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Les Travaux d’Hercule

La bibliothèque libre.
Les Symboles, première sérieCharpentier (p. 161-182).


Les Travaux d’Hercule


 
Seul et grave marchait le magnanime Hercule
A l’heure où dans le ciel flotte le crépuscule,
Et les pas du héros sonnaient sur le chemin.
Sûr de sa force, l’arc et les flèches en main,
Il allait châtier Eurytos dans sa ville.
N’ayant plus à subir de contrainte servile,
Lui-même, lorsqu’il eut accompli ses travaux,
Excité par les dieux, s’en créa de nouveaux.
Certes il punirait le roi fou d’insolence.
Déjà plusieurs cités détruites par sa lance
Attestaient sa vigueur divine ; et que de fois
N’avait-il point purgé de monstres les grands bois !
Mais, pareil à la nuit qui submergeait la terre,
Voici que dans les yeux du marcheur solitaire
Subitement un flot de tristesse monta.
Il revoyait les prés non fauchés de l’Œta,

La forêt chère à Zeus, Trachis la Tille sainte,
Sa femme belle et chaste et qu’il laissait enceinte,
Ses fils qui n’avaient point encore combattu
Mais en qui revivrait sa puissante vertu.
Il embrassait aussi dans sa trouble pensée
Sa jeunesse terrible et si vite passée,
Tous les maux qu’il souffrit, l’avenir incertain,
Et les pièges tendus par le lâche Destin.

« J’ai pour cité, dit-il, la terre aux larges voies.
Je ressemble, homme errant et privé de mes joies,
À celui qui possède un champ très éloigné.
Comme il songe à, ce bien si rarement soigné !
Tout au plus le voit-il lorsqu’il sème ou moissonne,
Et le champ délaissé semble n’être à personne.
À peine mes enfants connaissent-ils ma voix.
Ils attristent leur mère en lui disant parfois :
« Dans quel lointain pays est allé notre père ?
Et quand reviendra-t-il ? » Elle, qui désespère,
Les distrait par des jeux ; et tous ont cru me voir
Si la porte gémit et cède au vent du soir.
Pourtant j’ai soutenu la plus horrible lutte
Avant qu’on célébrât mes noces par la flûte.
J’ai dû, pour conquérir ma femme aux tendres jeux,
Dompter Achéloos, dont la source est aux cieux,

Le fleuve s’avançait comme un taureau farouche
Et des montagnes d’eau lui croulaient de la bouche.
Soudain, serpent visqueux, il glissait de mes mains ;
Puis c’était un athlète aux muscles surhumains.
Mais celle qui, lisant dans les âmes royales,
Leur dispense à son gré les couches nuptiales,
Aphrodite, voulait que je fusse vainqueur,
Et je n’épargnai point ma force ni mon cœur.
Nous nous précipitions, pareils à deux tempêtes.
Quel sauvage fracas, choc des mains et des têtes,
Cris, souffles haletants ! Chacun fit de son mieux ;
Mais enfin j’accablai le taureau monstrueux,
Et Cypris décida par un calme sourire
Que je posséderais ton lit, ô Déjanire.
Ah ! puisse-je bientôt y délasser mon corps !
Surtout veuille l’Amour, qui dompte les plus forts,
Ne point livrer mon âme aux yeux d’une étrangère !
Car l’épouse est sacrée, et doit nous rester chère.
Conduisez-moi, grands dieux, et permettez qu’un soir.
N’ayant plus d’ennemis, je puisse enfin m’asseoir,
Irréprochable, auprès du foyer domestique
Pour ne plus m’éloigner de ma demeure antique ! »

Triste et las, le héros, sans apaiser sa faim,
S’étendit pour dormir sous les rameaux d’un pin ;

Sa couche fut la peau du lien de Némée.
Mais sa paupière lourde à peine était fermée
Que le sage Apollon, son frère et son ami ;
En un songe parut devant l’homme endormi- ;
Et les deux fils de Zeus, l’un revêtu de gloire,
L’autre tout frissonnant dans la nuit froide et notre
Et pleurant sur lui-même à travers son sommeil,
Parlèrent jusqu’à l’heure où brilla le soleil.

*


APOLLON


Me connais-tu ? Mes traits volent dans l’air splendide.
Zeus m’a permis souvent de brandir son Egide
Aux franges d’or, qui jette un éclat fulgurant.
Je saisis l’aigle au vol ; je devance en courant
Le dauphin sur la mer divine. Si tu l’oses,
Parle-moi ; car je sais la fin de toutes choses.
A Delphes, le nombril de la terre, parfois
J’explique devant tous le mystère des lois.
J’emplis les cœurs mortels d’un violent délire ;
Mais moi, qui règle tout par les sons de ma Lyre,
Je ne partage pas leur trouble et leur fureur.
La bouche d’Apollon ne connaît point Terreur ;


Et mes yeux clairvoyants comptent les grains de sable
Que roule dans Bon lit la mer intarissable
Et les feuilles des bois qui naissent au printemps.
Lorsqu’un homme gémit dans son cœur, je l’entends.


HERCULE


Apollon, le plus cher des dieux, je te salue !
Tu savais raffermir mon âme irrésolue
Lorsque je dus livrer mes plus rudes combats ;
Ta main pressait la mienne, et tu me parlais bas.
Souvent aussi Pallas augmenta ma vaillance ;
Et j’étais confiant dans mon arc et ma lance
Quand j’avais entendu sa voix tonner dans l’air,
Ou lorsqu’elle fondait sur moi comme l’éclair
Et que j’entrevoyais, plein d’une heureuse attente,
Son casque d’or, ses yeux et sa robe éclatante
Qui tournoyait autour de ses pieds immortels.
Ah ! ne me quittez point ! car mes maux furent tels
Que, pour les oublier, j’ai besoin que l’on m’aide.
Mais, radieux amis, savez-vous un remède
Contre les souvenirs qui font saigner le cœur ?
Mon esprit, ô divin Archer, perd sa vigueur.
Je ne suis plus Hercule ; et, le trouble dans l’âme,
Je m’apprête à gémir, dompté comme une femme…


APOLLON


Ne te souvient-il plus de l’héroïque enfant
Qui fut un soir surpris par sa mère, étouffant
Deux terribles Dragons ? En sa rage inhumaine
Héra les suscitait contre le fils d’Alcmène.
L’enfant gorgé de lait, dans un grand bouclier
Que, d’un pied lent, sa mère avait fait osciller,
Dormait paisible et seul. Mais, distillant leur bave,
Les reptiles autour du bouclier concave
Enroulèrent soudain leurs bleuâtres anneaux.
Tu t’éveillas ; tu vis les monstres infernaux.
Malgré leur gueule ouverte et leur cruelle étreinte,
Tu les pris à la gorge ; et tu rivas sans crainte
Tes dix doigts à leur cou gonflé d’un noir poison,
Bientôt tes cris de fête émurent la maison.
La vénérable Alcmène en sursaut se réveille.
Elle accourt éperdue, et crie, et s’émerveille ;
Elle frémit de joie et d’épouvante. Alors
Tu te mis à jouer avec les monstres morts,
Heureux et souriant de tes lèvres mutines
Aux serpents étranglés par tes mains enfantines.


HERCULE


Le Temps inexorable a seul pu me changer.
Je croissais en vigueur et riais du danger.

Puis, lorsque j’eus grandi, ne songeant qu’à bien vivre,
Je caressai la coupe et souvent je fus ivre.
Je dévorais un bœuf sans épargner ses os.
Mon rire était sonore ; et, rival des oiseaux,
Je chantais bruyamment, ceint de fleurs et d’acanthes.
Compagnon de Cypris et des jeunes Bacchantes,
Je pressentais bien peu l’âpreté du chagrin.
Certes, j’avais alors l’esprit libre et serein ;
Et j’aimais à poursuivre en de fraîches vallées
Les fauves aux jeux bleus ou les bêtes ailées.
Mais où donc êtes-vous, antres du Pélion ?
Le jour où j’étouffai dans mes bras le lion
Qui semblait exhaler du feu par sa narine,
Quelle virile joie inonda ma poitrine !
Pour assaillir la bête, effroi de nos pasteurs,
Il me fut ordonné de gravir les hauteurs,
Et j’obéis sans crainte à mon maître Eurysthée.
J’allai sur la montagne, où la bête indomptée
Léchait avec lenteur son mufle teint de sang.
Je l’accablai de traits ; mais le cuir de son flanc
Restait impénétrable. Or, relevant la tête,
Le lion m’aperçut ; et la puissante bête
Courba comme un grand arc l’épine de son dos,
Puis bondit jusqu’à moi. J’eus le cœur d’un héros.
D’un massif olivier couvert de son écorce

Je frappai le lion, sur le crâne, avec force ;

Et, comme il chancelait, de mes muscles d’acier
J’étreignis brusquement le monstre carnassier
Dont le sang ruisselait par torrents écarlates.
Je lui serrai la gorge en écrasant ses pattes,
Et le lion rendit le souffle entre mes bras.
O vainqueur de Python, toi seul tu comprendras
De quel regard mes yeux couvèrent mon trophée,
Lorsqu’à mes pieds roula cette bête étouffée !
J’en arrachai la peau dont je couvris mon corps
Pour tenir désormais ma place outre les forts ;
Et sur mes blonds cheveux, en signe de victoire,
J’étalai fièrement la gueule aux crocs d’ivoire…
Mais, depuis lors, combien j’ai souffert et lutté,
Sans foyer, sans amis, loin de toute cité !
L’avenir me tourmente et le passé m’accable.
Héra, qui me poursuit d’une haine implacable,
Peut-être, en me voyant revenir vers les miens,
Voudra gorger de moi les oiseaux et les chiens…
Certes, la mort vaut mieux qu’une affreuse vieillesse.
Ah ! que je meure donc ! et que l’âpre déesse,
Étalant devant tous son triomphe odieux,
Trépigne insolemment sur le pavé des dieux !


APOLLON


La Grèce, ô mon ami, ne veut point que tu meures.
Avant de retourner vers tes riches demeures,

Tu dois penser encore à ses peuples souffrants ;
Ici, fonder les lois ; là, punir des tyrans.
Je te préviens aussi pour que tu te prépares
À naviguer au loin vers les villes barbares.
Tu verras s’arrondir ta voile à tous les vents.
O sauveur des cités, grand ami des vivants,
Il te faut, jusqu’au bout, pacifier la terre.
N’accuse point les dieux : car il fut salutaire,
Le cruel aiguillon que brandissait Héra
Lorsque, à travers le monde où ta jeunesse erra,
Elle te contraignit, ô marcheur sans asile,
D’accomplir par tes mains une œuvre difficile.
Maintenant, libre et calme, achève tes travaux.
Fais qu’il ne soit point dit par d’envieux rivaux
Que devant l’inconnu ton courage recule,
Et sois jusqu’à la fin le magnanime Hercule.


HERCULE


J’ai dépensé ma force et je me sens vieillir.
Pourquoi donc, au moment où je vais défaillir,
Me priver d’un tardif repos que je mérite ?
Je suis las de combattre, et ma gloire m’irrite.
Trop longtemps j’ai purgé la mer et les forêts.
Car j’ai détruit la chienne immonde des marais,
L’Hydre aux têtes sans nombre, et dont l’impure haleine
Flétrissait en été les moissons de la plaine

Et, funeste, soufflait la mort parmi les bœufs.
D’abord je l’attirai hors de son lit bourbeux.
Puis, la frappant avec une massue épaisse,
Je fis au loin rouler ses têtes. Mais, sans cesse,
Je voyais, sur son cou livide et tacheté,
Me harcelant toujours avec plus d’âpreté,
D’autres têtes surgir ; et, certes, les dernières
Me flagellaient déjà de leurs noires crinières.
Alors je reculai. Je fis courir le feu
Dans la forêt voisine ; et, poussé par un dieu,
A l’Hydre abominable enfin j’arrachai l’âme,
Ayant pu consumer ses têtes dans la flamme
Qui rayonnait autour des hêtres et des pins
Dont je m’étais armé promptement les deux mains.
Et j’ai vaincu l’affreux sanglier d’Erymanthe :
Il se précipitait comme une onde écumante
Que la neige des monts a grossie au printemps,
Et devant lui fuyaient les troupeaux haletants…
Un jour, dans le pays des Centaures, mon hôte,
Qui faisait prospérer les vignes de la côte,
Ouvrit (car j’avais soif) un tonneau de vin vieux.
Mais voici qu’un parfum frais et délicieux
S’exhala de ce vin dans toute la contrée ;
Et je vis accourir une troupe altérée
D’êtres à forme double, orgueilleux et sans loi,
Qui se cabraient, piaffaient et ruaient contre moi.

Comme je refusais de céder mon breuvage,
Je reçus sans faiblir, de leur foule sauvage,
Des brandons enflammés, des arbres et des rocs ;
Et, tout en soutenant les plus furieux chocs,
A mon tour je lançai mes flèches sans rivales
Contre ces impudents à croupes de cavales.
Leur mère Néphélé me harcelait en vain
De gréions et d’éclairs. Seul, j’achevai mon vin ;
Car ils prirent la fuite ou moururent sans boire…
Et j’eus, pour témoigner de ma noble victoire,
La montagne et le ciel, la plaine aux gras sillons,
Les rives du Pénée et ses beaux tourbillons !
J’ai tué les cruels oiseaux du lac Stymphale.
Lorsqu’ils passaient ainsi qu’une brusque rafale,
On voyait dépérir les fruits dorés du sol.
S’ils rencontraient un homme, ils lui dardaient au vol
Leurs plumes qui faisaient des blessures mortelles.
Mais, comme les oiseaux, mes flèches ont des ailes !
J’ai poursuivi, les yeux en proie à mille erreurs,
La biche aux pieds d’airain, fléau des laboureurs,
Qu’Artémis nourrissait sur le mont Cérynée.
Nous courûmes pendant toute une longue année.
La bête infatigable eût devancé le vent ;
Et ma sueur mouilla toute la terre, avant
Que, près des flots heureux qui caressent l’Asie,
Par ses deux cornes d’or je l’eusse enfin saisie.

Après j’eus un travail immense pour repos.
Augias possédait d’innombrables troupeaux ;
Ses vaches se suivaient dans les grands pâturages,
Comme l’on voit au ciel la foule des nuages
Se hâter quand le vent les chasse devant lui.
Dans les prés d’Augias l’œil était ébloui
Par douze fiers taureaux aussi blancs que des cygnes.
L’un d’eux, d’une bravoure et d’une force insignes,
Phaéton, rayonnait comme une étoile aux cieux.
Contre les sangliers et les ours furieux
Les douze taureaux, mus par la même pensée,
S’avançaient l’œil terrible et la corne baissée.
Le soir, quand les troupeaux revenaient lentement,
La campagne n’était qu’un seul mugissement ;
Et, fuyant vers la mer, l’Alphée aux eaux profondes
Y mêlait sourdement un bruit de grandes ondes.
Or, je dus nettoyer les étables du roi.
Sitôt que je les vis, je fus saisi d’effroi ;
Car on aurait couvert le vaste sol des plaines
De l’ordure sans nom dont elles étaient pleines.
Puis mon esprit confus s’illumina soudain.
Je contraignis Alphée à changer de chemin ;
Je fis un large trou dans le mur de l’étable,
Et le fleuve, avec un fracas épouvantable,
S’y rua bouillonnant de colère, et s’emplit
D’un monstrueux fumier qu’il roula vers son lit.

Ah ! qui peut oublier les choses que j’ai faites ?
Pour vaincre Géryon, le bouvier aux trois tètes,
J’ai franchi l’Océan dans une coupe d’or.
Lorsque j’eus pris sa vie au fils de Chrysaor,
Aveuglé par la mer et par les cieux torrides,
J’allai vers le jardin des blondes Hespérides.
J’affrontai le Dragon aux reflets de saphir ;
Et je sus, par ma ruse et ma force, ravir
Les immortels fruits d’or, les merveilleuses pommes
Sur les rameaux d’un arbre inaccessible aux hommes.
Rappelle-toi, parmi de plus pesants fardeaux,
Le taureau de la Crète emporté sur mon dos.
Apollon, souviens-toi de la fière Hippolyte
Dont le cou délicat porte un casque d’hoplite,
Et qui s’enfuit au son de mon arc meurtrier :
Arès avait couvert d’un large baudrier
La poitrine et les flancs de la vierge terrible.
Puis ce fut Diomède et son quadrige horrible.
Quand je l’eus fait manger par ses propres chevaux,
Je dus soumettre au frein, après tant de travaux,
Les étalons hideux qu’il gorgeait dans leur crèche
De sang rouge et fumant et de chair d’homme fraîche.
N’oublions pas, ô dieu, Busiris châtié,
Et Cycnos, qui tuait ses hôtes sans pitié,
Percé sous le menton par ma lance de frêne.
Puis n’ai-je pas dompté la bête souterraine,

Cerbère, le Dragon aux trois gueules de chien ?
Et j’étais seul et nu, sans armes, n’ayant rien
Pour traîner vers le jour le monstre fou de rage
Que. mes deux larges mains et mon ferme courage.
Mais pourquoi ces travaux ? qu’en ai-je retiré ?
Et lorsque, ayant vécu tristement, je mourrai,
D’autres monstres naîtront sur la terre des hommes.
O race misérable et vaine que nous sommes !
Le breuvage qu’il nous faut boire est trop amer.
Mieux vaut ensemencer les vagues de la mer
Que d’accomplir le bien ; car si dans les demeures
Où ta Lyre, Apollon, fait oublier les heures
Les dieux daignent parfois songer à nos destins,
C’est pour qu’un vaste rire éclate en leurs festins !


APOLLON


Hercule, ne dis pas que ton œuvre est stérile.
Tu sais bien (j’en appelle à ta fierté virile)
Que l’éther resplendit d’un plus limpide azur
Grâce à tes longs travaux ; et que le temps futur
N’oubliera point ton nom, ta gloire et ton exemple.
Crois-tu que pour les dieux le ciel soit assez ample
Et que nous ne pensions, dans l’Olympe étoile,
Qu’aux lumineux festins d’où monte un rire ailé ?
Chacun de nous travaille à créer l’harmonie ;
Et tu dois applaudir de ton heureux génie,

Toi que Zeus, méditant de grands desseins, voulut
Consacrer comme nous à l’œuvre de salut.
Zeus au vaste regard, le meilleur de sa race,
Après son morne aïeul et son père vorace
Commande, et la sagesse habite son cerveau.
Il dut violemment fonder l’ordre nouveau ;
Ou la Nuit envieuse eût ressaisi l’empire.
Par lui la vie est stable ; et chaque être conspire,
Qu’il le veuille ou qu’il soit entraîné par les dieux,
A l’éternelle paix du monde radieux.
La Terre vous soutient et le Ciel vous éclaire ;
Et les Titans leurs fils, qui hurlent de colère
En se voyant soumis au rythme universel,
Sont les fermes supports de la Terre et du Ciel.
Le vieux fleuve Océan, qui rêve solitaire,
Entoure de ses bras le disque de la Terre ;
Il craint l’éclair livide ; il sait que Zeus est grand ;
Et jamais le sommeil n’enchaîne son courant.
L’antique Hypérion verse à flots la lumière ;
Mais nul ne souffre plus de sa fureur première.
Moi-même j’ai tracé sa route ; et, que demain
Il ose s’écarter de l’unique chemin
Pour bondir à travers les plaines infinies,
Tu verras aussitôt l’essaim des Erinnyes
Se ruer vers son char, et dans le sentier bleu
Ramener sans erreur les blancs coursiers du dieu.

Zeus, qui maintient le monde en un juste équilibre
Acquiesce au Destin par sa\ volonté libre ;
Le désordre na peut séduire sa raison.
Lorsque le sort condamne une illustre maison,
Sans faveur ni colère, en un grave silence
Il regarde longtemps osciller la balance.
Mais là Nécessité peut se taire parfois.
Alors Zeus parle en maître ; et sa puissante voix
Décrète la justice ou promet la clémence.
Le monde est jeune encore ; à peine s’il commence.
Le Maître prévoyant des hommes et des dieux
Saura l’acheminer lentement vers le mieux ;
Et ce fut par pitié pour la détresse humaine,
Ami, qu’il t’engendra dans la couche d’Alcmène.


HERCULE


O mon frère immortel, hélas ! pardonne-moi.
Zeus n’est point tel que nous ; jamais l’auguste Roi
Ne prononce, malgré la pitié qui le touche,
Ce douloureux : hélas ! qui me vient à la bouche.
Est-ce que la soleil voit un seul homme heureux ?
Les mortels, nuit et jour, se déchirent entre eux
Et d’innombrables maux désespèrent leur âme.
En une seule nuit la vierge devient femme ;
Et, femme, elle reçoit sa part de nos douleurs.
Quel visage d’enfant ne fut baigné de pleurs ?

Mais moi, j’ai plus souffert que les autres ensemble.
O rayonnant Archer, je pâlis set je tremble
En songeant que ma rage aveugle massacra,
Voici longtemps, ma jeune épouse Mégara
Avec trois beaux enfants, notre commune joie.
La cruelle Héra, voulant me perdre, envoie
La fille de la Nuit (son nom me fait horreur)
Celle dont les cheveux sifflent avec fureur,
Pour que, me désignant de trop chères victimes,
Elle entraîne mon âme aux plus sauvages crimes.
Tout à coup je me tais ; mes yeux roulent hagards ;
J’enveloppe mes fils de terribles regards ;
Une écume blanchit ma barbe ; et la démence,
Hélas ! sans tympanon et sans thyrse, commence.
O danse monstrueuse ! elle ne finit pas.
Par les libations, le rire et le repas,
Mais par le sang des miens, en dépit des prières,
Versé dans ma maison par mes mains meurtrières.
J’appelais Eurysthée et je croyais le voir.
Certes, depuis longtemps je caressais l’espoir
De venger par sa mort ma servitude infâme ;
Mais voici que lui-même, et ses fils, et sa femme,
Allaient tous recevoir de moi le coup mortel !
Et, comme un des enfants s’enfuyait vers l’autel,
Une flèche partit et lui perça le foie.
Mes yeux ensanglantés cherchaient une autre proie.

L’aîné, levant ses bras pour m’entourer le cou,
Cria : « Grâce, mon père ! » Et moi, stupide et fou,
Comme il était trop près pour la flèche fatale,
Je l’assommai, pareil en ma rage brutale
Au forgeron qui frappe une masse de feu,
Bien que l’enfant tournât vers moi son doux œil bleu.
Quand ma lourde massue eût broyé sa cervelle,
Fériée, et possédé d’une fureur nouvelle,
D’un trait dans le venin de l’Hydre empoisonné
Je transperçai ma femme avec mon dernier-né.
Puis je tombai sans force et l’écume à la bouche.
Mes serviteurs tremblants me mirent sur ma couche
Et, longtemps, je dormis d’un odieux sommeil.
Hélas ! hélas ! qu’il fut horrible, mon réveil !
O couronne d’enfants par mes mains égorgée !
Je restai sans parole, et la tête plongée
Sous la peau du lion qui m’entourait de nuit.
Mon arc strident avait cruellement détruit
Tous les miens, mon foyer, ma paix, toute ma vie.
La rage de Héra n’était point assouvie ;
Mais ce fut une chose unique sous les cieux,
Lamentable pour moi, honteuse pour les dieux.
Tout homme, en me voyant, fuyait, s’il était sage ;
Les fleuves refusaient de me livrer passage ;
Et lorsque, m’asseyant, j’allais me délasser,
Une voix s’élevait du sol pour me chasser !


APOLLON


Je t’ai plaint dans mon cœur ; et, de mes mains divines,
T’ayant conduit moi-même en de fraîches ravines,
Je te purifiai, tu le sais, dans les flots
D’une source qui coule avec de doux sanglots.
Puis, par mes rythmes lents dont le charme pénètre,
Je ramenai la paix jusqu’au fond de ton être
Et tu recommenças ton œuvre, ô justicier !
Rien n’ébranla jamais ton corps aux nerfs d’acier,
Ni le choc des Géants ni la force des fleuves ;
Mais ton cœur a subi de cruelles épreuves.
Pourtant, console-toi. Par ta mâle vertu
D’un immortel honneur tu seras revêtu ;
Et le temps (Zeus permet que je t’en avertisse)
Amènera pour toi le jour de la justice.


HERCULE


Ah ! si tu m’aimes, parle, ô dieu, plus clairement !
Le sort, à mon retour, me sera-t-il clément ?
Quand j’aurai triomphé de l’épreuve suprême,
Vivrai-je dans ma ville avec tous ceux que j’aime,
Formant mes jeunes fils par les plus nobles jeux ?
Après les durs travaux et le jour orageux,
Calme, béni de tous, n’éveillant point l’envie,
Achèverai-je en paix le beau soir de ma vie ?


APOLLON


Hélas ! ô malheureux, ne m’interroge plus !
Nessos aux quatre pieds, dont les membres velus
Se tordirent, criblés de tes traits, le Centaure
T’infligera des maux que ta grande âme ignore.
La fin de tes douleurs sera ta propre fin.
Car tout s’expie ; et l’ordre immuable et divin
Réserve un châtiment à toute violence.
Quel fleuve de sang noir a jailli sous ta lance !
Jadis, pour posséder l’oracle souterrain,
Je tuai le Dragon aux écailles d’airain,
A l’œil rouge, parmi les lauriers du Parnasse.
Son souffle était pour tous une affreuse menace ;
Il se gorgeait de chair humaine ; et cependant,
Pour expier la mort du monstre à l’œil ardent,
Banni du ciel, je dus chercher une retraite
Dans l’ombre des forêts lugubres de la Crète…
La souffrance mordra tes os ; et tu crieras,
Invoquant tous les dieux et te tordant les bras.
Puis, afin d’abréger ton supplice, ô mon frère,
Tu construiras toi-même un bûcher funéraire
Sans cesser de souffrir et de hurler tes maux.
Tes mains entasseront les pins et les ormeaux,
Les puissants oliviers, les chênes séculaires ;
Et le vaste incendie, étouffant tes colères,

Parmi des tourbillons de feu t’emportera
Vers l’Olympe de Zeus, où la noble Héra
Posera sur ton front des lèvres maternelles.
On verra la Victoire, ouvrant ses larges ailes,
S élancer an devant du héros rajeuni ;
Nous fêterons Hercule ; et tu seras uni,
Pour que la joie, ô frère, en ton âme renaisse,
A la rieuse Hébé, l’immortelle jeunesse !

*


Apollon s’éloigna lorsqu’il eut dit ces mots ;
Et de longs cheveux d’or illuminaient son dos…
Hercule, en s’éveillant, ne vit rien. « O dieu sage,
Dit-il, j’ai contemplé ton bienheureux visage !
Tes conseils me sont chers ; ils porteront leur fruit.
C’est ainsi que les dieux nous parlent dans la nuit,
Inspirant la sagesse aux volontés rebelles.
Loué soit Apollon ! ses paroles sont belles. »
Il se leva. Le ciel, déjà tout lumineux,
Éclairait un pays abrupt et montagneux
Que le vent de la mer rend plus sauvage encore.
L’âpre hiver le flagelle et l’été le dévore ;

Et jamais on n’y voit que de pauvres pasteurs
Dont le troupeau chétif, pendu sur les hauteurs,
Arrache entre les rocs les brins d’herbe qu’il broute.
Hercule fatigué reprit sa longue route.
Et, tandis qu’il marchait, l’air plus vif du matin,
Parfumé d’une odeur résineuse et de thym,
Entrait abondamment dans sa large poitrine,
Et le soleil montait de la mer purpurine.