Aller au contenu

Les Trappeurs de l’Arkansas/I/XII

La bibliothèque libre.

XII

PSYCHOLOGIE.


Le général avait gardé un secret si profond sur les causes qui lui avaient fait entreprendre un voyage dans les prairies de l’ouest des États-Unis que les personnes qui l’accompagnaient n’avaient pu seulement les soupçonner.

Déjà plusieurs fois, sur son ordre et sans aucune raison apparente, la caravane avait campé dans des régions complètement désertes, où elle avait passé huit, dix et même quinze jours sans que rien semblât motiver cette halte.

Dans ces divers campements le général partait chaque matin suivi de l’un des guides et ne revenait que le soir.

Que faisait-il pendant les longues heures qu’il restait absent ?

Dans quel but ces explorations, au retour desquelles une tristesse plus grande assombrissait son visage ?

Nul ne le savait.

Durant ces excursions, doña Luz menait une existence assez monotone, isolée au milieu des gens grossiers qui l’environnaient. Elle passait tristement ses journées assise devant sa tente, ou montée sur son cheval, escortée par le capitaine Aguilar, ou le gros docteur, elle faisait auprès du camp des promenades sans but et sans intérêt.

Il arriva, cette fois encore, ce qui était arrivé aux précédentes stations de la caravane.

La jeune fille abandonnée par son oncle et même par le docteur qui poursuivait avec une ardeur toujours plus grande la recherche de sa plante fantastique et partait résolument chaque matin pour herboriser, en fut réduite à la compagnie du capitaine Aguilar.

Mais le capitaine Aguilar était, nous sommes forcés d’en convenir, bien que jeune, élégant et doué d’une certaine intelligence relative, un compagnon peu récréatif pour doña Luz.

Hardi soldat, doué d’un courage de lion, entièrement dévoué au général auquel il devait tout, le capitaine avait pour la nièce de son chef un attachement et un respect extrêmes ; il veillait avec soin à sa sûreté, mais il ignorait complètement les moyens de lui rendre le temps plus court par ces attentions et ces douces causeries qui plaisent tant aux jeunes filles.

Cette fois doña Luz ne s’ennuyait pas. Depuis la nuit terrible de l’incendie, depuis que, tel qu’un de ces héros fabuleux dont elle avait si souvent lu l’histoire et les hauts faits incroyables, le Cœur-Loyal lui était apparu pour la sauver elle et ceux qui l’accompagnaient, un sentiment nouveau et dont elle n’avait pas songé à se rendre compte, avait germé dans son cœur de jeune fille, avait grandi peu à peu et en quelques jours à peine s’était emparé de tout son être.

L’image du chasseur était incessamment présente à sa pensée, ceinte de cette auréole grandiose que donne une énergie invincible à l’homme qui lutte corps à corps contre un danger immense et l’oblige à reconnaître sa supériorité. Elle se plaisait à rappeler dans son esprit prévenu les différentes péripéties de cette tragédie de quelques heures, pendant lesquelles le chasseur avait joué le plus grand rôle.

Sa mémoire implacable, comme celle de toutes les jeunes filles pures encore, lui retraçait avec une fidélité inouïe les moindres détails de ces phases sublimes.

En un mot elle reconstruisait par la pensée la série d’événements auxquels le chasseur s’était subitement mêlé et qu’il avait, grâce à son indomptable courage et sa présence d’esprit, dénoués d’une façon si heureuse pour ceux qu’il était tout à coup venu secourir à l’instant où tout espoir leur était enlevé.

La manière brusque dont le chasseur était parti, dédaignant les remerciements les plus simples et ne paraissant plus songer à ceux qu’il avait sauvés, avait froissé la jeune fille, elle était piquée plus qu’on ne saurait dire de cette indifférence réelle ou affectée. Aussi cherchait-elle constamment dans son esprit les moyens de faire repentir son sauveur de cette indifférence, si le hasard, une seconde fois, les mettait en présence l’un de l’autre.

On le sait, bien que cela puisse au premier abord sembler un paradoxe, de la haine, ou du moins de la curiosité à l’amour, il n’y a qu’un pas.

Doña Luz le franchit en courant, sans s’en apercevoir.

Ainsi que nous l’avons dit, doña Luz avait été élevée dans un couvent, sur le seuil duquel venaient sans écho mourir les bruits du monde. Son enfance s’était passée calme et décolorée dans les pratiques religieuses ou plutôt superstitieuses qui, au Mexique, forment le fond de la religion. Lorsque son oncle la retira du couvent pour la mener avec lui dans le voyage qu’il méditait dans les prairies, la jeune fille ignorait les plus simples exigences de la vie, et se doutait aussi peu de l’existence du monde extérieur dans lequel elle allait se trouver jetée subitement qu’un aveugle de naissance se doute de l’éclat fulgurant des rayons du soleil.

Cette ignorance, qui servait admirablement les projets de son oncle, était pour la jeune fille une pierre d’achoppement contre laquelle, à chaque minute du jour, elle allait trébucher malgré elle.

Mais grâce aux soins dont l’entoura le général, les quelques semaines qui s’écoulèrent avant leur départ de Mexico s’étaient passées sans trop de peine pour la jeune fille.

Nous devons cependant noter ici un incident futile en apparence, mais qui laissa une trace trop profonde dans l’esprit de doña Luz, pour ne pas le rapporter.

Le général s’occupait activement à rassembler les gens dont il avait besoin pour son expédition, il était obligé, pour cette raison, de négliger sa nièce plus qu’il ne l’aurait voulu.

Cependant, comme il craignait que la jeune fille ne s’ennuyât de rester seule, confinée avec une vieille duègne dans le palais qu’il occupait calle de los Plateros, il l’envoyait fréquemment en soirée chez une de ses parentes qui recevait une société choisie, et auprès de laquelle sa nièce passait le temps d’une manière comparativement plus agréable.

Or, un soir que la réunion avait été plus nombreuse que de coutume, on s’était séparé beaucoup plus tard.

Au premier coup de onze heures sonnant à l’antique horloge du couvent de la Merced, doña Luz et sa duègne, précédées d’un péon qui portait un falot pour éclairer leur route, regagnaient, en jetant à droite et à gauche des regards effarés, le palais qu’elles habitaient ; elles n’avaient plus que quelques pas à faire, lorsque tout à coup, en tournant le coin de la calle San Agustin pour entrer dans celle de Plateros, quatre ou cinq hommes de mauvaise mine semblèrent surgir du sol, et entourèrent les deux dames après avoir préalablement éteint d’un vigoureux coup de poing le falot porté par le péon.

Exprimer la frayeur de la jeune fille à cette apparition inattendue est chose impossible.

Elle fut tellement effrayée que, sans avoir la force de pousser un cri, elle tomba à genoux les mains jointes devant les bandits.

La duègne au contraire poussait des cris assourdissants.

Les bandits mexicains, tous gens expéditifs, eurent en un tour de main réduit la duègne au silence, en la bâillonnant avec son rebozo, puis, avec tout le calme que ces dignes gens apportent dans l’exercice de leurs fonctions, assurés comme ils le sont de l’impunité que leur accorde la justice avec laquelle, en revanche, ils partagent la plupart du temps, ils procédèrent au dépouillement de leurs victimes.

Ce qui ne fut pas long, non seulement celles-ci ne songeaient pas à résister, mais, au contraire, elles se dépouillaient elles-mêmes en toute hâte de leurs bijoux, que les bandits empochaient avec des grimaces de plaisir.

Mais au plus beau moment de cette opération, une épée flamboya soudain au-dessus de leurs têtes, et deux bandits roulèrent sur le sol en jurant et en poussant des hurlements de fureur.

Ceux qui restaient debout, outrés de cette attaque en dehors de leurs habitudes, voulurent venger leurs compagnons, et se ruèrent avec furie contre leur agresseur.

Celui-ci, sans s’étonner de leur nombre, fit un pas en arrière, tomba en garde et se prépara à les bien recevoir.

Par hasard, un rayon de lune frappa son visage. Les bandits reculèrent avec crainte et rengainèrent leurs machetes.

— Ah ! ah ! dit l’inconnu avec un sourire de mépris, tout en s’avançant vers eux, vous m’avez reconnu, mes maîtres, vive Dieu ! j’en suis fâché, je me préparais à vous donner une rude leçon, est-ce donc ainsi qu’on exécute mes ordres ?

Les bandits restèrent muets, contrits et repentants en apparence.

— Çà ! continua l’inconnu, videz vos poches, maîtres coquins, et rendez à ces dames ce que vous leur avez enlevé.

Sans hésiter les voleurs débâillonnèrent la duègne, et restituèrent la riche proie qu’un instant ils avaient cru pouvoir s’approprier.

Doña Luz ne revenait pas de son étonnement, elle considérait avec une surprise extrême cet homme étrange qui possédait une si grande autorité sur des bandits sans foi ni loi.

— Est-ce bien tout ? dit-il en s’adressant à la jeune fille, ne vous manque-t-il plus rien, señora ?

— Plus rien, monsieur, répondit-elle plus morte que vive, sans même savoir ce qu’elle disait.

— Maintenant, continua l’inconnu, partez, drôles, je me charge d’escorter ces dames.

Les bandits ne se le firent pas répéter, ils disparurent comme une volée de corbeaux, en emportant leurs blessés.

Dès qu’il fut seul avec les deux femmes, l’inconnu se tourna vers doña Luz.

— Permettez-moi, señorita, lui dit-il avec la plus fine courtoisie, de vous offrir mon bras jusqu’à votre palais, la frayeur que vous venez d’éprouver rend votre marche incertaine.

Machinalement, sans répondre, la jeune fille passa son bras sous celui qu’on lui présentait.

Ils partirent.

Arrivés au palais, l’inconnu frappa à la porte, puis ôtant son chapeau :

— Señorita, lui dit-il, je suis heureux que le hasard m’ait permis de vous rendre un léger service… j’aurai l’honneur de vous revoir. Depuis longtemps déjà, je suis vos pas dans l’ombre. Dieu, qui m’a accordé la grâce de vous parler une fois, me l’accordera une seconde, j’en suis certain, quoique dans peu de jours vous deviez partir pour un lointain voyage. Permettez-moi donc de vous dire non pas adieu, mais au revoir.

Et, après s’être incliné profondément devant la jeune fille, il s’éloigna rapidement.

Quinze jours après cette bizarre aventure dont elle n’avait pas jugé à propos de parler à son oncle, doña Luz quittait Mexico sans avoir revu l’inconnu. Seulement, la veille de son départ, en entrant dans sa chambre à coucher, la jeune fille avait trouvé sur son prie-Dieu un papier plié en quatre. Sur ce papier étaient écrits ces quelques mots, d’une écriture fine et élégante :

« Vous partez, doña Luz, souvenez-vous que je vous ai dit au revoir.

« Votre sauveur de la calle de Plateros. »

Pendant longtemps cette étrange rencontre avait fortement occupé l’esprit de la jeune fille, un instant elle avait cru que le Cœur-Loyal et son sauveur inconnu étaient le même homme, mais cette supposition s’était bientôt évanouie. Quelle probabilité qu’il en fût ainsi ? Dans quel but le Cœur-Loyal, après l’avoir sauvée, se serait-il si promptement éloigné ? cela eût été absurde.

Mais, par une de ces conséquences ou de ces inconséquences, comme on le voudra, de l’esprit humain, au fur et à mesure que l’aventure de Mexico s’effaçait dans sa pensée, le Cœur-Loyal y grandissait.

Elle aurait voulu voir le chasseur, causer avec lui.

Pourquoi ?

Elle ne le savait pas elle-même ; pour le voir, entendre sa voix, s’enivrer de son regard si doux et si fier, pas autre chose, toutes les jeunes filles sont ainsi.

Mais comment le revoir ?

Là se dressait une impossibilité devant laquelle la pauvre enfant baissait la tête avec découragement.

Cependant quelque chose au fond de son cœur, peut-être cette voix divine qui, dans le recueillement de l’amour, parle aux jeunes filles, lui disait que bientôt son désir serait accompli.

Elle espérait.

Quoi ?

Un incident imprévu, un danger terrible peut-être, qui les remettrait face à face.

L’amour véritable doute quelquefois, il ne désespère jamais.

Quatre jours après l’établissement du camp sur la colline, le soir en se retirant dans sa tente, la jeune fille sourit intérieurement en regardant son oncle, qui se préparait tout pensif à se livrer au repos.

Doña Luz avait enfin trouvé le moyen de se mettre à la recherche du Cœur-Loyal.