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Les Thèmes actuels de la philosophie/Chapitre VII

La bibliothèque libre.
Presses universitaires de France (p. 45-52).

Chapitre VII

L’HOMME (II)
L’HOMME DANS LA SOCIÉTÉ

Il s’est produit dans la sociologie de nos jours une profonde transformation qui va faire l’objet de ma causerie d’aujourd’hui, et ce sera un nouveau témoignage qui, ajouté aux précédents et aux suivants, nous permettra peut-être de mieux définir l’esprit de la pensée philosophique contemporaine.

Tout le xixe siècle et même une partie du xxe posaient d’une manière presque tragique le problème du rapport de l’individu à la société. Rappelons-nous qu’Auguste Comte avait fondé la sociologie contre l’individualisme du xviiie siècle, qui, selon lui, devait conduire à l’anarchie : la réclamation de l’individu contre la société était un thème à variations nombreuses : pensons à l’égotisme de Stendhal et de ses héros Fabrice et Julien Sorel, et aux gémissements romantiques de l’enfant du siècle ; au libéralisme économique qui voit dans l’initiative privée une source indispensable de la production des richesses et qui refuse la main-mise de l’État et des groupes sociaux sur l’activité économique ; au libéralisme politique qui appréhende la limitation des droits de la personne et lutte sinon contre la souveraineté de l’État destiné à protéger ces droits, au moins contre les abus de cette souveraineté. On dira que cette défense de l’individu concerne des problèmes moraux et politiques. Mais dans le champ même de la sociologie, on connaît, au début de ce siècle, la divergence entre Durkheim et Tarde : Durkheim pense que le fait social implique une conscience collective meublée de représentations ; à ce réalisme social, Tarde oppose une explication qui voit dans la psychologie intermentale la raison des faits sociaux ; c’est le courant d’imitation qui en se propageant d’un individu à l’autre crée l’unité sociale ; la conscience sociale n’est qu’un reflet de ces multiples imitations.

Or, si l’on en croit M. Georges Gurvitch dans son récent volume, la Vocation actuelle de la sociologie (p. 26) « aujourd’hui le débat au sujet du rapport entre individu et société doit être considéré comme clos. Il ne saurait plus être question de prendre la société et l’individu pour des entités exclusives, extérieures l’une à l’autre ». Le philosophe américain John Dewey a su exprimer et dégager cette pensée latente d’un nombre toujours croissant de sociologues contemporains en disant que « les termes individu et société sont d’une extrême ambiguïté et que cette ambiguïté subsistera fatalement si l’on s’obstine à considérer ces deux termes comme étant antithétiques ». M. Gurvitch fait toutefois une réserve remarquable : le débat est clos, dit-il, « pour autant du moins qu’il pourrait intéresser le sociologue » : c’est dire que la sociologie se désintéresse du conflit entre individu et société tel qu’il se présente dans la vie économique ou politique ou du moins du côté pratique et pour ainsi dire affectif du conflit.

Laissant de côté ces derniers aspects du conflit, cherchons comment il a paru aux sociologues français et américains être un pseudo-problème. Ce qui fait difficulté dans la doctrine de Durkheim comprise un peu étroitement, c’est que l’individu y est conçu comme une sorte de matière malléable au gré de la conscience collective ou, si l’on veut, de marionnette dont cette conscience tire les fils ; il n’apparaît que comme patient, comme subissant une discipline dont il n’est à aucun degré l’auteur. En un mot la société a bien une structure, mais l’individu n’en a pas. Il en est de l’individu, atome social, comme de la sensation, fait élémentaire, dans la psychologie de Condillac : selon la critique de la psychologie de la forme, aucun groupement de sensations ne pourra expliquer les faits complexes de l’esprit ; de même ici, il y a une lacune impossible à combler entre des consciences, individuelles par elles-mêmes, non sociales, et la conscience collective.

C’est cette lacune que la sociologie de nos jours a le grand mérite de faire disparaître : en thèse générale, elle montre que l’individu, pris concrètement, a par lui-même une structure sociale et, pour employer un mot de Marcel Mauss, que l’homme total a en lui tout ce que possède la société totale.

Ce ne sont pourtant pas les sociologues, ce sont les psychologues qui ont ici frayé la voie, en traitant du problème de la connaissance d’autrui, comme l’admet M. Cuvillier dans son récent Manuel de sociologie[1]. La psychologie traditionnelle enseignait que la connaissance d’autrui était le résultat d’un raisonnement par analogie, partant de la ressemblance des comportements d’autrui avec les nôtres ; l’induction irait donc de la connaissance de notre moi à celui d’autrui. Mais déjà à la fin du siècle dernier le psychologue Baldwin démontrait que l’enfant n’avait conscience de son propre moi qu’après avoir pris connaissance du moi d’autrui ; l’autrui qui est pour lui le centre de réactions en rapport avec ses propres besoins est le modèle sur lequel il imagine son propre moi, et c’est bien plus tard qu’il arrive au stade où il imagine les autres d’après lui-même : « La nature humaine, écrit un de ses disciples, Horton Cooley, ne vient que peu à peu à l’existence ; on ne la possède pas en naissant, mais on ne l’acquiert que dans la société[2]. » Le processus de la présence de l’autrui, du toi dans le moi continue toute la vie : chacun de nos actes n’est-il pas en effet modifié par l’opinion que nous avons des opinions qu’ont de nous les autres personnes ? Notre moi est comme un miroir dans lequel se reflète autrui. Notre conscience n’est nullement une monade fermée. Husserl le remarque en ces termes, en critiquant le doute de Descartes sur l’existence des autres personnes : « L’évidence du toi est antérieure à celle du moi propre. »

Ce thème de l’autrui et de la communication des consciences a pris récemment une grande place dans le spiritualisme français. La réciprocité des consciences de M. Nédoncelle[3] démontre dès l’abord que nous ne pouvons chercher à connaître la personne d’autrui par un raisonnement par analogie à partir de la nôtre, ce qui supposerait que nous avons préalablement l’idée de l’autre. L’autre n’est pas une limite pour le moi, il est une source du moi ; se vouloir soi-même, c’est vouloir un moi idéal que l’on réalise au moins obscurément dans un autrui ; la communication des consciences ainsi comprise, loin de supprimer leur intériorité, l’accentue plutôt. En laissant de côté la théologie et la métaphysique dont ces observations sont les prémisses (puisque cette réciprocité paraît à M. Nédoncelle impliquer un rapport commun à l’Absolu), il reste que, pour lui, le composant indivisible, l’atome dont se fait la société n’est pas un individu simple, mais qu’il a une structure dont les parties ne peuvent être détachées les unes des autres que par abstraction, tout comme la microphysique atteint des atomes structurés dont les parties n’ont de sens ni d’existence que dans leur rapport les unes aux autres.

Il semble bien que c’est de cette psychologie intermentale qu’est parti ce chapitre nouveau de la sociologie que l’on appelle en Amérique et maintenant en France la microsociologie. M. Gurvitch la définit l’étude des types sociaux les plus abstraits et les plus généraux. « L’on conçoit de plus en plus, écrit-il, la tension entre les trois pôles du Moi, de l’Autrui et du Nous comme un des aspects essentiels de toute conscience. Vouloir séparer le Moi, les Autrui et le Nous, c’est vouloir détruire la conscience même qui consiste dans la tension entre ces trois termes, aussi bien que les œuvres objectives, signes et symboles par où elle se manifeste[4]. » On a tort, dit-il, de séparer comme trois réalités conscience individuelle, conscience d’autrui et conscience collective ; disons seulement que dans le flux psychique, il existe des accentuations diverses : il arrive que le Moi tende vers la conscience individuelle, la communication avec Autrui vers la conscience d’Autrui, et le Nous vers la conscience collective ; mais ces trois pôles n’existent qu’indissolublement liés, et la réciprocité des perspectives est de rigueur.

Malgré la parenté des vues de cette microsociologie avec la psychologie intermentale, il faut remarquer l’insistance avec laquelle le sociologue superpose un Nous comme troisième terme au rapport du Moi à l’Autrui. M. Cuvillier pense que ce dernier rapport n’est pas encore un rapport social[5]. M. Gurvitch reproche dans le même sens à la philosophie anglo-saxonne de réduire la réalité sociale à des rapports entre les individus[6]. Tandis que le Nous est, pour les psychologues, le simple résultat du rapport d’intériorité Moi-Autrui, il est au contraire, pour les sociologues, la présupposition grâce à laquelle le rapport Moi-Autrui peut prendre un sens social : c’est dans des cadres comme Nous Français, Nous Européens, Nous fidèles d’une même foi, etc., que le rapport Moi-Autrui devient rapport social. Le conflit vient évidemment de ce que le rapport Moi-Autrui est conçu par les psychologues comme un rapport plus intime et plus profond que chez M. Gurvitch pour qui il dépend de l’appartenance du moi et de l’autrui à un même groupe social.

En laissant de côté ce débat, l’on peut dire que le dernier élément atteint par la sociologie a déjà une structure sociale absolument indécomposable ; il ne peut être l’objet d’une analyse ultérieure, mais seulement d’une description ; il ne peut être, comme on le croyait, le résultat d’une synthèse d’éléments d’abord séparés et ensuite réunis. Avec une conséquence d’autant plus remarquable qu’elle ne dérive pas de vues systématiques et a priori, la pensée philosophique, en ce domaine comme dans ceux dont j’ai parlé précédemment, abandonne la pratique de l’analyse et de la synthèse pour partir directement de réalités complexes données et non analysables.


  1. P. U. F., 1950.
  2. Cité par Cuvillier, p. 62.
  3. Paris, Aubier, 1942.
  4. La vocation actuelle de la sociologie, P. U. F., 1950, p. 25-37.
  5. Manuel, p. 189.
  6. Vocation…, p. 117.