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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre IX

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 60-66).

Chapitre IX

PHILOSOPHIE ET MORALE :
LA MORALE CONCRÈTE

Le xixe siècle, siècle de l’histoire, siècle du relativisme, a très certainement exagéré la relativité de la morale, en assimilant les mœurs variables en chaque pays, en chaque nation, en chaque époque, à la règle morale. Notre manière de considérer le problème moral est nouvelle : à mesure que les rapports de violence tendent à augmenter entre les hommes, est ressenti plus fortement le besoin de fidélité dans les contrats, de justice nationale et internationale, d’aide mutuelle ainsi que des vertus propres de la volonté, courage, modération et prudence. Selon une profonde remarque de M. Dupréel, sur laquelle j’aurai l’occasion de revenir, les valeurs ne commencent à nous faire sentir tout leur prix que lorsqu’elles sont menacées. Or cette menace est évidente : il y a surtout, à travers le monde, une manière d’entendre la discipline de groupe qui fait de l’individu un esclave. On paraît ignorer que la force d’une société résulte de la conduite, de l’attitude morale de chacun. L’initiative de l’individu est irremplaçable ; le groupe ne peut valoir mieux que l’individu. Tout éducateur expérimenté sait bien que, si l’éducation peut provoquer cette initiative, en mettant l’enfant dans un milieu favorable, elle n’a aucun moyen mécanique et sûr de la produire ; finalement, tout revient à un consentement libre de l’enfant.

On a beaucoup disserté, au xixe siècle, sur l’origine de la conscience morale ; sans entrer dans le détail des explications qu’on en donnait, on peut dire qu’elles péchaient toutes sur le même point ; en faisant de la conscience morale quelque chose d’analogue à un instinct ou à une habitude consolidée, elles voyaient en elle un facteur d’inertie ; tout à fait à tort, car la délicatesse morale rend à l’inverse l’esprit disponible pour répondre de la manière qui convient aux situations changeantes et mouvantes qui peuvent se présenter. Aujourd’hui, en morale comme ailleurs, le philosophe s’occupe moins des questions de genèse, que des questions de structure : il ne croit pas que la conscience vient purement du dedans, mais pas davantage purement du dehors : dedans et dehors, réflexion intime et expérience, sont liés indissolublement. L’admirable livre de Rauh, L’expérience morale, a fait époque en montrant quel était, dans cette structure, le rôle véritable de l’expérience. L’expérience ne crée pas la conscience morale, elle la met à l’épreuve ; elle exige d’elle des décisions originales, un peu comme en physique, une expérience nouvelle met à l’épreuve une théorie. La conscience morale n’a pas la rigidité d’un cadavre ; elle ne sera jamais du côté de l’intransigeance formaliste des pharisiens.

On a pourtant reproché à Rauh de lui accorder trop de souplesse, de la laisser vaguer au gré des événements. La conscience morale a en effet une autre sorte d’intransigeance, celle qui a été remarquée par le Dr Baruk dans les observations qu’il a faites sur les aliénés dans le service qu’il dirige avec tant de compétence et de dévouement. La conscience lui apparaît non pas comme cette force lénifiante que décrit Rousseau dans la fameuse Profession de foi du vicaire, mais comme une force redoutable capable de produire spirituellement des ravages. La haine que les aliénés témoignent si fréquement à ceux qui les entourent n’a pas d’autre origine : la plupart du temps, en effet, le malade mental est un homme qui, se sentant (souvent à tort) coupable de violation de la conscience morale, arrive à refouler en lui ce sentiment de culpabilité en rejetant sa faute sur autrui. Cette sorte de déchirement intérieur qu’est la haine de soi-même provoquée par la faute a été remarquée depuis bien longtemps par Platon quand il a dit, dans les Lois, que l’amitié la plus difficile à obtenir était l’amitié de soi-même. La haine de soi, plus violente encore que le remords et productmce de la haine d’autrui, fait donc sentir la force d’une conscience morale qui est le fond même de notre être et à laquelle nous tentons vainement d’échapper[1].

Il y a là des vues sur lesquelles on ne saurait trop insister à une époque où l’on croit à la toute-puissance des forces du dehors, où l’on pense notamment façonner les esprits par la propagande. Déjà il y a vingt-cinq siècles, c’est encore Platon qui soutenait que la tyrannie comme constitution politique dépendait d’une disposition intérieure des âmes. Il existe une âme tyrannique, c’est celle où, par insuffisance morale, est libérée en nous une multiplicité d’instincts désordonnés qui s’entre-déchirent et ne peuvent être contenus que par la violence. La tyrannie, contrefaçon de l’ordre, est en quelque sorte appelée par l’âme tyrannique. Cette thèse a été reprise dans un livre posthume récent d’Amédée Ponceau, Timoléon : réflexions sur la tyrannie. Montrant combien la tyrannie est répandue même dans nos États démocratiques, il est d’avis que s’il y a un remède à ce mal, ce remède ne peut venir que d’un changement intime de la volonté, n’ayant d’autre source que l’initiative personnelle ; le changement des institutions, à lui seul, n’aurait d’autre effet que de déplacer la tyrannie. Le problème de la tyrannie serait non pas politique, mais moral.

Si la vie morale est bien dans la liaison du dedans et du dehors, de la volonté intime et de l’expérience, on comprend comment deux dangers, inverses l’un de l’autre, la menacent.

Le premier est l’abus des réglementations sociales. Sans doute les lois sociales, qui veulent remédier à des maux sociaux tels que la misère, la maladie ou les résultats de la guerre sont en elles-mêmes excellentes. Excellentes aussi les techniques éducatives qui, déterminant les capacités de l’individu, préparent chacun à la fonction sociale pour laquelle l’est fait. Mais l’abus est ici redoutable : ces lois et ces techniques nous assujettissent à des règles de plus en plus compliquées, et la vie de chacun de nous devient de plus en plus une vie publique. Les romanciers de mœurs du siècle dernier peignaient volontiers, en les tournant en ridicule, les hommes devenus prisonniers de l’automatisme de leur fonction sociale, par opposition à l’homme toujours disponible pour la vie véritable. Mais aujourd’hui les relations impersonnelles et collectives réglementées risquent de prendre le pas sur les relations entre les personnes. Dans certains régimes elles deviennent même tout à fait exclusives, et l’individu au sein de la société est condamné à une véritable solitude morale ; les relations individuelles deviennent une espèce de délit ; la volonté personnelle doit s’identifier à la volonté collective (ou prétendue telle) comme la pièce d’une machine obéit irrésistiblement à l’intention de celui qui l’a construite.

Le second danger qui menace la conscience morale, c’est la déviation inverse, celle de l’homme qui s’isole de la société et qui croit trouver dans cette solitude la condition indispensable de sa liberté. De cette déviation l’on trouverait plusieurs types dont les extrêmes seraient assez bien représentés l’un par Rousseau, qui s’exclut lui-même de la société de ses semblables, l’autre par Stendhal, dont l’égotisme ne dédaigne pas le profit qu’il peut tirer des avantages sociaux.

Ce que j’ai dit suffit à montrer comment la conscience morale est atteinte dès que l’on veut éliminer un de ses éléments en gardant l’autre. La moralité n’est donc pas une réalité simple qui se surajouterait à la vie animale et à la vie sociale. La philosophie de nos jours voit dans la vie morale, une vie humaine, c’est-à-dire celle d’un être qui, par essence, est lié à un corps et engagé dans une société. Une vie spirituelle pure est aussi inhumaine qu’une vie animale pure, et une vie solitaire aussi peu morale que celle où l’individu se dissoudrait dans la société. Notre philosophie tend donc vers une morale concrète. On voit assez combien cette tendance est conforme à l’esprit qui s’est dégagé de mes précédentes causeries. Là aussi, elle cherche à saisir l’être dans sa structure totale, à la fois indivisible et multiple, et non pas à le construire à partir d’éléments simples.


  1. H. Baruk, Conscience morale et haines, Revue philosophique, 1946, p. 21.