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Les Trappeurs de l’Arkansas/II/III

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III

LE DÉVOUEMENT.


Ainsi que nous l’avons dit dans un chapitre précédent, le docteur avait quitté le camp des Mexicains, chargé par doña Luz d’un message pour l’Élan-Noir.

Comme tous les savants en us, le docteur était fort distrait de sa nature, cela avec les meilleures intentions du monde.

Pendant les premiers moments, selon l’habitude de ses confrères, il se creusa la tête pour tâcher de deviner la signification des paroles, tant soit peu cabalistiques à son avis, qu’il devait répéter au trappeur.

Il ne comprenait pas de quel secours pouvait être pour ses amis un homme à demi sauvage, qui vivait seul dans la prairie et dont l’existence se passait à chasser et à trapper.

S’il avait accepté aussi promptement cette mission, la profonde amitié qu’il professait pour la nièce du général en était la seule cause ; bien qu’il n’en espérât aucun résultat avantageux, ainsi que nous l’avons dit, il s’était résolument mis en route, convaincu que la certitude de son départ calmerait l’inquiétude de la jeune fille ; bref, il avait plutôt voulu satisfaire un caprice de malade que faire une chose sérieuse.

Aussi, dans la persuasion où il était que la mission dont on l’avait chargé était inutile, au lieu d’aller directement à franc étrier, comme il aurait dû le faire, au toldo de l’Élan-Noir, il mit pied à terre, passa dans son bras la bride de son cheval et commença à chercher des simples, occupation qui ne tarda pas à si bien l’absorber qu’il oublia complètement les recommandations de doña Luz et la raison pour laquelle il avait quitté le camp.

Cependant le temps se passait, la moitié du jour était déjà écoulée, le docteur qui depuis longtemps aurait dû être de retour n’avait pas reparu.

L’anxiété était vive au camp des Mexicains.

Le général et le capitaine avaient tout organisé pour une défense vigoureuse en cas d’attaque.

Rien ne paraissait.

Le plus grand calme continuait à régner aux environs, les Mexicains n’étaient pas éloignés de croire à une fausse alerte.

Doña Luz seule sentait son inquiétude augmenter d’instants en instants, les yeux fixés sur la plaine, elle regardait en vain du côté par lequel son messager devait revenir.

Tout à coup, il lui sembla que les hautes herbes de la prairie avaient un mouvement oscillatoire qui ne leur était pas naturel.

En effet, il n’y avait pas un souffle dans l’air, une chaleur de plomb pesait sur la nature, les feuilles des arbres, brûlées par les rayons du soleil, étaient immobiles, seules les hautes herbes agitées par un mouvement lent et mystérieux continuaient à osciller sur elles-mêmes.

Et, chose extraordinaire, ce mouvement presque imperceptible et qu’il fallait une certaine attention pour reconnaître, n’était pas général, au contraire, il était successif, se rapprochant peu à peu du camp avec une régularité qui laissait deviner une impulsion pour ainsi dire organisée ; de façon qu’à mesure qu’il se communiquait aux herbes les plus rapprochées, les plus éloignées rentraient peu à peu dans une immobilité complète, dont elles ne sortaient plus.

Les sentinelles placées aux retranchements ne savaient à quoi attribuer ce mouvement auquel elles ne comprenaient rien.

Le général, en soldat expérimenté, résolut de savoir à quoi s’en tenir, quoiqu’il n’eût jamais eu affaire personnellement aux Indiens, il avait trop entendu parler de leur manière de combattre pour ne pas soupçonner quelque fourberie.

Ne voulant pas dégarnir le camp qui avait besoin de tous ses défenseurs, il résolut de tenter lui-même l’aventure et d’aller à la découverte.

À l’instant où il se préparait à escalader les retranchements, le capitaine l’arrêta en lui posant respectueusement le bras sur l’épaule.

— Que me voulez-vous, mon ami ? lui demanda le général en se retournant.

— Je voudrais, avec votre permission, vous adresser une question, mon général, répondit le jeune homme.

— Faites.

— Vous quittez le camp ?

— Oui.

— Pour aller à la découverte, sans doute ?

— Pour aller à la découverte, oui.

— Alors, général, c’est à moi que cette mission appartient.

— Pourquoi cela ? fit le général étonné.

— Mon Dieu, général, c’est bien simple, je ne suis qu’un pauvre diable d’officier subalterne qui vous doit tout.

— Après ?

— Le péril que je courrai, s’il y a péril, ne compromettra en rien le succès de l’expédition, au lieu que…

— Au lieu que…

— Si vous êtes tué ?

Le général fit un mouvement.

— Il faut tout prévoir, continua le capitaine, quand on a devant soi des adversaires comme ceux qui nous menacent.

— C’est juste, après ?

— Eh bien, l’expédition sera manquée et pas un de nous ne reverra les pays civilisés. Vous êtes la tête, nous ne sommes que les bras nous autres, restez donc au camp.

Le général réfléchit quelques secondes, puis serrant cordialement la main du jeune homme :

— Merci, dit-il, mais il faut que je voie par moi-même ce qui se trame contre nous. La circonstance est trop sérieuse pour que je puisse me fier même à vous.

— Il faut que vous restiez, général, insista le capitaine, si ce n’est pour nous, que ce soit au moins pour votre nièce, pour cette innocente et frêle créature, qui, s’il vous arrivait malheur, se trouverait seule, abandonnée au milieu de peuplades féroces, sans soutien et sans protecteur ; qu’importe ma vie à moi, pauvre enfant sans famille qui doit tout à vos bontés ! L’heure est venue de vous prouver ma reconnaissance, laissez-moi acquitter ma dette.

— Mais, voulut dire le général.

— Vous le savez, continua le jeune homme avec entraînement, si je pouvais vous remplacer auprès de doña Luz, j’accepterais avec bonheur, mais je suis trop jeune encore pour jouer ce noble rôle ; allons, général, laissez-moi prendre votre place, elle m’appartient.

Moitié de gré, moitié de force, il fit reculer le vieil officier, s’élança sur les retranchements, les franchit d’un bond et s’éloigna à grands pas après avoir fait un dernier signe d’adieu.

Le général le suivit des yeux aussi longtemps qu’il put l’apercevoir, puis il passa sa main sur son front soucieux, en murmurant :

— Brave garçon, excellente nature !

— N’est-ce pas, mon oncle ? lui répondit doña Luz qui s’était approchée sans être vue.

— Tu étais là, chère enfant ? lui dit-il avec un sourire qu’il cherchait vainement à rendre joyeux.

— Oui, mon bon oncle, j’ai tout entendu.

— Bien, chère petite, fit le général avec effort, mais ce n’est pas le moment de s’attendrir, je dois songer à ta sûreté, ne reste pas ici plus longtemps, viens avec moi, en ce lieu une balle indienne pourrait trop facilement t’atteindre.

La prenant par la main, il la conduisit doucement jusqu’à sa tente.

Après l’y avoir fait entrer, il lui donna un baiser sur le front, lui recommanda de ne plus sortir et retourna aux retranchements, où il se mit à surveiller avec le plus grand soin ce qui se passait dans la plaine, tout en calculant mentalement le temps qui s’était écoulé depuis le départ du docteur et s’étonnant de ne pas le voir revenir.

— Il sera tombé au milieu des Indiens, disait-il, pourvu qu’ils ne l’aient pas tué !

Le capitaine Aguilar était un intrépide soldat, formé dans les guerres incessantes du Mexique, il savait allier le courage à la prudence.

Arrivé à une certaine distance du camp, il s’étendit à plat ventre et gagna en rampant un bloc de rochers qui était parfaitement disposé pour lui servir d’embuscade.

Tout paraissait tranquille autour de lui, aucun indice ne pouvait lui faire supposer que l’ennemi s’approchât ; après un temps assez long, passé à explorer le terrain, il se préparait à regagner le camp avec la conviction que le général s’était trompé, que nul péril imminent n’existait, lorsque tout à coup, à dix pas de lui, un asshata bondit effaré, les oreilles droites, la tête rejetée en arrière, fuyant avec une vélocité extrême, en donnant les marques de la plus grande terreur.

— Oh ! oh ! murmura le jeune homme, y aurait-il donc quelque chose ? Voyons un peu.

Quittant alors la roche derrière laquelle il s’abritait, il fit avec précaution quelques pas en avant, afin de s’assurer de la réalité de ses craintes.

Les herbes s’agitèrent avec force, une dizaine d’hommes se levèrent subitement autour de lui et l’entourèrent avant qu’il eût eu le temps de se mettre en défense, ou de regagner l’abri qu’il avait si imprudemment quitté.

— À la bonne heure, au moins, dit-il avec le plus dédaigneux sang-froid, je sais à présent à qui j’ai affaire.

— Rendez-vous ! lui cria un des hommes qui le serraient de près.

— Allons donc ! répondit-il avec un sourire ironique, vous êtes fous, il faudra bel et bien me tuer pour me prendre.

— Alors on vous tuera, mon beau muguet, répondit brutalement le premier interlocuteur.

— J’y compte bien, dit le capitaine d’un ton goguenard, je me défendrai, cela fera du bruit, mes amis nous entendront, votre surprise sera manquée, c’est justement ce que je veux.

Ces paroles furent prononcées avec un calme qui fit réfléchir les pirates. Ces hommes appartenaient à la troupe du capitaine Ouaktehno ; lui-même se trouvait parmi eux.

— Oui, répondit en ricanant le chef des bandits, votre idée est bonne, seulement on peut vous tuer sans faire de bruit, et alors à vous aussi votre projet est renversé.

— Bah ! qui sait ? dit le jeune homme.

Avant que les pirates pussent le prévenir, il fit un bond énorme en arrière, renversa deux hommes et courut avec une vélocité extrême dans la direction du camp.

Le premier mouvement de surprise passé, les bandits s’élancèrent à sa poursuite.

Cet assaut de vitesse dura assez longtemps de part et d’autre, sans que les pirates vissent la distance qui les séparait du fugitif diminuer sensiblement. Tout en le poursuivant, comme ils tâchaient autant que possible de ne pas se laisser apercevoir par les sentinelles mexicaines qu’ils voulaient surprendre, cette manœuvre les obligeait à des détours qui ralentissaient nécessairement leur course.

Le capitaine était arrivé à portée de voix des siens, il jeta un regard en arrière ; profitant du temps d’arrêt qu’il faisait pour reprendre haleine, les bandits avaient gagné sur lui une avance considérable.

Le jeune homme comprit que s’il continuait à fuir, il causerait le malheur qu’il voulait éviter.

Son parti fut pris en une seconde, il résolut de mourir, mais il voulut mourir en soldat, et en succombant, être utile à ceux pour lesquels il se dévouait.

Il s’appuya contre un arbre, plaça son machete auprès de lui à portée de sa main, sortit ses pistolets de sa ceinture et faisant face aux bandits qui n’étaient plus qu’à une trentaine de pas de lui, afin d’attirer l’attention de ses amis, il cria d’une voix éclatante :

— Alerte ! alerte ! voici les ennemis !…

Puis, avec le plus grand sang-froid, il déchargea ses armes comme dans un tir à la cible – il avait quatre pistolets doubles –, répétant à chaque pirate qui tombait :

— Alerte ! voici les ennemis ! ils nous entourent, garde à vous ! garde à vous !

Les bandits, exaspérés par cette rude défense, se ruèrent sur lui avec rage, oubliant toutes les précautions qu’ils avaient prises jusque-là.

Alors commença une mêlée horrible et gigantesque d’un homme seul contre vingt et trente, car à chaque pirate qui tombait, un autre prenait sa place.

La lutte était affreuse !

Le jeune homme avait fait le sacrifice de sa vie, mais il voulait la vendre le plus cher possible.

Nous l’avons dit, à chaque coup qu’il tirait, à chaque revers de machete qu’il lançait, il poussait son cri d’avertissement, cri auquel répondaient les Mexicains, en faisant de leur côté un feu roulant de mousqueterie sur les pirates, qui se montraient alors à découvert, s’acharnant après cet homme qui leur barrait si audacieusement le passage, avec l’infranchissable rempart de sa loyale poitrine.

Enfin le capitaine tomba sur un genou. Les pirates se précipitèrent pêle-mêle sur son corps, se blessant les uns les autres, dans la frénésie avec laquelle ils cherchaient à l’achever.

Un pareil combat ne pouvait longtemps durer.

Le capitaine Aguilar succomba, mais en tombant il entraîna dans sa chute douze pirates qu’il avait immolés, et qui lui firent un sanglant cortège dans la tombe.

— Hum ! murmura le capitaine Ouaktehno en le considérant avec admiration, tout en étanchant le sang d’une large blessure qu’il avait reçue à la poitrine ; quel rude homme ! si les autres lui ressemblent nous n’en viendrons jamais à bout. Allons, continua-t-il en se retournant vers ses compagnons qui attendaient ses ordres, ne nous laissons pas plus longtemps fusiller comme des pigeons ; à l’assaut ! vive Dieu ! à l’assaut !

Les pirates s’élancèrent à sa suite en brandissant leurs armes et commencèrent à escalader le rocher, en vociférant :

— À l’assaut ! à l’assaut !

De leur côté les Mexicains, témoins de la mort héroïque du capitaine Aguilar, se préparèrent à le venger.