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Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence/Chapitre VI

La bibliothèque libre.
Librairie Armand Colin (p. 123-147).



CHAPITRE VI

LA PÉRIODE CLASSIQUE

La période « classique ». — Arnaut de Mareuil, ; tendance à la poésie morale et didactique. — Giraut de Bornelh. — Sa manière. — La poésie morale. — Le poète de la « droiture ». — Arnaut Daniel ; Dante. — Le « style obscur ». — Bertran de Born ; le sirventés politique ; la poésie de la guerre.


Les troubadours étudiés jusqu’ici sont originaires du Sud-Ouest de la France. Marcabrun est Gascon, Jaufre Rudel appartient à la Saintonge, Bernard de Ventadour au Limousin. C’est aussi au Limousin et à la contrée voisine, le Périgord, qu’appartiennent les troubadours suivants : Arnaut de Mareuil, Giraut de Bornelh, Arnaut Daniel, Bertran de Born. Avec Bernard de Ventadour, dont ils sont contemporains, ils forment un groupe de troubadours que nous pouvons appeler classiques. Les deux premiers se rattachent à lui par leur conception de l’amour ; Arnaut Daniel, s’en distingue, à son dam, par une recherche exagérée du style obscur et de la rime difficile ; Bertran de Born enfin introduit définitivement dans la poésie provençale le sirventés politique. Ils ont vécu à la même époque (deuxième moitié du xiie siècle et en partie début du xiiie) ; ils sont nés dans la même région, le Limousin et le Périgord ; la nature les a pour ainsi dire réunis ; il n’y a pas de raison pour les séparer dans notre étude. Avec Bernard de Ventadour, et deux ou trois autres troubadours dont il sera question plus loin, ils représentent ce que la poésie provençale a produit de plus parfait. Il y a, dans la période suivante, des troubadours aussi brillants ; il n’y en a pas, sauf peut-être une exception, de supérieurs.

Le premier, Arnaut de Mareuil, originaire du Périgord, était de petite naissance. Il fut clerc dans sa jeunesse ; mais il quitta bientôt cette condition pour courir le monde. « Sa bonne étoile, dit la biographie provençale, le conduisit à la cour de la comtesse de Burlatz, fille du comte Raymond V de Toulouse et femme du vicomte de Béziers. » Il avait de précieux talents de société : « il chantait bien et lisait de même » ; de plus il était très « avenant de sa personne et la vicomtesse l’honorait et l’estimait beaucoup ». Il écrivit pour elle de nombreuses chansons ; mais il prenait la précaution un peu enfantine de faire croire qu’il n’en était pas l’auteur ; il se trahit un jour ; la vicomtesse accepta ses hommages, elle lui fit donner de beaux habits — chose très importante selon les mœurs du temps — et lui accorda la permission de composer des vers en son honneur.

Suivant une autre tradition, le pauvre troubadour eut bientôt un rival redoutable en la personne d’Alfonse II d’Aragon, qui aimait la vicomtesse et qui s’était aperçu des sentiments qu’elle témoignait à son poète. Le roi fit si bien qu’elle se sépara d’Arnaut de Mareuil, et il s’en vint triste et « dolent » auprès du seigneur de Montpellier. C’est sans doute là qu’il passa la plus grande partie de sa vie. Ses poésies lyriques, au nombre d’une vingtaine, ont presque toutes trait à l’amour, elles renferment peu d’allusions à la vie de leur auteur.

Sa conception de l’amour ne diffère guère de celle de Bernard de Ventadour ; et il l’exprime comme lui avec sincérité et naïveté. Il a moins d’imagination peut-être, les débuts de ses chansons sont moins poétiques, on n’y trouve pas ces traits de pittoresque qu’on est souvent surpris et charmé de trouver chez Bernard ; mais il a la même sincérité un peu ingénue, la même grâce. La convention est encore absente de cette poésie ; ou du moins on la sent à peine et Arnaut de Mareuil a eu la prétention d’être original et sincère. Tous les troubadours, dit-il, affirment que leur dame est la plus belle qui soit au monde ; je leur sais gré de cette affirmation, dit-il à la sienne, « car ainsi mes vers passent tranquillement au milieu de leurs vantardises » ; moi seul, vous et amour, continue-t-il, connaissons notre serment[1].

S’il l’oubliait d’ailleurs, ou si seulement il était tenté de l’oublier, un messager fidèle et discret viendrait le lui rappeler. Ce messager n’est autre que le cœur du poète qui par fiction est resté auprès de sa dame. C’est lui qu’il met en scène dans une gracieuse épître ; c’est un genre nouveau qui apparaît dans la littérature provençale avec Arnaut de Mareuil : genre un peu faux sans doute, mais qui ne l’est qu’aux mains des poètes maladroits. L’épître d’Arnaut de Mareuil, malgré un excès de recherche et de finesse, malgré en un mot la préciosité, peut rester comme modèle du genre.

Je suis affligé, dame, quand mes yeux ne peuvent vous voir ; mais mon cœur est resté près de vous, depuis le jour où je vous vis et il ne vous jamais quittée… il est nuit et jour près de vous, où que vous soyez ; nuit et jour il vous courtise… quand je pense à autre chose, il me vient de vous un courtois message, porté par mon cœur qui est votre hôte[2]

Ce n’est pas un messager muet ou malhabile que ce cœur ; il rappelle au poète oublieux non seulement les nobles qualités morales de sa dame, mais aussi sa beauté. Et voici le curieux portrait que nous en trace Arnaut de Mareuil ; voici quel était à ses yeux, et sans doute aux yeux de ses contemporains, l’idéal de la beauté féminine. Le gentil messager qu’est mon cœur, dit-il à sa dame, me montre « votre corps gracieux, votre belle chevelure blonde et votre front plus blanc qu’un lys, vos beaux yeux clairs et rieurs, votre nez droit et bien fait, les fraîches couleurs de votre visage, blanc, plus vermeil qu’une fleur… » Telle est l’image que le messager remet sous les yeux du poète prêt à oublier. La femme ainsi décrite ressemble comme une sœur à ces miniatures qui ornent certains manuscrits du moyen âge, ceux du cycle breton par exemple. La blancheur du teint, la fraîcheur des couleurs, des dents blanches, des doigts grêles, des yeux clairs et rieurs et un nez bien fait forment les principaux éléments de leur beauté ; et, à comparer plusieurs de ces miniatures au portrait ici tracé, nous pouvons avouer sans peine que nos aïeux n’eurent pas trop mauvais goût[3].

Qu’on ne s’étonne pas de l’impression produite sur le poète par cette vision ; il s’incline les mains jointes et les yeux baissés vers le pays où est sa dame. N’avions-nous pas raison de dire que les troubadours ont inventé le culte de la femme ? Nous n’aurons pas à nous étonner de la transformation qui changera bientôt l’amour ainsi entendu en amour mystique.

Nous relèverons encore un trait dans cette curieuse composition : « Quand je parle ainsi, dit-il après un aveu, je ne puis plus rien dire, je ferme les yeux, je soupire et je marche tout endormi en soupirant… » Il y a là en germe ce que Victor Hugo a si bien rendu avec son ordinaire splendeur verbale :

Donc je marchai vivant dans mon rêve étoilé.

Arnaut de Mareuil a probablement introduit dans la poésie provençale l’épître amoureuse ; mais ce genre eut peu de succès. Il n’en fut pas de même d’un autre genre poétique dont Arnaut de Mareuil paraît avoir donné aussi la premier modèle. Il a composé en effet, sous le titre d’enseignement, une sorte de petit poème didactique et moral qui contient des remarques précieuses sur la société de son temps et surtout sur les idées morales, sur les conceptions sociales de son époque.

Ce poème renferme des considérations générales sur la courtoisie, l’honneur, la vaillance, la générosité, les belles manières, en un mot sur l’ensemble des qualités qui font à ses yeux et aux yeux de ses contemporains l’homme parfait. Cet homme ne peut se rencontrer que dans les trois classes suivantes, les bourgeois, les clercs et les chevaliers.

Arnaut de Mareuil reconnaît aux bourgeois de son temps toutes sortes de qualités : il en est de vaillants, de courtois, d’aimables ; ils savent se présenter dans les cours, connaissent l’art de courtiser les dames, savent danser et dire des choses aimables.

Les clercs ont plusieurs manières de se distinguer : par leurs sentiments religieux, sans doute, mais aussi par la courtoisie, par la bonté, par les belles actions et par leur talent de parole.

Quant aux qualités qui conviennent aux chevaliers, elles sont assez variées ; la vaillance, la courtoisie, les manières aimables, la générosité, la fidélité à servir le suzerain en sont les principales ; l’ensemble de ces qualités et de quelques autres encore formerait assez bien l’idéal du parfait « honnête homme » du temps. Idéal assez relevé par certains côtés, mais où les belles manières, les petits talents de société tiennent trop de place à côté des plus hautes vertus. Une autre qualité y occupait une place éminente : c’était l’art de donner, de faire des libéralités, des largesses ; la prodigalité, la magnificence, sont des vertus au même titre que la vaillance, la générosité et la fidélité. C’est sur elles que se fondent les meilleures réputations, c’est par elles qu’elles durent. Arnaut de Mareuil le rappelle, sans cependant trop insister ; mais les troubadours qui suivirent usèrent de moins de discrétion.

Dans la même composition Arnaut de Mareuil, après avoir énuméré les qualités qui font la femme distinguée, connaissance, belles manières, parler agréable, générosité, ajoute : « à la femme convient parfaitement la beauté, mais ce qui l’orne le plus c’est le savoir et la connaissance ».

Rassurons-nous, il ne s’agit pas encore de femmes savantes ; le savoir et la connaissance ne représentent pas autre chose que l’ensemble des qualités de l’esprit et du cœur. C’est avec Arnaut de Mareuil et Giraut de Bornelh que ces idées pénètrent dans la littérature des troubadours. Elles tiennent plus de place chez le second, mais elles sont en germe dans Arnaut de Mareuil. Il y a chez lui une tendance à la poésie morale ; c’est à elle que Giraut de Bornelh devra le meilleur de sa réputation.

Giraut de Bornelh[4] était le compatriote et le contemporain d’Arnaut de Mareuil. Il menait, suivant la biographie déjà citée, une vie édifiante. Et il eut de son temps une réputation si grande qu’on l’appela le « Maître des Troubadours ». Nous savons peu de chose sur sa vie ; la plupart de ses poésies, au nombre de quatre-vingt-dix environ, sont consacrées à l’amour. Cependant d’après les quelques allusions historiques qui y sont éparses on suppose qu’il vécut assez longtemps en Espagne, dans les cours de Navarre et de Castille, et surtout auprès du roi d’Aragon Pierre II. La période de son activité poétique paraît s’étendre de 1175 à 1220.

S’il a de l’amour la même conception que les troubadours de son temps, plus d’une de ses chansons se distingue par la même sincérité naïve qui fait le charme poétique de celles de Bernard de Ventadour. Les deux poésies suivantes peuvent nous donner une idée de sa manière.

J’éprouve une grande joie à me souvenir de l’amour qui tient mon cœur dans sa fidélité. L’autre jour je vins en un verger, radieusement couvert de fleurs et rempli du chant des oiseaux ; comme j’étais dans ce beau jardin, m’apparut la belle fleur de lys ; elle s’empara de mon cœur et de mes yeux ; si bien que depuis ma pensée ni mon souvenir ne vont vers d’autres que celle que j’aime.

Elle est celle pour qui je chante et pour qui je pleure. Souvent j’envoie en suppliant mes soupirs et mes prières là-bas où je vis resplendir sa beauté. Celle qui m’a si gracieusement conquis est la fleur de toutes les femmes ; elle est aimable, bonne et douce, de haute naissance, noble dans ses actions, agréable dans ses entretiens.

Que je serais heureux si j’osais dire ses louanges ! Car tout le monde les entendrait avec plaisir. Mais j’ai peur que les médisants faux, vils et détestés me comprennent, et il y a tant de gens jaloux de l’amour des autres que je crains de laisser deviner notre amour…

Les railleurs diront de moi : « Quel enfantillage et quelle folie ! Comme il déborde d’orgueil et de bonheur ! » Mais moi, même au milieu de la plus grande foule, je ne pense qu’à celle que mon cœur a choisie, je tiens les yeux tournés vers le pays où elle habite et je parle constamment en mon cœur de celle à qui mon cœur s’est donné.

Le chant du rossignol n’a plus pour moi de charmes, tant j’ai le cœur morne et triste. Et cependant je m’étonne qu’Avril ne m’ait pas réjoui ; car c’est l’époque où d’ordinaire ma joie redoublait. Mais aujourd’hui ne me plaisent ni la fleur ni les fruits qui pendent aux rameaux.

Les messagers qui m’ont cherché me feront mourir de tristesse. Ah ! s’ils savaient combien une petite maison vaudrait mieux ici que là-bas un grand palais ! Leurs entretiens me sont une peine et il me semble que je serai déshonoré si je reviens avec eux dans ma contrée.

Je ne crois pas qu’on ait jamais vu qu’un homme s’exile dans sa propre patrie. Mais ma dame est si dure pour moi ! et le retour dans ma patrie m’est une si grande peine ! Plus ma renommée augmente là-bas, plus je souffre. Ma honte et ma crainte redoublent chaque fois[5].

Un trait caractéristique de la manière de Giraut de Bornelh c’est une tendance à exposer ses pensées sous forme dialoguée. Il se dédouble pour ainsi dire, s’adresse les questions et se fait les réponses ; le monologue devient ainsi une sorte de dialogue et prend une allure dramatique. Il y a là un procédé curieux et qui produit souvent une impression remarquable de vie et de mouvement. Seulement le danger est grand et l’abus facile. Ce procédé n’est vraiment dramatique que quand la passion s’exprime avec force et éclat, comme il arrive souvent dans les monologues tragiques ; réduite à cet emploi, cette sorte de conversation intérieure dont le poète nous rend témoin garderait comme un reflet de la vie du cœur. On sent trop souvent chez Giraut de Bornelh, que l’esprit y tient trop de place, qu’il y a dans l’emploi de ce procédé littéraire trop d’art et d’artifice.

Voici le début d’une chanson composée sous forme dialoguée.

Mais comment se fait-il, par Dieu, qu’au moment où je veux chanter je pleure ? Serait-ce à cause d’Amour, qui m’a vaincu ? Et d’amour ne me vient-il aucune joie ? Si, il m’en vient. Alors pourquoi suis-je triste et mélancolique ? Pourquoi ? Je ne saurais le dire.

J’ai perdu la considération (dont je jouissais auprès de ma dame) et la joie n’a plus pour moi de saveur. Jamais pareil malheur arriva-t-il à un amant ? Mais suis-je un amant. Non ? Est-ce que je cesse de l’aimer avec ardeur ? Non. Suis-je un amant ? Oui, de celle qui me permettrait de l’aimer.

J’ai bien reconnu qu’Amour ne me donne aucune joie ni aucun secours. Aucune joie ? Et pourtant j’aime la plus belle qui soit au monde. Aucune joie ? Non, aucune. … Comment ? N’ai-je pas reçu assez de bien et d’honneur de ma dame ? Si, mais elle en a retenu davantage…[6].

Voici encore le début d’une chanson tout entière en style dialogué. Ici le poète fait intervenir un ami comme interlocuteur.

Hélas ! je meurs ! — Qu’as-tu, ami ? — Je suis perdu. — Et pourquoi ? — C’est que j’ai jeté mes regards sur celle qui me fit si belle impression. — Est-ce pour cela que tu as le cœur dolent ? — Oui. — Ton amour est-il si grand ? — Oui, plus (que je ne saurais dire). — Es-tu donc si près de la mort ? — Oui, très près. — Mais pourquoi te laisses-tu mourir ? — Parce que j’aime trop et que je suis trop timide. — Ne lui as-tu rien demandé ? — Moi ? par Dieu, non. — Mais pourquoi te plains-tu si fort, tant que tu ne connais pas ses sentiments ? — C’est que j’ai peur. — De quoi ? — De son amour qui me tient en si grand émoi. — Tu as grand tort ; penses-tu qu’elle vienne t’apporter son amour ? — Non, mais je n’ose m’enhardir. — Tu pourrais bien souffrir longtemps.

— Seigneur, quel conseil me donnez-vous ? — Un bon conseil et courtois. — Dites. — Va vite devant elle et demande lui son amour. — Et si elle le prend mal ? — Ne t’en préoccupe pas. — Et si elle me fait quelque méchante réponse ? — Supporte-le ; à la patience appartient toujours la victoire. — Et si le « jaloux » (le mari) s’en aperçoit ? — Alors vous agirez avec plus de ruse.

— « Nous » agirons ? — Sans doute. — Pourvu qu’elle veuille. — Elle voudra. — Comment ? — Crois-moi. Ta joie doublera, si tu oses parler[7].

Ce ne sont pas sans doute des chansons de ce genre qui lui valurent d’être appelé par Dante le poète de la « droiture ». Le grand poète italien était sensible à d’autres côtés de son talent[8].

Et d’abord Giraut de Bornelh eut de son art une conception très haute. Le retour de la belle saison ne suffit pas à l’inspirer ; le thème est déjà trop conventionnel. Il faut à son inspiration des motifs et des causes plus intimes. Il raconte dans une de ses chansons[9] un songe étrange : un épervier sauvage était venu se poser sur son poing ; il était d’abord farouche, mais il s’apprivoisa bientôt. Le poète communique ce songe à un ami qui lui dit que c’était là le présage d’un grand amour. « Alors, dit-il, vous entendrez le poète, vous verrez chansons aller et venir. » Un grand amour, c’était le secret de son enthousiasme, de son inspiration lyrique.

Mais il y en avait un autre encore plus relevé. Giraut de Bornelh est, parmi les troubadours, un des premiers et des plus éminents représentants de la poésie morale. Il semble que son œuvre appartienne à deux périodes différentes de la poésie des troubadours. Rappelons-nous que cette poésie est essentiellement « courtoise », elle vit des sentiments chevaleresques ; les moindres changements dans les mœurs du temps devaient produire sur elle un effet fatal. Giraut de Bornelh a été témoin des débuts de la décadence, ou du moins de la transformation qui s’est produite dès la fin du xiie siècle. « Autrefois, dit-il, on aimait les chansons, on se plaisait aux danses et aux lais. » « Où sont passés les jongleurs que l’on voyait si bien accueillis ?… J’ai vu de gentils petits jongleurs, bien chaussés et bien habillés, aller par les cours pour faire l’éloge des dames ; ils n’osent parler maintenant[10]. »

Tout est changé autour de lui. Les grands seigneurs ne sont plus tournés vers la poésie et la joie ; leurs instincts grossiers ont repris le dessus ; la guerre, le pillage, sont devenus leur passe-temps favori. Tels sont les spectacles auquel paraît avoir assisté Giraut de Bornelh. Il en aurait été victime, si l’on en croit la biographie : car le vicomte de Limoges aurait brûlé et pillé sa maison et lui aurait volé ses livres, sa bibliothèque. Le spectacle de ces désordres et de ces violences lui a inspiré quelques poésies remarquables par la sincérité de l’inspiration.

C’est la même sincérité qui règne dans les « sirventés » consacrés aux croisades. Il a su éviter les défauts ordinaires de ces poésies, c’est-à-dire la déclamation, ou la colère affectée. Ce qui domine dans les poésies de ce genre c’est une élévation de pensée et une noblesse par lesquelles il mérite bien l’éloge de Dante d’avoir été le « poète de la droiture ».

Dans sa jeunesse il avait sacrifié aux goûts du jour et composé plusieurs pièces en « style obscur » ; mais il abandonna bientôt ce genre faux. Il a exposé les motifs de ce changement dans une tenson qu’il composa avec un troubadour peu connu[11]. Les raisons du défenseur du style obscur peuvent se résumer en une seule : la poésie est un art trop relevé pour qu’il soit à la portée du vulgaire. À quoi Giraut de Bornelh répondit avec esprit et bon sens : « chacun ses goûts, on aime mieux les chants que l’on entend, et après tout l’on écrit pour être compris ».

Cette conception ne fut pas cependant celle du grand poète qui a rendu hommage à la haute valeur morale de sa poésie. Dante ayant à le comparer à Arnaut Daniel, qu’il rencontra dans le Purgatoire, met ce dernier bien au-dessus de Giraut de Bornelh. « Il fut, dit-il, le plus grand artiste dans sa langue maternelle… En romans et en vers d’amour il surpassa tous les autres. Laisse dire les sots qui croient que Giraut de Bornelh lui est supérieur. Ils jugent d’après la renommée, mais non d’après la vérité ; et ils s’affermissent dans leur jugement, avant d’avoir observé l’art et la raison[12]. » Ce jugement de Dante vaut à Arnaut Daniel dans l’histoire de la littérature provençale une place peut-être plus grande que celle qu’il mérite.

Sur sa vie nous savons aussi peu de chose que sur celle des grands troubadours étudiés jusqu’ici. C’était un chevalier de Ribérac, en Périgord ; il se serait adonné d’abord à l’étude des sciences, qu’il abandonna bientôt pour la poésie. Il adressa pendant quelque temps ses hommages à une dame de Gascogne et quoiqu’il n’eût pas été agréé, il aurait continué à la chanter. Il aurait vécu aussi à la cour du roi d’Angleterre Richard, où il aurait été le héros de l’anecdote suivante.

Un troubadour s’était vanté devant le roi Richard de trouver de meilleures rimes qu’Arnaut Daniel. Celui-ci accepta le défi. Le roi Richard les fit enfermer dans des appartements séparés et leur donna un laps de temps pour écrire leurs chansons. Arnaut Daniel était tellement irrité contre son impudent rival que l’inspiration lui faisait totalement défaut. L’autre au contraire eut bientôt terminé sa chanson et il passa les derniers jours à la chanter et à l’apprendre par cœur. Arnaut Daniel l’ayant entendu retint le texte et la musique. Le jour du jugement venu, il demanda à chanter le premier ; puis il récita simplement la chanson de son rival. Ce dernier réclama vivement et le roi ayant interrogé Arnaut Daniel, celui-ci ne fit aucune difficulté d’avouer. Le roi fut très amusé de cette plaisanterie et rendit aux deux concurrents leurs chevaux qu’ils avaient donnés en gage[13].

L’anecdote nous laisse deviner de quoi était faite en partie la gloire, la renommée du poète Arnaut Daniel aux yeux de ses contemporains. C’est le poète des rimes riches, des rimes « chères », comme il dit. Il choisit, parmi les rimes, les plus rares et la nécessité de les enchâsser au bout des vers n’est pas pour rendre la pensée plus claire ou la suite des idées plus nette.

Il a de plus l’habitude de faire rimer les mots non dans la même strophe mais d’une strophe à l’autre. Et c’est ainsi qu’il fut d’après Dante, qui l’a imité, l’inventeur de la « sextine », où les six rimes enjambent, suivant un certain ordre, de l’une à l’autre des six strophes.

Cette recherche de la rime rare, tous ces artifices de versification que nous ne pouvons énumérer ici n’étaient qu’un des côtés de ce que l’on appelait le « style obscur » (trobar clus) ou plutôt « fermé ». Les jeux de mots, les allitérations les plus fortes, en étaient un autre. Pour dérouter le lecteur profane, le troubadour détournait les mots de leur sens habituel, il en créait de nouveaux, les affublait de terminaisons nouvelles ; comme cela n’aurait peut-être pas suffi à produire la bonne obscurité que l’on cherchait, on laissait aller la pensée à l’aventure ; et l’ensemble de ce « beau désordre » était sans doute un « produit de l’art », mais de quel art ! C’est pourtant à cette conception qu’Arnaut Daniel devait le meilleur de sa réputation. C’est pour avoir exprimé ses pensées sous la forme la plus obscure que Dante l’a appelé le chantre de l’amour et que Pétrarque le nomme le grand maître de l’amour et de la poésie[14]

On comprend qu’il soit plus difficile ici qu’ailleurs de donner par une traduction une idée de la manière d’Arnaut Daniel. Tout le charme — en nous plaçant à son point de vue — disparaîtrait : ce serait une trahison. Voici cependant quelques extraits d’une des rares poésies qui ne soient pas inintelligibles ; on y retrouvera quelques traits qui rappellent les chansons de Bernard de Ventadour. C’est sans doute la seule à propos de laquelle le nom du représentant du « style clair » que fut Bernard de Ventadour puisse être évoqué.

Lorsque la feuille tombe des cimes les plus hautes et que le froid s’élève et sèche les rameaux, le taillis est privé du doux refrain des oiseaux, mais mon amour est parfait…

Tout est glacé, mais je ne puis avoir froid ; car un nouvel amour me fait reverdir le cœur ; je ne frissonne pas de froid, car amour me couvre et me cache, c’est lui qui me donne ma valeur et me guide.

La vie est bonne quand la joie la mène, et tel me blâme, qui est bien loin de cet idéal ; je ne puis conseiller qui me blâme, car par ma foi, j’ai ma part de ce qu’il y a de mieux.

Je ne veux pas que mon cœur se mêle d’un autre amour, ni qu’il tourne ma tête ailleurs ; je ne crains pas qu’il y ait femme plus belle que ma dame, ni même qui lui ressemble[15].

Dante a placé Arnaut Daniel dans le « Purgatoire » ; c’est en « Enfer » qu’il rencontre Bertran de Born.

Je vis un spectacle que j’aurais peur de décrire, sans plus de preuves, si ma conscience ne me rendait fort… Je vis et il me semble que je vois encore, marcher un buste sans tête, comme marchaient les autres compagnons du triste troupeau. Il tenait sa tête coupée par les cheveux, suspendue à sa main en guise de lanterne, et cette tête nous regardait et disait : « Hélas ! » De lui-même il se faisait lumière ; et ils étaient deux en un et un seul en deux… Quand il fut droit au pied du pont, il leva les bras avec toute la tête, pour que ses paroles arrivassent à nous ; et ses paroles furent : « Vois l’horrible supplice, toi qui, vivant, visites les morts ; vois si aucun supplice ressemble au mien. Pour que tu puisses parler de moi là-haut, sache que je suis Bertran de Born qui donnai au jeune roi (d’Angleterre) de mauvais conseils. Je fis lutter l’un contre l’autre le père et le fils ; Architofel ne fut pas plus perfide en excitant Absalon contre David. Pour avoir mis la division entre des personnes ainsi unies, je porte hélas ! la tête séparée du corps qui devait la supporter. Ainsi s’observe en moi la peine du talion. »

Telle fut la funèbre vision de Dante. Nous sommes mieux renseignés sur le personnage historique de Bertran de Born que sur la plupart des autres grands troubadours : et nous pouvons juger si l’horrible supplice qu’il souffre aux enfers est mérité[16].

Bertran de Born était seigneur du château d’Hautefort, en Périgord. Ce château « était une forteresse de premier ordre, tout à fait digne du nom qu’on lui avait donné en la bâtissant, haute et forte ; mais ce n’était pas le centre d’une seigneurie de grande importance[17] ».

Bertran de Born prit une part active aux luttes politiques dont le Limousin fut le théâtre pendant la deuxième moitié du xiie siècle. C’est par là que sa vie diffère de celle de Bernard de Ventadour ou d’Arnaut de Mareuil ; c’est-ce qui explique aussi la différence profonde qui sépare leur conception de la poésie. Ce troubadour de haute extraction, qui passa la majeure partie de sa vie à guerroyer, fut avant tout le chantre de la guerre. Il a sans doute composé quelques chansons amoureuses ; mais elles sont bien pâles, à côté de celles de Bernard de Ventadour et à côté de ses poésies guerrières. En revanche il règne sans conteste dans le domaine de la poésie politique. La langue des troubadours avait besoin de passer par cette école ; elle y a gagné une fermeté et une vigueur qu’elle ne connaissait guère encore.

Il est inutile de suivre pas à pas la vie de Bertran de Born : tout un livre a été consacré à ce sujet. Il suffira de n’en rappeler que ce qui est nécessaire à l’intelligence de quelques-unes de ses poésies.

Le roi d’Angleterre, Henri II, par son mariage avec Éléonore d’Aquitaine, était devenu le suzerain du sire d’Hautefort. Bertran ayant eu maille à partir avec son frère, celui-ci fit appel à Henri II, et notre troubadour fut assiégé dans son château. Il supporta vaillamment l’attaque et bientôt se réconcilia avec le roi d’Angleterre.

Il se rendit à sa cour, en Normandie ; là l’attendait une grande déception. Il croyait y retrouver les goûts de luxe et de prodigalité qui régnaient dans le Midi. « Nous autres, Limousins, nous mettons la folie au-dessus de la sagesse ; nous somme gais ; nous aimons que l’on donne et que l’on rie. » Il n’en était pas de même à la cour anglaise et Bertran y serait mort d’ennui, si la fille du roi Henri II[18], n’avait daigné agréer ses hommages poétiques. « Il ne saurait y avoir de cour digne de ce nom, dit-il, sans que l’on y plaisante et que l’on y rie ; une cour sans dons n’est qu’un parc de barons. L’ennui et la mesquinerie d’Argenton [c’était là que séjournait la cour] m’auraient tué sans faute, mais la douce figure compatissante, le bon accueil et la conversation de la Saxonne m’en ont préservé. »

Cependant des trois fils du roi d’Angleterre l’aîné, Henri, que l’on appelait le jeune roi, était jaloux de ses frères, surtout de Richard Cœur de Lion. Bertran de Born embrassa son parti et le poussa à la révolte contre son frère et son père. Au dernier moment le jeune roi hésita. Bertran lui adressa un sirventés indigné.

Je ne veux plus tarder d’écrire un sirventés, tellement j’ai envie de le dire et de le répandre ; car j’ai un motif nouveau et fort (de composer un chant) ; le roi Henri retire par force la demande qu’il avait adressée à son père. Puisqu’il ne possède aucune terre, qu’il soit le roi des lâches.

Le jeune roi fut sensible à ce sanglant reproche. Il s’engagea dans la lutte et demanda à Bertran de Born un nouveau chant pour effacer le souvenir du premier. Bertran écrivit un chant de guerre enthousiaste.

Je chante, car le roi m’en a prié en entendant mes menaces ; je chante cette guerre et le jeu que je vois engagé ; nous saurons, quand nous l’aurons joué, auquel des fils appartiendra la terre.

Mais le jeune roi mourut tout au début de la campagne (1183). Cet événement fut, de la part de Bertran de Born, le sujet de deux plaintes funèbres qui sont parmi les plus sincères que l’ancienne poésie des troubadours nous ait laissées. Une traduction à peu près littérale de quelques strophes ne peut en garder qu’un pâle reflet.

Si tous les pleurs, les deuils et les tristesses, si toutes les douleurs, les malheurs et les misères qu’on ait jamais entendus dans ce siècle dolent étaient mis ensemble, ils sembleraient tous légers auprès de la mort du jeune roi anglais qui met dans la douleur les jeunes et les vaillants et qui laisse le monde obscur, sombre et ténébreux, privé de joie, plein de deuil et de tristesse.

Dolents et tristes et pleins de chagrin sont restés les soldats courtois, les troubadours et les jongleurs gracieux ; ils ont trouvé dans la mort un guerrier trop cruel qui leur a enlevé le jeune roi anglais, auprès duquel les plus généreux étaient avares…

Mort cruelle et douloureuse, tu peux te vanter d’avoir enlevé au monde le meilleur chevalier qui fût jamais ; car tout ce qui fait la réputation de l’homme se trouvait chez le jeune roi anglais ; il vaudrait mieux, s’il plaisait à Dieu, que lui vécût plutôt que tant d’autres qui n’ont jamais procuré aux vaillants que deuil et tristesse.

Implorons la pitié de celui qui voulut venir au monde pour nous sauver de notre misère et qui reçut la mort pour notre salut, demandons-lui comme à un seigneur doux et juste, de pardonner au jeune roi anglais, lui qui est le vrai pardon ; qu’il le mette à côté de ses nobles compagnons, là où il n’y eut et où il n’y aura jamais ni deuil ni tristesse.

Après la mort du jeune roi, Bertran de Born se vit assiégé dans son château d’Hautefort par Richard Cœur de Lion. Il se défendit mollement et se rendit à merci. Sa reddition aurait été, d’après un de ses biographes, le sujet d’une scène touchante que le vieux chroniqueur raconte ainsi.

Monseigneur Bertran fut appelé avec tout son monde à la tente du roi Henri et celui-ci le reçut fort mal et lui dit : « Bertran, Bertran, vous avez dit que jamais encore vous n’aviez eu besoin de la moitié de votre sens ; il me semble qu’aujourd’hui il vous le faudra bien tout entier. — Sire, dit Bertran, il est vrai que je l’ai dit et je n’ai dit que la vérité. » Et le roi lui dit : « Alors vous me faites l’effet de l’avoir complètement perdu maintenant. — Sire, dit Bertran, je l’ai perdu, en effet. — Et comment ? » dit le roi. — « Sire, dit Bertran, depuis le jour où le vaillant roi, votre fils, est mort, j’ai perdu le sens, le savoir et la connaissance. » Le roi, en entendant Bertran lui parler en pleurant de son fils, sentit l’émotion lui étreindre le cœur, et le coup fut si fort qu’il se trouva mal.

Quand il fut revenu de son évanouissement il s’écria en pleurant : « Ah ! Bertran, Bertran, vous avez bien raison d’avoir perdu le sens à cause de mon fils, car il n’y avait pas d’homme au monde qu’il aimât plus que vous. Et moi, par amour pour lui, non seulement je vous fais grâce de la vie, mais je vous rends vos biens et votre château et j’y ajoute avec mon amour et mes bonnes grâces, cinq cents marcs d’argent pour les dommages que vous avez éprouvés. »

Dante ignorait sans doute la légende de cette touchante réconciliation, quand il décrivait l’horrible supplice de Bertran de Born.

Pardonné par le roi d’Angleterre, Bertran devint son fidèle allié ; cependant il ne poussa pas le dévouement jusqu’à suivre son fils, Richard Cœur de Lion, en Terre Sainte. « Je voudrais être là-bas, à Tyr, je vous le jure ; mais j’ai dû y renoncer, tellement les comtes, les ducs, les princes et les rois mettaient de retard à s’embarquer. Et puis, j’ai vu ma dame, belle et blonde, et mon cœur a faibli ; autrement je serais là-bas depuis au moins un an. » Pour le reste de sa vie, nous pouvons nous en tenir ici à la brève remarque qui termine sa biographie : « il vécut longtemps dans le siècle, puis se rendit à l’ordre de Citeaux » dans l’abbaye de Dalon, voisine d’Hautefort ; c’est là qu’il mourut tout au début du xiiie siècle.

Ce fut une vie fort agitée que la sienne ; celle de Guillaume de Poitiers, parmi les troubadours, pourrait seule lui être comparée. Aussi ses poésies ont-elles une couleur et un éclat que l’on retrouve rarement dans les poésies des troubadours. Avec lui naît la satire politique et elle atteint dès ses débuts un degré qu’elle ne dépassera pas. Bertran de Born attaque avec la même violence le jeune roi Henri, son frère Richard, le roi d’Angleterre, Philippe Auguste ou le roi d’Aragon, Alphonse II ; aucune tête couronnée n’obtient grâce aux yeux du chevalier poète : noble attitude en apparence et qui lui donne une allure hautaine de poète indépendant et redresseur de torts.

Mais nous serions dupes des apparences si nous nous en tenions à cette impression. Le mobile le plus ordinaire des indignations poétiques de notre troubadour, c’est à peu près le seul intérêt personnel. Quand il prend part au soulèvement des barons aquitains contre leur suzerain, Richard Cœur de Lion, ce n’est pas pour aider l’Aquitaine à conquérir son indépendance, mais pour se venger de Richard et obtenir quelques morceaux à la curée finale. Quand la guerre éclate entre Henri II d’Angleterre et Philippe Auguste, il manifeste un enthousiasme qui ressemble à du patriotisme : il rappelle à Philippe Auguste le souvenir de Charlemagne et lui demande s’il laissera longtemps à l’abandon les cinq duchés qui composent la couronne de France. Mais le patriotisme n’a rien à faire dans cet enthousiasme factice : en voici l’explication : « Ne croyez pas, dit-il, dans une de ses pièces politiques, que j’aie l’humeur belliqueuse, si je souhaite toujours de voir les puissants en venir aux mains ; c’est grâce à cela que les vassaux et les châtelains peuvent avoir du bon temps, car bien plus larges, plus généreux, plus accueillants, je vous le jure, sont les puissants, quand ils ont la guerre que quand ils ont la paix. » « Quand les rois font des folies, dit Horace, ce sont les peuples qui en pâtissent. » Ce n’était pas le cas pour Bertran de Born et pour les autres barons de cette contrée limousine toujours en révolte contre leurs suzerains.

Bertrand de Born est le poète de la guerre ; il l’aime surtout pour les profits immédiats qu’on en peut retirer. « Le danger est grand, mais le gain est encore supérieur. » « Nous entendrons bientôt, dit-il dans la même pièce, les trompettes et les tambours, nous verrons bannières, gonfanons, et enseignes, les chevaux blancs et noirs… on prendra leurs biens aux usuriers, on ne verra plus par les chemins les marchands aller tranquilles et les bourgeois vivre sans crainte… celui-là sera riche qui voudra étendre la main. »

C’est en pensant à cette pièce et à quelques autres du même genre qu’un éditeur de Bertran de Born l’a appelé un « condottiere » poétique ; le mot est assez juste. Mais on ne peut nier qu’il n’ait senti en soldat la poésie de la guerre, avec toute sa réalité. Voici sans doute le plus brillant éloge qu’on en trouve dans la poésie du moyen âge.

Bien me plaît la bonne saison de Pâques, qui fait naître feuilles et fleurs ; j’aime à entendre la joie des oiseaux qui emplissent les bocages de leurs chants ; mais j’aime aussi à voir, parmi les prés, tentes et pavillons dressés et j’ai une grande allégresse à voir rangés par la campagne chevaliers et chevaux armés.

J’aime à voir les éclaireurs mettre en fuite les gens qui emportent leurs biens ; j’aime à voir venir après eux une grande masse d’hommes d’armes ; j’aime à voir les forts châteaux assiégés, les fortifications brisées et démolies et l’armée sur le rivage, entourée de fossés et de palissades aux pieux solides et serrés…

Nous verrons à l’entrée de la bataille trancher et rompre masses d’armes, épées, casques de couleur et boucliers ; nous verrons maints vassaux frappés ensemble et les chevaux des morts et des blessés errer à l’aventure ; qu’au moment de l’assaut tout chevalier ne pense qu’à briser bras et têtes, car il vaut mieux être mort que vaincu.

Je vous l’assure, ni le manger, ni le boire, ni le dormir ne me plaisent autant que le cri de guerre : à eux ! et le hennissement, dans l’ombre des bois, des chevaux privés de leurs cavaliers ; rien ne me plaît comme d’entendre : à l’aide ! l’aide ! de voir tomber chefs et soldats sur l’herbe ou dans les fossés et de contempler les morts qui portent encore au flanc le tronçon des lances avec leurs flammes[19].

Quel que soit le mobile qui a inspiré cette poésie et quelques autres du même ton, on ne peut nier qu’elle ne sente ce que Victor Hugo a appelé « l’odeur fauve de la bataille ». Ce sont des accents auxquels les troubadours ne nous avaient pas encore habitués. Le contraste est rude entre cette poésie vivante, d’une vie farouche et brutale, et les chansons amoureuses des premiers troubadours. C’est de ce contraste que naît, en partie, l’intérêt de l’œuvre de Bertran de Born. Il forme une exception parmi les troubadours.

Il donne, dans cette poésie un peu efféminée, comme une note martiale et virile ; il y a là des bruits de clairons et de tambours, comme un écho des fanfares guerrières. Saluons cette poésie au passage ; nous ne la retrouverons pas dans la littérature provençale.


  1. M. W. I, 184.
  2. M. W. I, 151 et suiv.
  3. On peut rapprocher de cette description un passage d’une poésie lyrique d’Arnaut de Mareuil (M. W. I, p. 156). « Elle est plus blanche qu’Hélène, plus belle qu’une fleur naissante, pleine de courtoisie ; de ses dents blanches ne sortent que des mots sincères, son cœur est franc sans mauvaises pensées, sa couleur est fraîche et ses cheveux blonds ; que Dieu la garde, car jamais je n’en vis de plus belle. »
  4. Les œuvres de Giraut de Bornelh ont commencé à paraître en édition critique avec traduction (allemande) sous le titre suivant Saemtliche Lieder des Trobadors Guiraut de Bornelh, von Adolf Kolsen (tome I, fasc. 1), Halle, 1907.
  5. id., no 19.
  6. id., no 21.
  7. id., no 2.
  8. Dante, De vulg. Eloq., II, 2 et 6. « Bertran de Born, dit Dante, a chanté les armes, Arnaut Daniel l’amour, Giraut de Borneth la droiture, l’honnêteté (honestum) et la vertu », De vulg. Eloq., II, 2.
  9. M. W. I, 186.
  10. M. W. I, 201.
  11. Tenson de Linhaure et de Giraut de Bornelh, Appel, Prov. Chr., p. 87. Cf. aussi dans l’édition Kolsen les numéros 4 et 20. Nous empruntons au premier des deux le couplet suivant : « Je pourrais écrire (une chanson) plus obscure ; mais la poésie n’a sa valeur que si tout le monde la comprend ; pour moi, quoi qu’on en puisse penser, je suis heureux quand j’entends dire qu’on chante ma chanson d’une voix sombre ou claire et quand j’apprends qu’on la chante à la fontaine. » L’autre chanson débute ainsi : « Je ferais, si j’avais assez de talent, une chansonnette assez claire pour que mon petit-fils la comprît et que tout le monde y prît plaisir. » Ce sont là de véritables manifestes littéraires contre les théories du trobar clus. Ce ne sont pas les seuls d’ailleurs dans la littérature provençale. Cf. la pièce de Pierre d’Auvergne, Sobre’l vieilh trobar e’l novel et le commentaire qu’en a donné M. J. Coulet dans les Mélanges Chabaneau, p. 777 et suiv.
  12. Purgatoire, ch. xxvi. Le chant se termine par huit vers provençaux que Dante met dans la bouche d’Arnaut Daniel. Celui-ci se trouve avec Guido Guinicelli parmi le troupeau de ceux qui n’ont pas observé, dans la satisfaction de leurs appétits charnels, l’umana legge Seguendo come bestie l’appetito. Dante cite plusieurs fois encore Arnaut Daniel dans le De vulgari Eloquentia ; il y déclare en particulier qu’il a emprunté du poète limousin la sextine. Cf. Diez, L. W., p. 282.
  13. Cf. Diez, L. W.., p. 285.
  14. Le Moine de Montauban lui reproche de n’avoir composé dans sa vie que deux mauvais vers, auxquels personne ne comprend rien ; Diez, L. W., p. 283.
  15. Mahn, Gedichte der Troubadours, no 427.
  16. Voir pour tout ce qui suit A. Thomas, Poésies complètes de Bertran de Born, introduction. Le rôle historique de Bertran de Born a été étudié par M. Clédat, Paris, 1870. Bertran de Born est un des rares troubadours qui aient eu l’honneur de plusieurs éditions (Éd. A. Stimming [deux], éd. A. Thomas).
  17. Thomas, loc. sign., p. xv.
  18. La fille de Henri II, Mathilde, était mariée avec Henri, duc de Saxe ; aussi B. de Born l’appelle-t-il une fois la Saissa (la Saxonne).
  19. On a émis des doutes sur l’authenticité de cette pièce. Plusieurs manuscrits l’attribuent à d’autres troubadours que Bertran de Born. La pièce est composée sur les mêmes titres qu’une pièce de Giraut de Bornelh. Ce qu’il y a de certain c’est que un ou deux couplets sont interpolés ; mais nous croyons que ce brillant morceau de poésie est bien de Bertran de Born.