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Les Trachiniennes (trad. Masqueray)/Notice

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Les Trachiniennes (trad. Masqueray)
Traduction par Paul Masqueray.
Sophocle, Texte établi par Paul MasquerayLes Belles LettresTome 2 (p. 3-15).

NOTICE

Voici la plus curieuse, — je ne dis pas la plus célèbre, — des pièces de Sophocle. Elle tire son nom du chœur. Si l’on excepte ses Limiers, cela est unique dans les drames que nous lisons encore de lui. Il avait, en effet, sur ce point délaissé presque entièrement l’habitude d’Eschyle et, comme les modernes, il donnait à ses pièces le nom du personnage principal qu’il mettait en scène. Mais quel est le personnage principal des Trachiniennes ? Est-ce Déjanire, femme aimante et dévouée, mais femme sans volonté ? Est-ce Héraclès, qui n’apparaît qu’à la fin du drame et qui, loin d’en diriger l’action, la subit bien malgré lui, puisqu’il en meurt ? Comme cette action n’est soumise à la volonté d’aucun être humain, Sophocle a été contraint de donner à sa pièce le nom du chœur qu’il y emploie, quels que soient d’ailleurs le rôle secondaire de ce chœur et la mince étendue de ses chants.

Les opinions les plus divergentes ont été émises sur les Trachiniennes. Comme les Alexandrins ne nous en ont pas dit la date[1], on s’est ingénié à la trouver. Toutes les hypothèses possibles ont été formulées et on les a appuyées, naturellement, sur des raisons multiples. Pour les uns, c’est une œuvre de jeunesse[2] ; pour d’autres, c’est une œuvre de la maturité du poète et elle se place à côté de son Antigone[3]. Pour d’autres enfin l’auteur était vieux quand il l’a composée et sur son déclin[4]. On a même prétendu que les Trachiniennes n’étaient pas de Sophocle[5]. Après toutes ces contradictions, — qui n’inspirent pas une grande confiance dans les méthodes de nos investigations modernes, — on semble revenu aujourd’hui à une idée plus raisonnable : la pièce est bien de notre poète, mais elle est un peu indécise, disons le mot, imparfaite. Il importe d’en préciser la cause, d’autant plus qu’elle contribue à nous faire entrevoir à quelle époque la tragédie a pu être écrite.

Cette imperfection réside principalement dans la juxtaposition de deux éléments inconciliables, parce qu’ils sont d’un âge trop différent. Une seule scène suffit à le faire comprendre. Au début du drame Déjanire est seule avec une esclave qui a toute sa confiance, puisqu’elle a été la nourrice de ses enfants. Elle parle devant le palais de Céyx : cela est imposé au poète, parce qu’il faut que nous entendions ses confidences, qui servent de prologue à la pièce. Supposons que Déjanire soit à l’intérieur du palais : elle ne changerait pas une syllabe à ses paroles. Nous serions alors dans un gynécée du vᵉ siècle, milieu simple, familial et doux. L’épouse d’Héraclès parle de sa jeunesse déjà lointaine, des épreuves de sa vie qui n’a pas toujours été sans inquiétudes, ni sans chagrins. Mais quand elle rappelle celui qui fut son premier prétendant, Achélôos, elle nous confie, entre autres choses, qu’il avait une tête de bœuf et que de son menton barbu jaillissaient des sources d’eau vive[6]. Ce détail, naturel dans la légende, est choquant dans son récit. Au temps de Sophocle, dans la vie quotidienne, on n’était plus habitué à ces métamorphoses. Si on continuait à en figurer d’analogues sur les monuments, c’était par tradition, par archaïsme. Ainsi dans l’ornementation de nos églises fourmillent encore une foule d’êtres imaginaires, à l’existence desquels nous ne croyons plus.

Par son caractère, ses habitudes, son esprit Déjanire est déjà une contemporaine du poète. Elle est la femme que le mari épouse, non parce qu’il l’aime, mais parce qu’il ne peut avoir autrement des enfants mâles, qui assurent la continuité du culte domestique. Sa vertu principale est la docilité. Seule, elle ne sait jamais à quoi se résoudre. Quand elle se plaint, après quinze mois d’attente, de l’abandon dans lequel elle languit, c’est une esclave qui lui conseille d’envoyer un de ses fils à la recherche de son mari[7]. Quand un messager lui apprend comment celui-ci lui est infidèle, elle reste anéantie, ne sait que faire et demande conseil, malgré leur inexpérience, aux jeunes filles du chœur[8]. Quand elle est sur le point d’envoyer la tunique fatale, elle est inquiète, hésitante, et toute prête d’avance à renoncera son projet, elle le soumet à autrui[9]. Elle n’agit qu’une seule fois avec décision, sans consulter personne, quand, silencieuse, elle quitte le théâtre pour se suicider[10]. Et par la brusquerie même de son acte elle montre combien le jeu raisonné de la volonté lui est peu familier.

Mais elle est bonne, de cette bonté profonde des êtres pour lesquels la vie de tous les jours est douloureuse et qui ne pouvant pas supprimer la souffrance pour les autres, puisqu’ils n’ont jamais pu la supprimer pour eux-mêmes, s’ingénient du moins à la leur rendre tolérable. Telle est son attitude en face d’Iole[11]. D’un seul coup d’œil elle imagine les malheurs de la jeune fille, ceux qu’on peut dire, ceux surtout qu’on ne dit pas. Et vers elle va toute sa pitié, cette vertu consolatrice des humbles.

Elle sait trop ce qu’est l’existence pour ne pas porter envie à ceux qui l’ignorent[12]. Elle est si peu habituée aux bonnes nouvelles qu’elle est toute décontenancée quand il lui en arrive une, et qu’il lui faut un certain temps pour y ajouter foi[13]. Quand on lui dit qu’elle est heureuse, elle fait tout ce qu’elle peut pour le croire[14]. On aimerait mieux pour elle une joie plus spontanée.

En tout cela Sophocle s’est inspiré de son temps et ce qu’il crée procède d’une observation menue et fine. Seulement Déjanire est l'épouse d’Héraclès. Et cela ne va pas sans difficulté.

La preuve la plus certaine que le couple est mal assorti, c’est qu’on ne peut imaginer dans leur vie conjugale de chaque jour la douce Déjanire et son héroïque mari. Il est vrai que la poésie grecque en des unions de ce genre ne donnait le plus souvent à l’homme qu’un rôle passager. Ainsi procédait Zeus avec une désinvolture toute divine à l’égard des femmes qu’il rendait mères. Quand le dieu, comme ici, avait la maladresse de prolonger son rôle, il arrivait fatalement ce qui se produisit entre Déjanire et Héraclès : l’épouse dolente restait au foyer et souffrait ; l’époux ne faisait aucune attention à elle et continuait glorieusement ses aventures.

Au théâtre, cela peut avoir des inconvénients. Toute notre sympathie va dans cette pièce à Déjanire. Héraclès ne nous intéresse que médiocrement malgré ses cris[15]. Est-ce bien l’impression qu’a voulu produire Sophocle ? En aucune manière. Héraclès est chez lui le grand héros thébain[16] auquel toutes les entreprises, même les plus périlleuses, sont permises, puisqu’elles lui réussissent. Il incarne l’être humain en ce qu’il a de plus généreux et de plus fort : il purge l’Univers de tous les monstres prodigieux qui l’encombrent. Seulement, pour les exterminer, il est obligé d’oublier sa femme. Au temps de sa légende, cela n’avait aucune importance : la femme n’existait pour ainsi dire pas. Au temps de Déjanire son rôle commençait à grandir. Euripide, ce poète inquiet, qui avait des yeux si clairvoyants et un esprit si raisonneur, critiquait les femmes, les exaltait aussi et, en tout cas, ne les oubliait point. Elles prenaient de plus en plus dans la littérature une place à côté de l’homme. Sophocle suivit le courant nouveau : il étudia sa Déjanire. Il fit d’elle un portrait tout en demi-teintes, qu’il emprunta à la réalité de son temps. Nous voyons le visage de cette femme qui n’est plus jeune[17], ses gestes un peu las[18], ses yeux qui connaissent les larmes[19], son corps que des maternités successives ont affaissé[20]. Et comme ces portraits-là sont très rares dans la littérature du vᵉ siècle, celui-ci nous attire infiniment. Nous l’étudions avec surprise, émotion. Tout à coup Déjanire disparaît et Héraclès, d’abord silencieux, est apporté sur une civière. Sa souffrance ne tarde pas à devenir bruyante. Brusquement nous voilà rejetés en une époque très lointaine : nous ne comprenons plus.

D’autant plus que même dans la transcription de cette réalité certains traits nous déconcertent un peu. Si bien doué qu’on soit, arrive-t-on toujours du premier coup à l’exactitude précise ? Quand Déjanire instruite de la passion de son époux pour Iole déclare, puisqu’elle est contrainte d’héberger sa rivale, qu’elles seront maintenant deux femmes à attendre, sous la même couverture, l’amour d’Héraclès[21], la brutalité voulue de son expression nous paraît déplacée. Elle nous habitue ailleurs à une réserve plus grande[22]. Est-ce la jalousie qui la fait cette fois parler si crûment ? Mais d’ordinaire les femmes, même les plus passionnées, savent envelopper les choses. Et ne nous dit-elle pas qu’elle n’a aucune irritation contre son mari, qu’elle est habituée à ses infidélités, qu’elles sont d’ailleurs communes à tous les hommes[23], qu’Héraclès seulement les multiplie plus que personne[24] ? Rien n’a échappé à son regard lucide : elle voit tout, sait tout, ne s’indigne point, n’élève pas la voix[25]. Pourquoi cette exception ? Mais le poète n’aurait-il pas ici, par mégarde, fait parler Déjanire, comme l’aurait pu faire Héraclès ?

Ce dernier, on le conçoit, n’est habitué à la modération ni dans son langage, ni dans ses actes. Mais justement parce que mieux que lui nous connaissons Déjanire, et que nous estimons son renoncement, nous le prierions, si nous le pouvions, d’être plus indulgent à son égard et de ménager tendrement sa faiblesse. Sans doute, il est naturel qu’il soit emporté par une fureur sauvage contre celle qu’il croit être sa meurtrière et qu’il brûle du désir de la châtier[26], mais s’il est pénible, quand il apprend la mort de l’infortunée, qu’il regrette expressément de ne pas l’avoir tuée de sa propre main[27], nous ne pouvons vraiment pas lui pardonner, quand Hyllos lui a dit comment les choses se sont passées, qu’il ne trouve pas pour la douce femme qui l’a tant aimé et qu’il a tant fait souffrir, un seul mot de regret, pour ne penser qu’à lui seul[28] : si égoïstes que soient encore les hommes, ils ne le sont plus à ce degré-là.

Au fond, si nous jugeons froidement les choses, sans préjugés et avec notre seul esprit moderne, Héraclès, dans cette pièce, incarne un élément héroïque qui fait aujourd’hui assez mauvaise figure en face de Déjanire, qui incarne un élément plus humble, celui de la vertu domestique. Ce n’est pas la faute du poète si, dans la suite des siècles, ce dernier élément, parce que la vie s’est de plus en plus organisée, a perpétuellement grandi jusqu’à tout envahir, tandis que l’autre a perpétuellement diminué jusqu’à risquer de nous paraître aujourd’hui presque inintelligible. En d’autres termes, Héraclès avec sa massue est plus archaïque que Déjanire avec sa laine. Sans doute, nous ne marchandons pas notre admiration à l’héroïsme, surtout s’il est intermittent. Quand il se prolonge, il trouble notre quiétude et nous allons jusqu’à dire, avec quelque apparence de raison, — ce qui aurait révolté tous les contemporains de Sophocle, — que la vertu quotidienne d'une Déjanire n’est pas inférieure, il s’en faut bien, aux actes retentissants d’un Héraclès.

Remarquons qu’à l’origine la légende avait été plus adroite. Dans sa forme primitive il n’y avait pas de Déjanire et les poèmes homériques ne la connaissent pas. Ils donnent pour femme au fils d’Alcmène Mégara et ils ont soin de ne mentionner qu’une fois son nom[29], sans dire rien sur elle. Cela d’ailleurs se comprend aisément : dans lIliade comme dans lOdyssée Héraclès, héros dorien, est un étranger ; on fait assez souvent allusion à ses exploits, mais on ne les raconte pas.

C’est chez les lyriques que nous trouvons pour la première fois le nom de Déjanire. Elle est la fille d’Œnée, roi des Étoliens. On ne voit pas d’abord quel rapport pouvait exister entre ces gens-là et Héraclès. Mais puisque les Ύλλεῑς revendiquaient dans l’invasion dorienne la possession du Péloponnèse, au nom même d’Héraclès, sous prétexte qu’il en avait été dépouillé par Eurysthée, ne fallait-il pas qu’ils descendissent de lui en ligne directe ? On fit donc aller Héraclès à Pleuron, en Étolie ; il y épouse Déjanire. Leur premier fils s’appelle Ύλλος et le Retour des Héraclides fut ainsi justifié[30].

Sophocle ne dit pas d’où venait Héraclès quand il alla chez Œnée. Pindare dans un poème perdu[31] racontait qu’il sortait de l’Hadès, où il avait été chercher Cerbère : c’était son dernier Travail, le plus difficile. Il rencontre alors Méléagre, frère de Déjanire. Celui-ci lui explique comment Achélôos convoitait sa sœur. Héraclès, sans hésiter, débarrasse la jeune fille de son prétendant difforme et l’épouse.

Bien avant Pindare Archiloque avait parlé de Déjanire ; il l’avait dépeinte au moment même où le Centaure essayait de la violenter. En ce pressant péril elle avait assez de sang-froid, paraît-il, pour s’entretenir avec Héraclès du passé et des poursuites d’Achélôos[32] : ce qui prouve que le mariage d’Héraclès avec Déjanire n’avait pas été imaginé par Pindare.

Ce mariage est aussi dans Bacchylide qui nous dit comment la jalousie perdit la malheureuse. Elle apprend que le fils de Zeus emmenait dans sa demeure Iole aux bras blancs, pour faire d’elle sa florissante épouse. Elle emploie, afin de ramener à elle celui qui l’oublie, le sortilège fatal qu’elle avait reçu de Nessos et cela, dit le poète, devait lui coûter bien des larmes[33].

Si l’on ajoute à ces données, que Sophocle a conservées fidèlement, les faits compilés beaucoup plus tard[34] par les mythographes, on remarque aussitôt une chose : les Travaux d’Héraclès étaient tous antérieurs à son union et il ne la contractait qu’après les avoir accomplis. Dans les Trachiniennes, au contraire, c’est aussitôt après son mariage avec Déjanire que ces Travaux commencent. Pourquoi Sophocle a-t-il fait cette interversion ? Mais ne veut-il pas nous représenter en Déjanire une femme qui peine et qui souffre pour l’être qu’elle aime ? Ne doit-elle pas, comme elle le dit[35], n’être délivrée d’une crainte que pour en nourrir aussitôt une autre ? Il fallait donc qu’elle restât seule au foyer et que son époux vécût loin d’elle : les Travaux justifièrent son éloignement, sans compter qu’Héraclès n’était pas fait pour mener une vie paisible auprès de sa femme.

Seulement, au théâtre comme dans la vie ordinaire, les absents ont toujours tort. Déjanire attire sur elle toute notre attention. Puisque le poète ne pouvait pas nous mettre sous les yeux son époux dans l’accomplissement de ses exploits, nous ne pensons qu’à celle que nous voyons rester au foyer à l’attendre.

Il est vrai qu’ici la légende hésita. N’était-il pas possible de faire de Déjanire une compagne héroïque d’Héraclès, quelque nouvelle Amazone qui combattît à ses côtés ? On l’essaya. Le scholiaste d’Apollonios, nous raconte qu’arrivé chez les Dryopes avec Hyllos et Déjanire, Héraclès voyant les siens affamés demanda de la nourriture à leur roi Théiodamas. Comme on ne lui donnait rien, il se servit lui-même, prit un bœuf. Le roi se fâche, rassemble ses gens, entre en lutte. Héraclès en mauvaise posture arme lui-même Déjanire, qui combat à ses côtés, est blessée au sein, le sauve[36]. Cette femme était donc destinée à se dévouer pour Héraclès. Mais Sophocle a bien vu que sa place véritable était au foyer : ce qui ne supprimait pas son dévouement, bien au contraire.

La légende hésita encore sur un autre point. A la fin de la pièce, on est choqué qu’Hyllos épouse la femme que son père avait aimée. Sophocle a mélangé deux traditions[37]. On n’était pas d’accord sur le motif qui avait poussé Héraclès à détruire Œchalie : les uns disaient qu’il avait agi ainsi parce qu’il s’était épris d’Iole et que son père Eurytos la lui avait refusée. D’autres racontaient qu’arrivé à Œchalie Héraclès avait demandé Iole pour son fils, et comme le père n’y consentait pas, il avait pris la ville et la jeune fille[38]. Pour tout concilier, Sophocle dans la première partie des Trachiniennes suppose qu’Héraclès revendique Iole pour lui-même, et cela provoque la jalousie de Déjanire avec les suites fatales qui en résultent ; dans la seconde, Héraclès ordonne à Hyllos d’épouser Iole, et loin de sentir comme nous[39] qu’il ne peut pas donner cet ordre à son fils, il prétend ne lui demander qu’une faveur légère[40]. Il est vrai qu’Hyllos a de la répugnance à obéir. Disons-nous bien toutefois que s’il résiste, ce n’est pas pour les raisons physiques, morales qui nous feraient tous opposer un non énergique à une pareille requête. L’égoïsme seul le fait hésiter : la femme qui a été la cause unique de la mort de sa mère et de l’état terrifiant dans lequel se trouve Héraclès pourrait bien lui être fatale à lui-même : on ne cohabite pas avec ses pires ennemis[41]. Si Iole avait été pour son père une maîtresse comme une autre, se révolterait-il ? Cela est douteux.

Avouons que tout cela ne diminue pas le rôle de Déjanire et que ses hésitations, ses faiblesses, qui sont si humaines, la grandissent encore à nos yeux. Sophocle n’a rien écrit de plus juste que ce rôle et celui de Tecmesse dans l'Ajax lui est inférieur.

Son art s’inspire cette fois de l’observation quotidienne. Il crée un être très vrai, qu’il mêle à des légendes très anciennes, sans se soucier de l’antithèse. Euripide dans toutes ses pièces n’a jamais fait autre chose. Son influence est visible. On en trouve d’autres preuves en des faits plus minces.

D’abord le prologue des Trachiniennes est euripidéen. Tout le monde est d’accord là-dessus. Sans doute le monologue de Déjanire n’est pas ennuyeux comme certains prologues d’Euripide, qui ressemblent à de courtes préfaces mises en tête de ses pièces : elles abrègent les choses, mettent le public au courant de ce qu’il faut qu’il sache, pour qu’il puisse comprendre ce qui va suivre. C’est ce que fait au fond Déjanire.

Ensuite, dans un trio, les acteurs chantent déjà des vers

lyriques et les choreutes se contentent de les écouter, sans intervenir[42]. Dans l'Œdipe à Colone cet empiétement sera plus grand encore.

D’ailleurs on admet généralement aujourd’hui que les Trachiniennes ont été écrites après l’Héraclès d’Euripide. On a relevé dans les deux pièces des similitudes d’expression qui sont singulières[43]. Cela ne nous dit pas qui des deux a imité l’autre. Un fait plus important nous permet d’arriver à une quasi-certitude.

A la fin de l’un et de l’autre drame Héraclès endormi est exposé aux yeux du public. Les sentiments des assistants sont identiques : ils contemplent le malheureux avec une compassion mêlée de terreur. Identique aussi est le mouvement des deux scènes : d’abord Héraclès dort, puis il remue, s’éveille, éclate en retentissantes clameurs. Ce mouvement est dirigé dans les deux cas par un homme âgé, Amphitryon dans l'Héraclès, un Vieillard dans les Trachiniennes. Mais quel est ce Vieillard qui jusqu’ici n’a pas eu de rôle dans la pièce ? Sophocle ne le dit pas. Une scholie nous apprend qu’il est un serviteur d’Héraclès et qu’il vient avec lui de l’Eubée[44]. Cela explique-t-il qu’il ait assez d’autorité pour donner des ordres, faire des reproches[45] à Hyllos, fils de son maître ? Dans Euripide, Amphitryon avait naturellement cette autorité. Le Vieillard de Sophocle, — ce Vieillard qui disparaît si singulièrement du drame, quand la scène du réveil est terminée, — ne serait-il pas une réplique de l’Amphitryon de l’autre pièce ? Avouons que l’imitation paraît possible. Et voici un autre argument : le sommeil d’Héraclès est naturel dans Euripide, on ne peut en dire autant pour Sophocle. Chez le premier, après une crise de folie, le malheureux s’assoupit comme Philoctète ou Oreste, après un accès de leur mal[46]. Euripide a même soin de nous expliquer que Pallas frappe d’une pierre en pleine poitrine Héraclès dans sa démence et qu’elle le plonge dans un sommeil profond[47]. Mais, à son tour, comment l’Héraclès de Sophocle peut-il dormir, sinon pour qu’on le porte plus commodément en scène ? La tunique de Nessos n’est-elle plus attachée à ses flancs qu’elle dévore ?

Si l’on accepte ces suggestions, puisque selon une opinion très autorisée[48] l’Héraclès d’Euripide a été joué entre les Suppliantes et les Troyennes, c’est-à-dire entre 421 et 415, les Trachiniennes doivent être placées quelque temps après, entre 420 et 410.

  1. Les Trachiniennes, par exception, n’ont pas d’ὑπόθεσις ; elle est remplacée dans L, p. 64 b par un extrait de la Bibliothèque d’Apollodore. Sur cette particularité voir l’édition de Radermacher, p. 42 et ajouter ce qu’il dit dans son Allgemeine Einleitung, p. 27 sq., placée en tête de son édition de l’Ajax. — Outre les mss. ordinaires, j’ai utilisé pour la constitution du texte des Trachiniennes un papyrus qui n’est pas mentionné dans l’Introduction de cette édition, p. XXIII sqq., car il n’a été publié qu’en 1922 : c’est le n° 1805, vol. XV des Oxyrhynchus Papyri. Il est du second siècle, comme le n° 875.
  2. Bergk, Griech. Literaturgeschichte, III, p. 398 sq. Cf. Mahaffy, History of classical greek Literature, I, p. 294.
  3. Th. Zielinski, Exkurse zu den Trachinierinnen, Philologus, 1896, p. 491-540, 677-633.
  4. Bernhardy, Grundriss der griech. Litteratur, II, 2, p. 371.
  5. Cf. Patin, Sophocle, p. 8 et Jebb, Introduction de ses Trachiniae, p. IX, qui citent l’un et l’autre A. W. Schlegel. Mais qui lit aujourd’hui Schlegel ?
  6. Trach. 13 sq.
  7. Trach. 43 sq.
  8. Trach. 385 sq.
  9. Trach. 586 sq.
  10. Trach. 813 sq. — Comparer dans l'Antigone, 1244 sq. la sortie silencieuse d’Eurydice, soulignée comme ici par un distique du coryphée.
  11. Trach. 307 sqq. — Aux questions de Déjanire Iole ne répond rien. Ou a admiré son silence. Cf. A. Müller, Aesthetischer Konimentar zu den Tragüdien des Sophokles, p. 414. Ce silence est, en effet, émouvant : déshonorée par l’homme dont la femme est devant lui, Iole ne peut rien dire. Mais faisons attention à une chose : trois acteurs sont en scène, Déjanire, Lichas et le Messager, qui silencieux depuis le v. 199 va brusquement intervenir au v. 335 sqq. Iole ne peut pas avoir de rôle dans la pièce, puisqu’il n’y a pas d’acteur disponible.
  12. Trach. 141 sqq. Cf. Ajax, 552 sqq. Des deux côtés c’est la même vision attristée des choses : pour être heureux, il faut être jeune et sans expérience.
  13. Trach. 180 sqq.
  14. Trach. 293 sqq.
  15. Cf. Tycho v. Wilamowitz-Môllenforff, Die dramatische Technik des Sophohles, IV, Trachinierinnen, p. 154 sqq.
  16. Trach. 116, 510 sq. Cf. Hésiode, Théogonie, 530.
  17. Trach. 547 sq. Cf. 4 sq.
  18. Trach. 141 sqq.
  19. Trach. 50, 106 sq. 153. Cf. 919.
  20. Trach. 54. Cf. 1147 sqq. — Le scholiaste et Apollodore II, 7, 8 donnent quatre fils à Déjanire, Diodore IV, 37, trois. Hyllos était l’ainé.
  21. Trach. 539 sq. Il n’est guère possible de traduire en français, sans l’atténuer, le mot ὑπαγκάλισμα. Or, Déjanire est la plus chaste des femmes. — Cf. Eurip. Cycl. 498 où le verbe ὑπαγκαλίζειν est employé, comme il convient, par le chœur des satyres. — Dans les Troyennes, 757 le mot ὑπαγκάλισμα a un sens atténué : il est dit de l’enfant que couve l’amour maternel.
  22. Trach. 562 sqq.
  23. Trach. 439 sq.
  24. Trach. 459 sq.
  25. Trach. 540 sqq., 552 sq.
  26. Trach. 1036 sq. 1064 sqq. 1107 sqq.
  27. Trach. 1133.
  28. Trach. 1143 sqq. Sa mort est désormais inévitable, ses exploits sont terminés : c’est le héros qui déplore sa propre fin.
  29. Odyssée, XI, 269.
  30. Cf. O. Müller, Dorier, I, 47 ; E. Curtius, Histoire grecque, trad. Bouché-Leclercq, I, p. 138.
  31. Cf. schol. Il. XXI, 194. Voir W. Christ, Pindari carmina, p. 432 A. Puech, Pindare IV, Isthmiques et Fragments, p. 240.
  32. Dion Chrysost. Or. LX ; Archil. fr. 147 (Bergk*, II). Cf. A. Hauvette, Archiloque, p. 171 sqq.
  33. Voir l’édition de Blass, XVI, Ὴρακλῆς, et la traduction de Desrousseaux, p. 55 sq.
  34. Apollodore et Diodore. Cf. Jebb dans son Introduction des Trachiniae p. XXIV.
  35. Trach. 27 sqq.
  36. Scholiaste d’Apollonios, I, 1212.
  37. Cf. Allègre, Sophocle, Etude sur les ressorts dramatiques de son théâtre et la composition de ses tragédies, p. 42 sq.
  38. Voir le scholiaste des Trachiniennes, 354, qui cite le témoignage de Phérécyde. Cf. Müller, Fragm. Hist. graec. I, p. 80, 34.
  39. Aussi les modernes, même les plus osés, ont-ils en des cas aussi déplaisants multiplié les précautions. Voir, par exemple, Maupassant qui ne pensait certainement pas à Sophocle, quand il écrivit Hautot père et fils dans La main gauche.
  40. Trach. 1216 sq.
  41. Trach. 1233-7.
  42. Trach. 1005-1043.
  43. Héraclès parlant de ses Travaux dit dans les Trach. 1101 : ἄλλων τε μόχθων μυρίων έγευσάμην, dans l'Héraclès, 1353 : ἀτἁρ πόνων δἠ μυρίων ἐγευσάμην. On admettra difficilement que l’identité d’expression soit fortuite. Les autres exemples allégués (cf. Jebb, Introduction de ses Trachiniae, p. XLIX sq. note 3) sont moins évidents, sauf cet autre vers des Trach. 416 : λέγ᾽, εἴ τι χρῄζεις καἱ γἁρ ού σιγηλὁς εἴ qu’on trouve aussi dans les Suppliantes d’Euripide, 567 : λέγ᾽ εἴ τι βούλει καἱ γἁρ ού σιγηλὁς εἷ. Les Suppliantes ont été écrites après la paix de Nicias.
  44. Schol. Trach. 1018.
  45. Trach. 974 sqq.
  46. Cf. A. Dieterich, Schlafscenen auf der attischen Bühne, Rhein. Museum, 1891, p. 25-46.
  47. Héraclès, 1004 sq.
  48. Wilamowitz, Herakles, I, p. 343 sq. et 380.