufacturiers emploient les bras par une location mensuelle : ce sont les soldats en congé ; mais autant les bourlaques sont humbles et soumis, autant ceux-ci sont arrogans. Le soldat russe doit servir vingt années : au bout de dix années, il est licencié si l’on est en temps de paix; toutefois il doit se présenter, à des époques périodiques, dans la ville de son district, et se tenir toujours prêt à partir. Rentré dans la vie rurale d’une manière temporaire, le soldat ne peut se marier avant l’expiration de son congé définitif; mais il n’est plus serf, et il échappe au traitement correctionnel de son ancien maître : il est kazionnie, c’est-à-dire sujet de l’empereur. Lorsque, pour une levée extraordinaire, on enrôle des hommes mariés, la femme et les enfans du soldat sont libres; ils appartiennent au tsar. Les soldats en congé ou libérés forment une catégorie spéciale d’ouvriers libres en Russie; ils se louent comme domestiques ou comme journaliers ; on en voit quelquefois servir comme portiers dans les maisons particulières, avec la poitrine couverte de décorations et de rubans de toutes couleurs.

Pour trouver réunis tous les élémens de la population petite-russienne, il faut aller au marché, à la foire, qu’on nomme le bazar. C’est ordinairement le dimanche que se tiennent ces marchés, dans les petites villes placées au centre d’une douzaine de villages qui appartiennent quelquefois au même seigneur. Le voyage au bazar est l’une des grandes affaires de la vie des paysans; c’est là qu’on apprend les événemens de la semaine, là qu’on retrouve ses connaissances et qu’on voit les nouvelles modes. Aussi les prétextes ne manquent jamais pour faire ce voyage du dimanche; on ne va point au bazar sans y porter quelques denrées, on n’en revient pas sans emplette : c’est un usage consacré. A côté des produits agricoles, exposés sur la place du bazar, sont rangées les marchandises de luxe, étendues sur le sol, jamais sur des bancs : ce sont des bijoux faux, des grenailles de verroterie, de perles, de corail, des tresses, des rubans, des étoffes imprimées. Tous ces objets sont spécialement vendus par des Juives. On y trouve aussi quantité de ces tableaux religieux peints sur bois que les paysans aiment tant à placer dans leurs chaumières, quelques instrumens de musique allemands, et même russes, surtout des accordéons et des chalumeaux rustiques. Les changeurs juifs ont seuls une petite table, où sont étalées les menues monnaies de cuivre et d’argent avec lesquelles ils escomptent les billets de crédit impérial, dont les paysans se débarrassent avec une perte de 1 pour 100.

On sait combien il a fallu d’efforts en France pour amener l’usage exclusif des monnaies décimales et pour effacer le souvenir des vieilles pièces métalliques. La même difficulté se représente dans la Russie méridionale, et les mots de rouble et de kopeck n’ont point encore pénétré dans les usages villageois. Il en est de même pour les poids et mesures, qui du reste dérangeraient le système habituel des transactions : c’est l’affaire de l’acheteur d’estimer d’un coup d’œil quelle quantité de marchandise est contenue dans le sac du paysan, c’est l’affaire de celui-ci de vendre au plus haut prix la moindre quantité possible. Les Juifs sont les accapareurs habituels de tout ce qui arrive sur le marché. Leur industrie s’exerce sur tout ce que produit le paysan : ce sont eux qui achètent les bestiaux, et ils se comportent en maquignons parfaits. Ils transforment un animal de façon à le rendre méconnaissable; ils ajoutent au besoin des dents, des oreilles, et même des queues. On cite à ce sujet des tours de ruse et d’adresse qui feraient pâlir la réputation de nos prestidigitateurs. Les Juifs ont pour concurrens dans cette spécialité les bohémiens ou zingaris. Ce singulier peuple présente dans l’empire russe la physionomie qu’on lui connaît dans les autres nations. Il passe l’hiver en Crimée ou vers le Caucase, le plus près qu’il peut du soleil; il remonte au nord avec l’hirondelle, choisit une station où la vie est facile, ordinairement près d’une petite ville, y déploie sa tente et exerce des industries variées. Les hommes parcourent les foires, font le commerce des chevaux dont le prix ne dépasse pas un rouble, et qu’ils revendent quatre ou cinq fois plus cher. Les femmes mendient. On rencontre un grand nombre de ces insoucians zingaris dans le midi de la Russie, il y en a même de domiciliés à l’état de serfs, surtout dans la Bessarabie et dans la Podolie; mais leurs mœurs nationales ne sont que très peu modifiées par les accidens climatériques et les usages de la nation qu’ils fréquentent depuis un temps immémorial.

Une foire montre la vie des populations industrielles de la Russie méridionale sous son aspect le plus joyeux. Veut-on la connaître dans toute sa réalité sévère, il faut observer les ouvriers au sein même des manufactures, dans l’endroit curieux où ils se rassemblent tous, et qu’on appelle la caserne. Il est difficile d’imaginer un tableau plus repoussant : là dorment sur des planches environ trois cents personnes tout habillées, hommes et femmes indistinctement, les uns ayant les pieds contre la tête des autres; des émanations suffocantes s’échappent de cette galerie. Ce n’est que dans l’entrepont où les négriers emmagasinent la marchandise humaine qu’ils appellent bois d’ébène qu’on pourrait rencontrer un aussi horrible spectacle. Les ouvriers du reste dorment très tranquillement dans cette caserne, et si parfois ils se plaignent, ce n’est jamais parce qu’ils manquent d’air, mais parce qu’ils n’ont point assez chaud. Il est vrai qu’il leur faut une température de 40 degrés. Ils sont ordinairement nourris par les entrepreneurs des fabriques ; sous ce rapport, ils sont assez bien traités[4].

Quand la population d’un pays est surtout industrielle, les alimens ordinaires sont de bonne qualité, et les prix s’équilibrent d’après la richesse des élémens nutritifs qu’ils contiennent. Les alimens qui composent le régime du serf sont à un prix plus bas qu’en tout autre pays de l’Europe : le pain se vend moins d’un son la livre, et la viande deux ou trois sous; mais il faut signaler ici une singulière anomalie. Tandis que depuis quelques années la consommation du pain de froment a pris une grande extension en Europe, qu’en Irlande même l’usage du pain blanc a remplacé la nourriture exclusive autrefois fournie par les pommes de terre, la Russie méridionale, qui de tous les pays de l’Europe exporte le plus de blé, est précisément celui où l’usage du pain de froment est le moins répandu. L’emploi du seigle est exclusif pour tous les habitans, serfs et libres, et la farine de froment se vend régulièrement de 30 à 50 pour 100, livrée en sac et au moulin, plus cher qu’à la halle de Paris. Aussi peut-on dire que le froment n’est pour l’agriculture russe qu’une récolte purement industrielle, destinée à l’exportation. La farine de blé n’entre dans les ménages aisés que sous la forme de pâtisseries ou de pâtes préparées à l’italienne. Les Petits-Russiens prétendent que le pain de seigle possède une acidité particulièrement salutaire. On sait que la valeur nutritive du seigle n’est que les deux tiers de celle du froment, et ce singulier goût pour une céréale inférieure en explique la culture exclusive, bien que les frais soient les mêmes que pour le froment, et que le rendement soit moitié moindre.

La Russie méridionale produit une assez grande quantité de vins : on en estimait, il y a quelques années, la récolte à plus de 200 millions d’hectolitres. La moitié environ est consommée suri)lace par les peuples vignerons des provinces du Caucase; l’autre partie, dont la récolte se fait en Crimée ou sur le littoral de la Mer-Noire, donne lieu à une industrie considérable, la fabrication des vins liquoreux de tous les noms possibles, et dont les habitans de la Russie du nord sont particulièrement amateurs. Du reste, le vin n’est pas une boisson habituelle aux Petits-Russiens ; l’usage de l’eau-de-vie lui fait tort; ce sont les liquides très alcooliques comme le xérès, et surtout le porter anglais, qu’on préfère au meilleur bourgogne. Si les Russes consomment beaucoup de Champagne, c’est que ce vin est une boisson mousseuse et de grand luxe. La fabrication de la bière a peu d’extension, quoique les élémens en soient à très bon marché. Le peuple compose une boisson de ménage avec des fruits acides ou des croûtes de pain mis en fermentation ; c’est un liquide mousseux nommé kras qui n’a pas une grande force et qu’on ne boit que dans les maisons où l’eau-de-vie ne paraît pas. Enfin en fait encore une boisson à peu près semblable avec du miel et qu’on vend au verre sur les marchés, comme à Paris la limonade.

« Dis-moi ce que tu manges, je te dirai qui tu es, » a écrit Brillat-Savarin en paraphrasant un vieux proverbe; c’est qu’en effet l’alimentation d’un peuple indique non-seulement ses mœurs et ses habitudes, mais encore ses passions. Une nourriture succulente, raffinée, indique un peuple spirituel, élégant; une alimentation copieuse, mais peu recherchée et d’une préparation culinaire à peu près nulle, dénote un peuple simple, qui en est encore aux premiers bienfaits de la civilisation. Il y a dans la Petite-Russie deux mets nationaux qui sont la base indispensable du régime quotidien. Ces deux ragoûts essentiels s’appellent l’un le borche, l’autre le kâche. Le borche est un potage fabriqué avec des légumes aigris, particulièrement des choux et des betteraves, auxquels on ajoute un morceau de viande de bœuf ou de lard salé. Si l’on juge de la qualité indigeste de ce mets favori par son énergie purgative, on sera surpris d’apprendre que rien au monde ne surpasse la valeur de cet aliment pour un estomac petit-russien. Dans les jours maigres, la viande est supprimée et remplacée par l’huile ou le poisson. Aucun mets de la cuisine française n’offre quelque analogie avec le borche, et quoique la choucroute allemande soit aussi composée de choux fermentes, il n’y a pas la moindre ressemblance entre ces deux préparations. Le bouillon du borche se mélange avec les légumes; il a ordinairement une couleur rose; l’odeur en est acide, mais d’une acidité pénétrante qui rappelle le faro de Bruxelles. Quant au kàche, c’est un aliment farineux, l’ancien brouet des Spartiates; il n’a aucune odeur particulière, et se prépare avec les grains émondés du millet ou du sarrasin que l’on fait crever et cuire au four dans un vase d’eau; on ajoute sur le tout, réduit en pâte très épaisse, quelques cuillerées de graisse ou d’huile, et l’on mange le plus chaud possible; ce mets passe pour être d’une digestion facile. Ce n’est pas seulement dans les cabanes des serfs qu’on fait un usage quotidien du borche et du kâche ; les mêmes alimens paraissent invariablement sur la table des maisons aisées.

Lorsqu’on a observé dans tous ses détails la vie matérielle d’un pays, il reste à se demander dans quelle mesure ces habitudes journalières nuisent ou concourent à la prospérité de la population, c’est-à-dire si le nombre des habitans s’accroît ou diminue. Sans rechercher si ce phénomène dépend plutôt du climat que de la forme des gouvernemens, on ne peut méconnaître que l’accroissement de la population est le critérium de la somme de bien-être répandue dans une contrée. Dans les pays où les instrumens de travail sont à la portée des habitans, où le sol est fertile, la population se développe spontanément : la famille est une richesse en pareille circonstance; mais dans les contrées où le sol est ingrat, où des crises fréquentes paralysent l’industrie, la famille est au contraire une charge. En Russie, chaque recensement annonce une augmentation dans la population libre et une diminution dans les familles serves. On attribue la mortalité qui décime celles-ci à l’influence du climat, tandis qu’en réalité c’est à la négligence des habitans que revient la plus grande part de responsabilité. L’étranger qui parcourt les provinces de la Petite-Russie pendant l’hiver est témoin du peu de précautions que les parens prennent pour protéger les enfans contre la rigueur de la température; on ne peut guère traverser un village par un froid de 15 degrés sans que des enfans en chemise se montrent devant leur chaumière, courant dans la neige, les pieds nus. Quant aux personnes adultes, elles quittent une espèce d’étuve où la température atteint souvent 40 degrés de chaleur pour traverser la rue sans chaussures et à peine vêtues. Il résulte nécessairement de cette brusque transition des maladies inflammatoires qui emportent chaque année une grande quantité d’habitans. Les serfs prétendent que ceux de leurs enfans qui succombent ainsi n’auraient pu vivre longtemps, et que ceux qui doivent résister sont insensibles à cette sorte d’accidens. Il est bien certain que des soins plus attentifs, et surtout une instruction élémentaire plus étendue, mettraient les paysans à l’abri de cette cause de dépopulation.


III. — L’AGRICULTURE ET LES DEBOUCHES.

Si les points de vue pittoresques sont rares dans la Russie méridionale, au temps de la moisson, les récoltes présentent-un spectacle grandiose. Les fertiles contrées de la Beauce et de la Brie ne peuvent donner qu’une faible idée de l’immense étendue de ces cultures. Elles sont encore soumises, pour la plupart, à l’assolement triennal. Il serait injuste de méconnaître les services que la simplicité et la régularité de cet assolement ont rendus à l’agriculture pendant quatre siècles ; c’est de tous les systèmes, non pas le plus productif, mais celui qui demande le moins de travail et qui assure le rendement le plus uniforme. L’introduction de l’assolement triennal joua un grand rôle dans la vie des peuples à une époque où la valeur des engrais n’était pas connue; s’il tend aujourd’hui à disparaître devant les progrès de la science et les besoins croissans des nations, il n’en est pas moins le seul raisonnable dans les pays arriérés, où une mauvaise méthode vaut encore mieux en définitive que l’absence de toute méthode.

On sème dans les terres noires les céréales d’hiver plus tôt qu’en France; dès que les moissons sont terminées, vers le milieu du mois d’août, la charrue se promène sur les jachères, qui ont déjà reçu un premier labour. Le seigle est la culture la plus importante que les paysans aient l’habitude de demander aux terres seigneuriales. Le froment ne se cultive guère que sur les domaines réservés des seigneurs ou des petits propriétaires. On sème l’avoine, le sarrasin, le millet sur le champ qui a produit du seigle l’année précédente; quant à celui qui a déjà fourni deux récoltes, il reste en jachère et retourne à l’indivision, en sorte que le serf n’a aucun intérêt à améliorer le champ qu’il exploite seulement pour deux années. Le chanvre se cultive dans des lieux choisis, ordinairement situés près du bord des étangs; enfin on aperçoit encore quelques carrés de lin, de pommes de terre et de cameline. Voilà toutes les plantes qui croissent en plein champ; le chou, la betterave, le maïs, le tournesol et les concombres composent à peu près toute la culture de l’agradetz ou potager d’une chaumière russe. La moisson des céréales d’hiver commence ordinairement vers le milieu de juillet; celle des avoines suit immédiatement; on se sert de la faucille pour les premiers grains, de la faux pour les seconds. Les machines à faucher ne tarderont point à prendre possession de ce pays de grande culture, où les plaines ne présentent aucune espèce d’obstacles.

S’il est un spectacle qui doive étonner un agriculteur français, c’est celui de tant d’excellentes terres du tchornoziome abandonnées à la culture du seigle. Il n’y a en France que les terres de la Limagne qui puissent rivaliser avec celles-ci, et si l’on y cultivait cette céréale au lieu de froment, on crierait à la barbarie. Cette coutume disparaîtra sans doute avec le préjugé qui retarde encore l’emploi des engrais. Il existe en France quelques contrées peu fertiles où, il y a trente ans, les habitans ne cultivaient pas le froment et ne recueillaient que de maigres récoltes de seigle, dont ils faisaient leur nourriture quotidienne; aujourd’hui d’excellentes moissons de blé ont complètement remplacé le seigle. Cette transformation est due au meilleur aménagement des fumiers, à l’entretien d’un bétail plus nombreux, à l’introduction dans l’assolement du trèfle et des récoltes-racines. Si des pays presque stériles ont pu modifier si heureusement leur production annuelle, que ne peut-on attendre de la meilleure région de l’Europe!

On estime la production totale de la Russie en céréales à 540 millions d’hectolitres, dont 300 millions sont consommés sur place ou employés à la distillation; 120 millions d’hectolitres sont consacrés aux semailles; le reste s’expédie dans le nord de l’empire, sauf environ 8 millions d’hectolitres de froment, qui sont exportés annuellement en Europe ; ce dernier chiffre d’exportation a quelquefois doublé dans certaines années de disette. La nature a été merveilleusement prodigue envers la partie méridionale de la Russie. D’excellentes récoltes y sont obtenues sans le secours des engrais, et les plantes trouvent dans l’humus tous les élémens qui leur sont nécessaires. Ces heureuses conditions dureront tant que les récoltes n’auront point épuisé les ressources contenues dans le sol superficiel, et par des labours plus profonds il sera encore possible de ramener à la surface des élémens de fertilité qui dorment aujourd’hui en attendant un rôle actif. Les travaux du labourage sont si faciles dans ce sol meuble et uni, que les frais d’exploitation agricole se trouvent réduits à des prix beaucoup moins élevés que partout ailleurs. En France, la seule dépense de l’engrais s’élève quelquefois à la moitié de la récolte; ici cette dépense est supprimée, et le froment, qui revient chez nous à 12 ou 14 fr. L’hectolitre, ne coûte pas plus du quart au cultivateur petit-russien. Il faut ajouter que ce faible prix de revient pourrait encore éprouver des réductions, si l’usage rationnel des engrais permettait d’augmenter du double le produit des récoltes.

On est aujourd’hui parfaitement d’accord sur le rôle nécessaire des engrais en agriculture, et c’est un axiome vérifié par tous les agronomes que le produit des récoltes est toujours en proportion de la fumure employée. La France consomme des engrais pour un milliard à peu près ; elle en perd au moins autant chaque année en négligeant des matières de diverse nature, et il faudrait quatre ou cinq fois cette quantité pour amener l’agriculture nationale au plus haut degré de fertilité. Si un fermier disait en France qu’il a trop d’engrais, on ne le prendrait pas plus au sérieux qu’un homme qui se plaindrait d’avoir trop d’argent. Eh bien! quand on parcourt les domaines de la Petite-Russie, on entend cette parole tous les jours. On n’y connaît point malheureusement le rôle physiologique de cette matière première de l’agriculture, on croit même qu’elle nuit à la qualité des produits. Les engrais sont tellement méprisés que pour s’en débarrasser on les jette dans les étangs et dans les cours d’eau, au point que des rivières autrefois navigables sont actuellement obstruées, et que le passage des bateaux y est impossible. En quelques endroits, on recueille le fumier, mais pour le convertir en briquettes larges et plates, et l’employer comme combustible pour le chauffage des maisons, où il donne à peu près la même chaleur que la tourbe. La valeur des engrais perdus chaque année égale au moins celle de la récolte. Le paysan petit-russien obtient sans fumer quatre grains pour un, soit huit ou dix hectolitres par hectare, parce que les élémens nécessaires aux plantes existent dans le sol des terres noires; s’il appliquait à la culture l’engrais qu’il méprise, il recueillerait huit ou dix grains pour un, soit vingt hectolitres, et cette récolte ne serait pas encore dans la proportion de la puissance du sol, car plus un champ possède de profondeur et d’ameublissement, plus il est susceptible de supporter l’engrais et de mûrir une forte récolte. Quelle somme énorme perdue chaque année ! Que de centaines de kilomètres de chemins de fer on pourrait établir avec la valeur de ces engrais jetés à l’eau!

Il faudrait remonter à l’enfance de l’art agricole pour trouver des instrumens plus élémentaires que ceux dont l’usage est répandu chez les paysans de la Petite-Russie. La terre est dans un tel état d’ameublissement, que les façons s’y donnent avec des outils de la plus grande simplicité. La seule résistance que la charrue rencontre dans le sol est due à la présence des racines de la culture précédente. Dans les terres qui ont été abandonnées au steppage, la difficulté du labour est pourtant assez grande, parce que les terres y sont en quelque sorte feutrées par les racines entre-croisées. Les gros labours s’exécutent avec une charrue à avant-train dont le soc soulève des bandes de douze pouces de largeur sur trois pouces de profondeur. On se sert plus ordinairement d’une araire plus simple encore que celle de Triptolème : une bûche grossière, longue d’environ trois pieds, reçoit dans son centre un piquet long d’un pied. Quant au travail fourni par cette machine embryonnaire, il n’est pas plus mauvais que celui de l’ariot dont on se sert dans le midi de la France. Le laboureur attelle sa paire de bœufs aux deux extrémités de la bûche, et il marche devant ses animaux sans regarder le sillon tracé par le soc. Avec un tel engin, la surface du sol est remuée, non retournée. D’ailleurs on n’emploie cet instrument que pour le second labour, et immédiatement avant la semaille. Un homme peut dans sa journée travailler environ deux hectares : qu’ajouter encore sur la facilité du sol et la faible dépense que nécessite la culture de ces terres fortunées? Les autres instrumens sont en rapport avec cette singulière charrue; le paysan confectionne lui-même son matériel agricole, et pour tout fabriquer, il n’a dans sa chaumière qu’un seul outil, une hache à main.

L’exploitation agricole des propriétaires est meilleure, et il entre dans leurs instrumens un peu plus de fer ou de fonte. Néanmoins le matériel agricole ne constitue point encore ici une grande dépense. J’ai visité un domaine où six cents hectares environ sont mis annuellement en culture : les charrettes, les charrues, les herses, enfin tout le matériel qui avait servi à l’exploitation précédente avait été estimé par le fermier lui-même au total de 220 francs. Qu’on juge par ce chiffre des progrès que la mécanique agricole devra faire dans ce pays ! Il est cependant de grands propriétaires qui dirigent eux-mêmes la culture de plus de dix mille hectares avec une rare intelligence, qui reçoivent tous les nouveaux instrumens de l’Europe occidentale et même de l’Amérique, qui savent les adapter à la nature de leurs terres; mais ce ne sont là que des exceptions qui, pour être brillantes, n’en font que mieux contraste avec la situation générale.

Il existait en Russie, d’après un recensement officiel publié il y a quelques années, vingt-cinq millions de têtes de gros bétail. Ce nombre égalait celui que l’Autriche, la Prusse et la France possédaient ensemble à la même époque. Les provinces de la Petite-Russie sont les plus riches en bétail, et la race d’Ukraine se distingue par d’excellentes qualités. La couleur du bœuf ukrainien est invariablement d’un gris ardoisé, qui devient clair sous le ventre en passant au noir sur toutes les extrémités. Sa tête régulière, symétrique, se termine en pointe, tapering, comme disent les Anglais; elle est ornée d’une paire de longues cornes marbrées qui dessinent un croissant vertical. Le regard du bœuf de l’Ukraine est doux, légèrement oblique; son aptitude est plutôt celle d’un animal de trait que d’une bête d’engraissement : ses formes osseuses, saillantes, n’offrent pas ces parties cubiques des races perfectionnées pour la boucherie; mais les pieds sont fins et les jambes bien tournées. Malheureusement tout laisse à désirer dans l’entretien et la reproduction de cette race, qui, pour la taille, n’a point de rivale en Europe. Pour retrouver la race ukrainienne dans sa pureté primitive, il faut visiter les belles gulyas de la Hongrie, où les plus grands soins ont été apportés à l’amélioration de ce bétail, où les excellentes prairies de la Theiss ont été mises à sa disposition. Aucun pays ne saurait pourtant se créer plus facilement que la Petite-Russie d’excellens pâturages. Les plateaux qui composent la plus grande partie du sol sont coupés par des vallées où tombent les alluvions pluviales entraînées des sommets. Ces vallées pourraient être transformées en prairies qui couvriraient environ le dixième du territoire : il suffirait d’établir quelques fossés d’écoulement pour obtenir des herbages aussi fins que ceux de la Normandie, qui recouvrent comme ici des terrains tourbeux. On n’aperçoit au contraire que des marécages où la plus vigoureuse végétation ne produit que des roseaux gigantesques et des plantes d’un usage impossible; on fauche seulement les prés secs appuyés aux flancs des coteaux, et qui ne peuvent donner une seconde récolte. Les prairies naturelles, celles du fond des vallées, ne servent absolument qu’au pâturage libre. Pour se faire une idée de la rusticité et de la sobriété du bétail à cornes, il faut voir quelle négligence on apporte dans l’abri et la nourriture de ces animaux. On trouve des centaines de bœufs enfermés dans une espèce de parc autour duquel n’existe pas toujours un mauvais abri en paille ou en roseaux. Ils passent ainsi l’hiver jour et nuit exposés au vent. On leur distribue pour toute ration une maigre prébende de paille de seigle ou de sarrasin. La nature les protège, il est vrai, contre le froid par une fourrure plus abondante que dans nos climats. Si le dégel arrive, c’est un aspect plus triste encore; les animaux stationnent dans une eau putride et dévorent la litière qu’on leur a donnée au commencement de l’hiver. Aussi n’est-il pas rare de voir toute une étable, attaquée de maladies inflammatoires, succomber à des accidens dont leurs maîtres s’étonnent beaucoup de ne pas deviner la cause.

L’entretien des vaches n’est ni plus humain ni plus intelligent : on les voit errer dans les cours et dans les rues des villages, fouiller dans les tas de fumier et ronger les branchages secs qui forment les clôtures des habitations. Aucun pansage, aucune précaution pour les garantir du froid ; elles couchent, comme les bœufs, à la belle étoile, quelque temps qu’il fasse. Un animal qui reçoit à peine une alimentation suffisante pour vivre ne peut donner un excédant de sécrétion laiteuse, car, on l’a souvent répété, une vache laitière est comme un coffre d’où l’on ne peut retirer que ce qu’on y a placé. Aussi l’industrie des produits lactifères est-elle extrêmement réduite, et le beurre se vend plus cher dans les campagnes russes que dans les plus grandes villes de France. On donne pour raison de cette cherté que la race ukrainienne n’est pas bonne laitière; mais la meilleure vache du Yorkshire, soumise à une semblable ration, ne donnerait pas plus de lait. Le peuple petit-russien est imbu d’un singulier préjugé, qui toutefois a pour objet la multiplication de l’espèce bovine : c’est qu’il ne faut jamais sevrer un veau, parce que la mère ne consent à donner un peu de lait qu’à la condition que son rejeton en boira la moitié. Quelque absurde que paraisse cette opinion, elle est universellement acceptée, et l’on n’abat des veaux que par accident. C’est sans doute un préjugé religieux particulier aux races des pasteurs nomades; il y a deux siècles, on condamnait à mort quiconque était convaincu d’avoir mangé de la chair de veau. Enfin la production du laitage est encore paralysée par certaines prescriptions religieuses : le régime du lait et de ses composés, considérés comme alimens gras, est prohibé par le dogme de l’église russe, en sorte que le peuple est privé de cette nourriture pendant les jours maigres et les carêmes, si nombreux dans le rite grec. L’huile remplace le beurre et la graisse dans l’alimentation des habitans, et cette observance, qui convenait assez à un pays couvert d’oliviers, a conservé son rigorisme dans une nation où la culture des plantes oléagineuses est à peu près inconnue. Du reste, cette prohibition existait dans les premiers temps du christianisme, et les catholiques romains eux-mêmes s’abstiennent en Russie de laitage pendant le carême.

La valeur du bétail subit depuis quelques années une augmentation continue. Une bonne paire de bœufs de travail se vend 300 fr., une vache moyenne 120 fr.: la viande de boucherie n’a pas une grande valeur, car c’est toujours du bétail maigre qu’on abat. Les travaux d’agriculture, les transports se font principalement par les bœufs. L’une des principales sources de revenus de l’agriculture dans la Russie méridionale est celle des cuirs et des suifs; on abat une énorme quantité de bêtes à cornes uniquement en vue de la dépouille. C’est en automne que cette destruction a lieu; la viande est à peu près perdue : on en fait toutefois un extrait qui a la couleur du chocolat, et que l’on vend sous le nom de tablettes de bouillon.

Les forêts couvraient autrefois, dans la Petite-Russie, de grands espaces, transformés depuis en terres labourables. A l’époque où les arts industriels s’introduisirent dans cette fertile région, la valeur des forêts était à peu près nulle ; mais les besoins des distilleries, des sucreries et des autres fabriques à vapeur en firent hausser le prix. Le bois est jusqu’à présent le seul combustible employé à la production de la vapeur, et les usines ont fait, depuis une vingtaine d’années, une espèce de vide autour d’elles. Aujourd’hui la rareté du combustible menace l’industrie d’une crise inévitable. Toutefois les grandes variations des prix pourront protéger les usines de quelques contrées pendant longtemps encore. Ainsi dans certaines fabriques le bois coûte seulement deux ou trois francs le stère, tandis que dans les usines qui ont éclairci les forêts autour d’elles, le prix du stère monte à huit francs. Les chemins de fer viendront bientôt ajouter leur énorme consommation à celle des usines et amoindrir encore les ressources du combustible. Le sol géologique de la Russie, qui contient tant de richesses, est assez médiocre sous ce rapport. Les terrains houillers ne se présentent que dans les Monts-Ourals et sur de faibles étendues; le bassin du Donetz, qui appartient à la formation devonienne, contient des anthracites qu’on exploite depuis quelques années, mais sur une petite échelle; quelques dépôts de lignites, qui apparaissent dans certains endroits de l’Ukraine, pourront peut-être sinon alimenter les machines, du moins fournir quelque appoint à la consommation. Quant aux combustibles tourbeux, ils existent en abondance, mais ils s’épuisent vite et ne se reproduisent que lentement; ils n’ont pas d’ailleurs été jusqu’à présent l’objet de recherches suffisantes.

Le gouvernement a depuis longtemps songé à prévenir la crise industrielle que le déboisement prépare à la Russie méridionale. Dès 1828, un ukase a garanti à tout paysan de la couronne qui planterait un arbre ou une vigne dans une toise carrée la propriété de cette toise exempte d’impôts pendant dix ans; mais la plantation des arbres donne des revenus si tardifs, que les habitans n’ont pas compris l’avantage de cet ukase : le Russe aime à jouir promptement, et les habitudes du peuple nomade n’ont point encore tout à fait disparu en lui. Tant que les habitans ne seront pas attachés au sol par leur intérêt personnel et l’amour de leurs propriétés, ils ne construiront rien de solide, à plus forte raison ne s’occuperont-ils pas du reboisement, culture coûteuse, puisqu’elle ne rapporte que dans un avenir éloigné. Comment un fermier songerait-il à planter une forêt sur un domaine d’où il pourra être évincé à l’expiration de son bail? Le reboisement ne peut être opéré que par des peuples que retiendront au sol les liens puissans de la propriété et de l’hérédité. Une autre circonstance s’oppose encore à la plantation des forêts, c’est le haut intérêt de l’argent, qui ne pourra diminuer que le jour où l’introduction de bonnes méthodes agricoles, doublant le produit des terres, rendra inutile le secours de l’argent étranger au pays.


IV. — LA PRODUCTION INDUSTRIELLE.

L’élan pacifique de 1815 eut son retentissement en Russie comme dans le reste de l’Europe. Moscou, que le peuple russe s’imagine encore avoir été détruit par les Français, Moscou, la ville sainte, put renaître de ses cendres, mais en se transformant, et, grâce à l’industrie manufacturière, elle s’apprêta à recommencer une vie nouvelle. Malgré les difficultés que créaient à la Russie l’inexpérience des populations, le haut prix d’établissement des usines, des matières premières, et surtout le défaut de voies de communication, l’industrie prit en quelques années un tel développement, que dès 1822 le gouvernement crut devoir renoncer au système de prohibition absolue. On établit un tarif protecteur des intérêts indigènes, mais favorable à l’introduction des machines et des denrées exotiques. Les tarifs douaniers successivement publiés par le gouvernement sont une preuve remarquable des progrès accomplis par les manufactures russes, qui donneront évidemment les meilleurs résultats avec l’émancipation des serfs et l’établissement des chemins de fer.

L’agriculture est la grande source des industries nationales[5]. L’industrie du chanvre et du lin, qui se place au premier rang, occupe aussi le plus de bras en Russie, car elle s’exploite pour ainsi dire en famille. Les paysans se servent de toile pour leurs vêtemens, le linge de coton est encore fort peu répandu, et seulement parmi le peuple des villes. Quatre millions et demi d’ouvriers environ vivent de cette industrie, surtout pendant le chômage des travaux agricoles.

L’industrie des cuirs entretient quatre cent mille ouvriers. Une grande partie des habitans portent des vêtemens de peaux de mouton pendant une moitié de l’année. Les peaux forment du reste un grand article d’exportation, qui s’élève annuellement à plus de 2 millions de kilos. Toutefois cette branche d’industrie perd beaucoup de sa valeur par la négligence qu’on apporte dans le dépouillement des animaux : on n’insuffle pas les cadavres, et les peaux sont souvent crevées par le couteau des ouvriers. L’industrie du suif et de la graisse, provenant particulièrement des animaux abattus en automne, est l’une de celles qui rapportent le plus à l’agriculture des terres noires. L’exportation s’élève au chiffre annuel de 60 millions de francs, et on estime que les industries nationales de savonnerie, de stéarine, etc., s’exercent sur une valeur brute égale à celle de l’exportation.

La fabrication des draps, qui semblait devoir prospérer dans une contrée essentiellement agricole, n’a pas donné tous les résultats qu’en attendaient les propriétaires; beaucoup d’usines sont actuellement fermées. Les produits sont pourtant de belle qualité, et le gouvernement les protège par le tarif douanier et par des traités de commerce avec les nations asiatiques, surtout avec la Chine. Environ trois cent mille ouvriers sont employés à cette industrie, qui rapporte annuellement 200 millions de francs.

La difficulté de transporter les grains, le bas prix des céréales dans les années d’abondance, l’avantage de consommer sur place des produits qui laissent un résidu favorable pour les bestiaux, et l’exploitation avantageuse des forêts, sans valeur il y a trente ans faute de débouchés, toutes ces raisons engagèrent les seigneurs à établir des distilleries sur leurs terres. De grands bénéfices furent réalisés, surtout par ceux qui introduisirent les premiers appareils perfectionnés de la France. Le droit d’accise que le gouvernement a établi sur l’eau-de-vie est considérable. Néanmoins cette industrie commence à donner de moindres profits, soit à cause de la cherté et de la rareté du combustible, soit parce que la valeur des grains a subi une grande augmentation; beaucoup de distilleries sont actuellement en non-activité. Le prix de cette boisson varie suivant les lieux et suivant la quantité qu’on achète; une futaille d’environ cent litres se vend ordinairement à raison de 50 centimes le litre ; une mesure de douze litres se vend environ 12 francs, et le prix augmente ainsi en raison de la moindre quantité débitée. Dans la Grande-Russie, la couronne se réserve le monopole de la distillation et de la vente, et elle adjuge aux enchères l’un et l’autre droit à des compagnies. Dans les anciennes provinces polonaises et dans la Petite-Russie, les propriétaires ont conservé la liberté de distiller leurs grains en payant un certain droit.

C’est ordinairement le seigle, quelquefois l’orge, jamais le froment, qu’on emploie à la distillation de l’eau-de-vie; ce liquide pèse environ 50 degrés alcoolimètres ; il possède une odeur empyreumatique moins désagréable toutefois que l’alcool de la betterave ou que le détestable füselel des Allemands. On lui donne quelquefois une couleur verte au moyen d’infusions de plantes riches en huile essentielle et même narcotique. Il ne faut point méconnaître que cette liqueur, par le carbone qu’elle contient, est un véritable aliment de respiration, et que son usage peut avoir une certaine influence tonique et digestive dans un climat où le thermomètre descend quelquefois à 25 et même 30 degrés au-dessous de zéro ; mais les abus sont inévitables, et cette fatale boisson corrompt les mœurs d’un peuple naturellement bien doué. L’ivrognerie est le fléau de la population russe; il est tel village où dans certains jours de fête toute la population adulte de l’un et l’autre sexe est dans un état complet d’ivresse. De plus le caractère de cette ivresse n’est pas la gaieté verbeuse et la belle humeur que donnent nos vins de France; c’est au contraire un sentiment profond de tristesse et de mélancolie. Quel qu’en soit le revenu fiscal et industriel, on peut affirmer que l’eau-de-vie cause à la Russie d’immenses dommages autant par son action malfaisante que par les chômages qu’elle occasionne.

La culture du tabac n’est l’objet d’aucun monopole en Russie; cette plante végète librement dans l’agradetz du paysan. Dans quelques villages, cette culture a pris une extension considérable, et la naturalisation du tabac turc produit de grands bénéfices. Quelques colons allemands ont tiré un excellent parti de cette plante, qu’ils préparent à la manière de leur pays. Un droit assez modéré existe à l’entrée des tabacs étrangers. Néanmoins les tabacs turcs importés ou ceux de même espèce cultivés en Russie se vendent plus cher que les meilleures espèces de tabacs d’Amérique en France. Le commerce du tabac est encore alimenté par la contrebande, très difficile à réprimer dans un empire qui a plus de six mille lieues de frontières.

Le mûrier blanc peut prospérer dans les provinces méridionales, et surtout en Crimée; mais on n’a fait que d’insignifiantes tentatives pour y introduire la culture du ver à soie. Dans les provinces russes du Caucase, cette culture est au contraire la source d’une prospérité remarquable. Les soies de France et d’Italie, qui sont indispensables à l’industrie indigène pour l’établissement des soieries de bonnes qualités, arrivent toutes filées. Cette importation a lieu par la Prusse et les villes libres d’Allemagne, et non directement par les états producteurs. La valeur des soies filées est des quatre-vingt-cinq centièmes de l’importation étrangère. Cette industrie occupe quarante mille ouvriers.

La fabrication du sucre de betteraves convenait parfaitement à la Russie, qui n’a pas de colonies, et dont le territoire est éminemment propre à la culture de cette racine. Il existe en ce moment dans la zone des terres noires plus de quatre cents usines en activité. Les sucreries indigènes ont rendu au pays le double service de lui assurer une denrée de première nécessité et de modifier avantageusement l’assolement triennal. Dans tous les pays d’Europe où la culture des racines s’est emparée de l’assolement, le nombre des bestiaux s’est accru, et la production des céréales a suivi une marche proportionnelle. Enfin la fabrication du sucre de betteraves procure du travail à des milliers d’ouvriers aussi bien à l’époque des travaux agricoles que pendant la saison d’hiver, où les autres occupations sont forcément interrompues. Le gouvernement n’a pas méconnu ces avantages, et la protection qu’il accorde aux fabricans de sucre équivaut à 100 pour 100 de la valeur du sucre colonial. Le chiffre élevé de cette protection indique pourtant que cette industrie n’a pas encore atteint son plus grand développement. On estime la consommation annuelle du sucre en Russie à 60 millions de kilos, et l’industrie indigène fournit environ la moitié de cette quantité. On doit admirer la blancheur et la bonne fabrication du sucre russe. Chose étonnante, dans un pays où de toute l’Europe la consommation du sucre atteint le moindre chiffre par tête d’habitant, le sucre raffiné doit être de la^3lus grande pureté pour trouver un débit certain. Cette exigence des consommateurs tient à deux causes : la première, c’est que les classes aisées seules consomment ce produit; la seconde provient de l’usage du thé. La plupart des buveurs de thé ne laissent pas fondre le sucre dans l’infusion, mais ils le mettent dans la bouche par petits morceaux, et ils boivent ainsi le liquide, qui s’édulcore au passage. Aussi les raffineurs doivent-ils fournir à la consommation des sucres très durs, qui n’auraient aucun succès dans les autres pays, où le sucre le plus soluble est estimé le meilleur.

Le thé joue un grand rôle dans la vie des peuples de la Russie, et l’usage s’en répand de jour en jour dans les classes inférieures; pourtant il n’y a guère plus d’un siècle que cette plante aromatique a fait la conquête de l’empire. Dans toutes les classes de la population libre, le thé paraît sur la table deux fois par jour et donne son nom à deux repas. Le samovar est la bouilloire nationale, inconnue chez les autres peuples, qui sert à la préparation du thé; c’est une chaudière hémisphérique en cuivre, au centre de laquelle un réchaud reçoit le charbon, qui s’allume par le tirage d’un petit tuyau mobile. La théière se place sur le sommet du tuyau; elle est très petite et n’est destinée qu’à contenir l’essence de la plante. A la base de la chaudière est placé un robinet par où s’écoule l’eau bouillante; on verse dans un verre quelques gouttes de l’essence contenue dans la théière, puis on le remplit d’eau bouillante. Les Russes ne connaissent pas ces charmantes tasses chinoises tant estimées des amateurs anglais et français ; ils se servent tout simplement de verres à boire ordinaires. Le nombre de verres absorbé par un seul individu s’élève souvent à dix ou douze, qui représentent au moins le volume de trente tasses de Chine[6]. Presque tout le thé consommé en Russie arrive par caravanes, et il coûte beaucoup plus cher qu’en France, où les navires le transportent de Canton; il vaut 30 francs le kilogramme. L’affranchissement des serfs augmentera la consommation du thé dans une très forte proportion ; déjà le samovar commence à se faire voir dans les chaumières des paysans. Peut-être la Russie devra-t-elle à cette boisson salutaire d’écarter les dangers dont la menace l’abus de l’eau-de-vie, bien que l’infusion de la plante chinoise, prise en grande quantité, pousse rapidement, dit-on, à l’embonpoint.

Le commerce de détail souffre beaucoup de la difficulté des transports ; pour citer un seul exemple, le fer, qui revient à Perm à 140 francs la tonne, se vend 560 francs dans les provinces méridionales. Sans insister sur les avantages qu’on attend de l’établissement des chemins de fer, bornons-nous à montrer comment les marchands russes comprennent la vente au détail. Une boutique ressemble à un véritable bazar où se trouvent réunis les articles les plus divers : des comestibles et des objets de quincaillerie, des étoffes et de la vaisselle, du fer et des harnais de chevaux, des chaussures et des coiffures, etc. Rien n’est plus curieux que le calme et l’indifférence du négociant en présence des acheteurs; enveloppé dans une fourrure de mouton, assis sur un ballot, le koupetz ne fatigue pas le client par des propositions importunes; à peine daigne-t-il laisser tomber de sa bouche quelques monosyllabes. « Avez-vous cet article? — Non. — Quelque chose d’approchant? — Peut-être. — C’est trop cher. — Possible. — Cela ne vaut que tant. » Jamais le marchand russe ne répond à cette dernière observation ; il remet l’objet en place et revient s’asseoir à sa porte les bras croisés. Ce n’est pas tout d’ailleurs d’acheter chez un marchand russe : il faut encore payer, mais en monnaie qui lui convienne ; est-il obligé de rendre de la monnaie, il préfère reprendre sa marchandise, et le marché devient nul. Il se produit en Russie un phénomène monétaire assez singulier : c’est l’absence presque complète de monnaie d’or et d’argent. Tandis que chez les autres nations de l’Europe la monnaie d’or a subi une espèce de dépréciation, puisqu’elle se vendait à prime il y a une dizaine d’années et qu’elle circule au pair aujourd’hui, en Russie elle ne paraît avoir pris aucune extension. La monnaie d’argent est presque aussi rare, et la menue monnaie du même métal donne lieu à un agio considérable. Le gouvernement a émis, pour remplacer les espèces métalliques, des coupons de 1 rouble (4 fr.), de 3, de 5, de 10, de 25, de 50 et de 100 roubles. Ces billets ont naturellement un cours forcé. Or la rareté du numéraire métallique est devenue telle qu’il n’est possible de changer Un billet de crédit impérial qu’en subissant une perte qui varie, suivant les lieux, de 1 à 2 pour 100. Cette circonstance a enfanté une industrie lucrative, dont les consommateurs paient les frais et dont le gouvernement ne profite aucunement. Voici le calcul qui peut expliquer cette singulière anomalie économique d’une valeur créée avec un papier-monnaie fixe : un billet de 100 francs change de mains tous les dix jours, et perd à chaque mutation un escompte arbitraire de un pour cent ou minimum, soit 3 pour 100 par mois et trente-six pour cent pur année. Ainsi une valeur monétaire invariable, et qui représente le crédit du gouvernement, devient le point de départ d’une industrie qui prélève 36 pour 100 chaque année, et cela par le fait seul de la rareté des menues monnaies d’argent. On doit s’étonner que les économistes russes n’aient point encore signalé cette bizarrerie.

L’exportation des métaux précieux est formellement interdite, et en présence de la rareté du numéraire métallique on se demande ce qu’ont pu devenir les monnaies frappées en abondance depuis un siècle. On prétend que les serfs, qui ne se soucient guère de papier-monnaie et dont l’ignorance est telle qu’ils ne savent pas distinguer les chiffres qui indiquent les diverses valeurs, retirent de la circulation toutes les pièces métalliques qui arrivent dans leurs mains. On cite même des paysans possesseurs de sommes considérables, qu’ils tiennent cachées et dont ils ne retirent aucun intérêt, tant ils craignent d’être dépouillés par leurs seigneurs. Si ce fait est réel, et il est affirmé par des hommes qui connaissent parfaitement le pays, dès que les serfs auront le droit de racheter leur liberté, il faut s’attendre à voir reparaître dans la circulation une masse considérable de monnaie métallique. Il se trouve parmi les paysans serfs des hommes actifs, sobres et adroits, des hommes qui tirent parti de tout ce que produit la terre; ceux qui ont des bestiaux font, indépendamment de la corvée qu’ils doivent à leur seigneur, des transports de bois ou d’autres denrées, et ces charrois sont payés aussi cher que dans les autres pays de l’Europe : il est donc évident que le fruit de ces travaux s’accumule en épargnes secrètes, puisque le serf n’a pas le droit d’acquérir, et que, s’il veut acheter sa liberté, il doit bien se garder d’avouer ce qu’il possède, car alors sa rançon s’élèverait en proportion de son capital.

Tels sont les aspects variés sous lesquels s’offre le travail agricole et industriel au voyageur qui traverse les terres noires de la Russie. Quelle impression d’ensemble peut-on dégager de ces mille détails? Quel fait principal domine cette grande diversité d’efforts? Ce fait, n’est-ce pas le contraste affligeant du dépérissement de la population et de l’activité du travail? Le sol de la Petite-Russie est d’une richesse sans égale; la production entretient dans le pays une puissante vie commerciale. Pourquoi donc ce mouvement de décroissance observé dans le chiffre de la population? On devine trop à quelle cause il faut l’attribuer; c’est à une tradition d’insouciance, presque de dédain pour tous les soins de la vie matérielle, entretenue chez les paysans par le régime du servage. Que ce régime dis- paraisse, et on peut croire que la sollicitude imposée au travailleur libre entraînera un changement moral dont les résultats salutaires ne se feront pas attendre. Tout invite la Russie à tenter résolument cette grande expérience, sans oublier toutefois qu’elle doit se combiner avec une forte impulsion donnée aux entreprises industrielles et aux grands travaux publics. Si la Russie avait su depuis un siècle comprendre le rôle pacifique et civilisateur que lui assignaient la richesse et l’étendue de ses territoires, il est à croire que le chiffre de ses habitans aurait grandi à l’égal de celui des Américains du Nord, et que l’Europe compterait aujourd’hui un empire aussi peuplé que la Chine.


J. SANREY.

  1. Nos lecteurs sont déjà suffisamment édifiés à ce sujet. Voyez, dans la livraison du 1er juillet 1854, l’étude de M. Mérimée sur la Littérature et le Servage en Russie.
  2. On distingue aisément ce rude travailleur des paysans de la Grande-Russie, amenés en nombreuses bandes dans les terres noires à certaines époques qui réclament un supplément de bras. Le costume du Grand-Russien consiste en un bonnet de feutre blanc, une jaquette de même couleur, et la chaussure est invariablement faite d’écorces de tilleul serrées autour des jambes par des cordes grossières. Le caractère est généralement plus apathique. Les propriétaires du nord de la Russie expédient ces nègres blancs par centaines pendant la belle saison, et le prix de location de ces sujets constitue le profit exclusif du seigneur.
  3. Voyez l’histoire d’une Pokritka dans la Revue du 1er novembre 1856.
  4. Voici la note détaillée des provisions qui doivent être fournies aux ouvriers de la fabrique d’un seigneur de la Petite-Russie; on pourra juger, par la comparaison des prix, combien la vie y est plus facile qu’en France.
    Provisions à fournir pour chaque ouvrier pendant un mois.

    ¬¬¬

    2 pouds de farine de seigle (32 kilos) estimés 60 kopecks.
    1/2 poud de farine de sarrasin (8) — 16 —
    1/2 poud de gruau de millet (id.) — 17 —
    4 livres de sel (1 kil. 636 g.) — 6 —
    22 livres de viande de bœuf (9) — 44 —
    5 livres de lard salé (2 045) — 40 —
    Total de la ration d’un mois 1 r. 83 kopecks (7 fr. 32 c.)


    Le kopeck vaut 4 centimes, le rouble 4 francs. On remplace la viande et le lard par le poisson et l’huile pendant le carême et les jours maigres. Cette ration mensuelle coûterait deux ou trois fois autant en France; chaque ouvrier reçoit en outre une triple ration d’eau-de-vie dont la dépense par mois peut s’élever environ à 3 francs, ce qui donne pour la nourriture des travailleurs adultes une somme de trente-deux centimes par jour; les enfans ne consomment guère que la moitié de cette ration.

  5. On peut en juger par le tableau suivant, qui représente l’échelle des principales industries de l’empire: 1° chanvre et lin, 2° cuirs et applications, 3° coton, 4° fer, 5° laines, 6° distillation des grains, 7° suif et graisses, 8° tabacs indigènes et exotiques, 9° soies et applications, 10° cuivre, 11° orfèvrerie et bijouterie, 12° sucre de betteraves, 13° papeterie, 14° briqueterie.
  6. Voyez, sur la valeur alimentaire de cette boisson, l’étude de M. Payen dans la Revue du 1er janvier 1860.