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Les Troubadours, leurs vies, leurs œuvres, leur influence/Chapitre XI

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CHAPITRE XI

LES TROUBADOURS
EN ESPAGNE, EN PORTUGAL, EN ALLEMAGNE
TROUBADOURS ET TROUVÈRES

Les troubadours en Catalogne. — Relations entre le Midi de la France et la péninsule ibérique. — Jaime Ier d’Aragon et les troubadours. — Les troubadours en Castille : Alphonse X le Savant. — La poésie galicienne ou portugaise. — Le roi-poète Denys. — Influence provençale. — Les Minnesinger. — Influence provençale : comment elle s’est produite. — L’originalité des Minnesinger. — Walter von der Vogelweide. — La poésie lyrique de la langue d’oïl. — L’école « provençalisante ». — Conon de Béthune ; le châtelain de Coucy ; Gace Brulé.


La péninsule ibérique fut de très bonne heure pour les troubadours un pays de prédilection. Les cours d’Aragon, de Castille, de Léon, de Navarre, de Portugal, leur furent hospitalières. Ils y trouvèrent des princes éclairés, amoureux de poésie, et récompensant royalement le talent ; il n’en fallait pas davantage pour attirer de tous les points du Midi de la France jongleurs et troubadours. Au point de vue linguistique la langue catalane n’était — et n’est encore — qu’une variété des dialectes occitaniques ; cette circonstance rendit encore plus faciles les relations littéraires.

Les troubadours se rendaient en Espagne par les deux grandes voies qui ont toujours existé aux extrémités de la chaîne des Pyrénées. L’une — celle de l’Ouest — avait une importance de premier ordre parce qu’elle était le « chemin des pèlerins » qui allaient à Saint-Jacques de Compostelle, en Galice[1]. Elle portait en Espagne le nom de « chemin français ». Celle de l’Est n’avait pas moins d’importance ; elle mettait en rapports la Provence avec le comté de Barcelone et le royaume d’Aragon. Les relations étaient d’autant plus étroites que les comtes de Barcelone et rois d’Aragon avaient des possessions dans le Midi de la France, par exemple Montpellier.

Nous ne pouvons pas, dans cette brève esquisse, étudier on détail l’influence de la poésie des troubadours en Espagne. Il y faudrait un volume, et il a été écrit il y a près d’un demi-siècle[2]. Contentons-nous de résumer à grands traits cette histoire.

Rappelons d’abord que l’Espagne continue pendant le xiie et le xiiie siècle la « reconquista », la « reconquête » de son sol sur les Maures et que les poésies des troubadours qui ont vécu en Espagne sont remplies de l’écho de ces croisades.

La Catalogne, grâce à son affinité linguistique et à sa situation géographique, fut une des régions où l’influence de la poésie provençale se fit le plus profondément sentir. Elle était considérée par les troubadours comme le pays de la joie et de la gaîté ; les allusions à la bonne humeur, au bon accueil des Catalans sont nombreuses dans l’œuvre des troubadours ; voici comment s’exprime l’un d’eux dans une pièce à refrain.

Puisque mon étoile n’a pas voulu que de ma dame me vienne le bonheur… il faut que je me mette dans la voie du vrai amour : et cette voie je l’apprendrai bien dans la gaie Catalogne, parmi les Catalans vaillants et les Catalanes aimables. Car courtoisie, mérite et valeur, joie, reconnaissance et galanterie, libéralité et amour, connaissance et grâces, toutes ces qualités sont l’apanage de la Catalogne, où les hommes sont vaillants et les femmes aimables[3].

Comme les troubadours italiens, les troubadours catalans écrivirent en provençal jusqu’au xive siècle, quoique de belles chroniques[4] aient été composées en prose catalane pendant le règne de Jaime Ier d’Aragon (1213-1276) et de ses successeurs immédiats.

Ce roi, qu’on a appelé le « Conquistador » à cause de ses victoires sur les Maures, est un de ceux qui, en Espagne, ont été le plus accueillants aux troubadours. Né à Montpellier en 1208, il aimait à revenir dans sa « bonne ville », toujours suivi d’un nombreux cortège de troubadours et de jongleurs. Plus d’un l’accompagna dans ses expéditions et reçut des terres, par exemple après le siège de Valence. Jaime d’Aragon accueillit surtout les troubadours languedociens qui s’exilèrent pour fuir les rigueurs de l’Inquisition ou qui ne s’accommodaient pas du nouveau régime créé dans le Midi de la France à la suite de la croisade contre les Albigeois. De ce nombre furent Peire Cardenal, Bernard Sicart de Marvejols, et, pendant la dernière période de sa vie, son favori N’At de Mons.

Si les troubadours ont fait l’éloge de Jaime Ier[5], ils ne lui ont pas ménagé leurs critiques en une circonstance où il n’a pas secondé leurs désirs comme ils l’auraient voulu. Il s’agit du soulèvement de 1242, fomenté par le comte de la Marche, le comte de Toulouse et autres seigneurs, et qui fut le dernier effort du Midi pour recouvrer son indépendance. Le bruit avait couru que le roi d’Aragon avait promis de secourir le comte de Toulouse, comme l’avait fait son père, mort à Muret pendant la croisade contre les Albigeois. Aussi la déception fut-elle grande quand on apprit que le Conquistador n’était pas intervenu dans cette courte lutte et avait laissé battre les Anglais et leurs alliés à Saintes et à Taillebourg. Voici comment un troubadour exprime son indignation.

Comte du Toulousain, plus j’examine les puissants, plus je vous vois au faîte de l’honneur… Nous avons vu la Marche, Foix et Rodez faire défection tout de suite… Si le roi Jacques, à qui nous n’avons pas manqué de parole, eût tenu ce qui avait été, dit-on, convenu entre lui et nous, les Français, à coup sûr, auraient grande douleur et seraient dans les pleurs… Anglais, couronnez-vous de fleurs et de feuillages. Ne vous donnez aucune peine, même si on vous attaque, jusqu’à ce que l’on vous prenne tout ce que vous avez[6].

Le roi d’Aragon ne paraît pas avoir été très sensible à ces satires et à d’autres bien plus violentes qui ne lui furent pas ménagées[7]. Il est certain que si le Conquistador avait secondé, avec sa puissance et ses talents militaires de premier ordre, les efforts un peu désordonnés que faisaient les Méridionaux pour se reconstituer — ou se constituer — une nationalité, les choses auraient pu changer de face. Mais Jaime déployait son activité contre les Maures qu’il chassait du royaume de Valence et des Baléares. Son règne fut long et glorieux ; un des derniers troubadours qui ont fréquenté sa cour, N’At de Mons, a surtout écrit des poèmes théologiques. Cependant, d’une manière générale, les troubadours qui ont été en relations avec le Conquistador ont plutôt cultivé la poésie guerrière ou morale que la poésie religieuse.

En Castille un des premiers protecteurs des troubadours fut le roi Alphonse VIII, celui qui gagna sur les Sarrasins la célèbre bataille de Las Navas de Tolosa (1212), victoire aussi décisive pour la chrétienté que celle de Poitiers gagnée par Charles Martel. Pour exciter les courages, au début de l’expédition, un troubadour[8] composa une chanson de croisade enflammée.

Seigneur, par nos péchés s’accroît la force des Sarrasins ; Saladin a pris Jérusalem que nous n’avons pas encore reconquise ; aussi le roi de Maroc annonce qu’il va combattre tous les rois chrétiens avec ses Andalous et Arabes, armés contre la foi du Christ… Les soldats qu’il a choisis ont tant d’orgueil qu’ils croient que le monde leur est soumis ; les Marocains se mettent en troupes par les prairies et disent entre eux avec orgueil : « Francs, faites-nous place ; à nous est la Provence et le comté de Toulouse, jusqu’au Puy » ; jamais plus cruelles vantardises ne furent entendues de la part de ces chiens sauvages sans foi ni loi… Puisque nous sommes de sincères croyants, ne laissons pas nos héritages à ces chiens noirs d’Outremer ; conjurons le péril avant qu’il nous atteigne. Nous leur avons jeté en travers Portugais, Galiciens, Castillans, Aragonais, Navarrais qui les ont mis honteusement en fuite.

C’est là un chant de guerre qui peut nous donner une idée de ce que furent les chansons de croisade composées par les troubadours en Espagne, pendant la période héroïque de la « reconquista ». C’est au même roi Alphonse VIII que Peire Vidal, le troubadour fantasque dont il a été déjà souvent question, adressa quelques-unes de ses poésies.

L’Espagne est un bon pays, dit-il dans l’une d’elles ; ses rois et ses seigneurs sont aimables et affectueux, généreux et bons, de courtoise compagnie ; et il y a d’autres barons, preux et accueillants, hommes de sens et de connaissance, hommes vaillants et distingués.

Sans nous attarder davantage, passons au règne d’Alphonse X de Castille (1252-1294). Ce roi fut, dans la péninsule, avec Jaime d’Aragon, le protecteur le plus généreux des troubadours. Dès le début de son règne ils accoururent en foule auprès du roi « savant ». Le Génois Boniface Calvó, dont il a été question dans le chapitre précédent, fut parmi les premiers et resta un de ceux à qui le roi et son entourage manifestèrent le plus de sympathie. Le dernier troubadour, Guiraut Riquier, séjourna près de dix ans à la cour de Castille.

Voici comment une peinture du temps nous représente cette cour à Tolède. « Le roi est en train de dicter, entouré d’une foule de maîtres et de troubadours, de clercs, de jongleurs et de jongleresses, suspendus à ses lèvres, les uns l’écoutant et l’admirant, d’autres chantant et adaptant une mélodie à ses paroles sur la viole ou sur le luth. » Ce tableau pittoresque paraît des plus exacts. Alphonse X était poète, comme on va le voir tout à l’heure ; il fit traduire de nombreux ouvrages scientifiques et dota la Castille d’un code célèbre connu sous le nom des Sept Parties. C’était un roi savant et non un roi « sage » comme on l’appelle quelquefois en prenant à contresens le mot espagnol « sabio ». La fin de son règne fut attristée par toutes sortes d’infortunes. Les troubadours quittèrent la cour de Castille et n’y reparurent plus. À ce moment d’ailleurs la poésie lyrique que l’Espagne n’avait pas connue était dans tout son éclat en Galice et en Portugal.

Le nombre des troubadours qui ont séjourné en Espagne est sensiblement plus grand que celui des troubadours qui ont vécu en Italie. Cependant leur influence y a été, en un certain sens, moins profonde. Laissons de côté la Catalogne, qui, au point de vue linguistique, n’est qu’une province de la langue d’oc : les troubadours qu’elle a produits sont d’ailleurs médiocres, et, sauf une ou deux exceptions, ne peuvent se comparer aux troubadours italiens qui ont écrit en provençal. Mais la poésie lyrique n’a pas pu prendre racine ni en Aragon, ni dans la plus grande partie de la Castille, ni dans le royaume de Léon ni en Navarre ; et cependant les troubadours y furent accueillis avec une très grande sympathie. Ces pays ont connu plutôt la poésie héroïque des « romances » ; la race ne paraît pas y avoir eu la « tête » lyrique ou du moins, en ce genre, la poésie de langue étrangère paraissait suffisante. Il n’en fut pas de même en Portugal et en Galice, où la poésie lyrique est au premier plan comme dans le Midi de la France ou en Italie.

L’ancienne poésie lyrique portugaise ne nous est connue que par trois manuscrits précieux[9]. Les premiers monuments de cette poésie ne paraissent pas remonter au delà de la fin du xiie siècle. C’est l’époque la plus florissante de la poésie provençale. Le comte de Poitiers, Cercamon, Jaufre Rudel et autres sont bien plus anciens que ne serait l’auteur de ces premières poésies portugaises.

Mais cette date elle-même est une date extrême, et en réalité la littérature portugaise ou galicienne (car elle porte les deux noms) fleurit surtout au xiiie et au xive siècle[10]. Son époque la plus brillante est celle qui comprend les règnes d’Alphonse X de Castille (1252-1284) et de Denis, roi du Portugal (1280-1325). C’est d’après ces rois poètes qu’on la distingue en plusieurs grandes périodes. L’ensemble de ces périodes forme « l’époque provençale[11] ».

La poésie galicienne fut si brillante, surtout dans la deuxième partie du xiiie siècle, que les Castillans qui s’adonnèrent à la poésie lyrique profane lui empruntèrent sa langue. C’est ainsi, on s’en souvient (et pour les mêmes raisons), que le provençal fut adopté comme langue poétique par de nombreux poètes italiens et catalans. En ce qui concerne le galicien, une des preuves les plus remarquables de la prépondérance qu’avait prise ce dialecte dans la langue de la poésie nous est fournie par les œuvres du roi Alphonse X de Castille, le roi savant. C’est en effet le galicien qu’il emploie dans ses poésies profanes ; mais le même a écrit en castillan ses poésies à la Vierge et il a contribué plus que tout autre, par de nombreux écrits scientifiques ou historiques, au développement de la prose castillane.

Les poésies profanes du roi Alphonse X de Castille qui nous sont parvenues sont en général d’un caractère satirique, avec de nombreux traits de réalisme ; elles nous donnent souvent une idée assez exacte — et fort piquante — de ce qu’était la vie de cour auprès du roi savant. Les chansons du roi Denis de Portugal sont plus intéressantes pour le sujet qui nous occupe ici. Elles appartiennent en effet pour une grande partie à la lyrique courtoise. C’est à son œuvre que seront empruntées la plupart de nos citations.

La poésie galicienne du xiiie et du xive siècle est représentée par environ deux mille pièces lyriques. Elles sont l’œuvre de plus de cent cinquante poètes appartenant pour la plupart aux classes élevées de la société. Parmi eux on compte quatre rois, nombre de grands seigneurs et de grands dignitaires[12].

Cette poésie, comme la poésie provençale, est essentiellement une poésie de cour. Deux des genres les plus cultivés sont les mêmes que les deux genres principaux des troubadours de la Provence : la chanson d’amour (six cents environ, un tiers de l’œuvre totale) et les chants de médisance, correspondant aux sirventés (quelques centaines). Les autres genres cultivés par les troubadours provençaux : descorts, aubes, pastourelles, etc., sont également représentés dans la poésie galicienne. Un genre qui est connu aussi dans la poésie provençale a pris en Portugal un développement particulier ; c’est celui des « chansons d’ami » ; une jeune fille — et non une jeune femme — y exprime ses plaintes sur l’absence du bien-aimé ou sur sa froideur ; mais ce genre est connu des plus anciens troubadours provençaux et une belle romance de Marcabrun que nous avons déjà citée en est un exemple remarquable.

Tout, dans la forme, dénonce donc une imitation provençale ; la métrique est empruntée au même modèle. Les troubadours galiciens n’ont pas d’ailleurs caché leur admiration pour la lyrique provençale : « les Provençaux sont de bons poètes », dit l’un d’eux ; « je désire à la manière provençale faire maintenant un chant d’amour », dit le même poète, et c’est le roi Denis qui fait ces deux déclarations.

Même si on n’avait pas de déclarations de ce genre, on reconnaîtrait facilement dans la poésie portugaise la plupart des lieux communs de la lyrique provençale. C’est certainement dans l’emploi des termes empruntés au service féodal que cette imitation est le plus sensible. La « dame » est la « maîtresse » (senhor), comme dans la poésie du Midi de la France ; le poète se considère comme l’homme-lige, comme le vassal de cette suzeraine. « Je vous vis un jour pour mon malheur, dame, dit le roi Denis, car depuis que je suis devenu votre serviteur, vous me traitez toujours plus mal. » « Je vous ai toujours servie, dame, et vous fus loyal, je le serai tant que je vivrai. » Voilà des formules du « vasselage amoureux » bien connues de la poésie provençale. Dans l’une comme dans l’autre poésie l’amant se fait humble, comme il convient à un serviteur ; il fait appel à la pitié de sa dame.

On se souvient des passages où les troubadours déclaraient appartenir corps et âme à la personne aimée, qui pouvait en disposer à son gré, presque comme d’une chose. Voici sous quelle forme la même idée se présente dans une poésie du roi Denis :

Traitez-moi bien ou mal, dame, tout cela est en votre pouvoir ; par ma bonne foi je souffrirai le mal ; car, pour le bien, je sais parfaitement qu’il ne m’en viendra aucun[13].

Dans le joli petit poème suivant le refrain rappelle la même idée.

Jamais je n’osai vous dire, dame, le grand bien que je désire ; me voici en votre prison, faites de moi ce qui vous plaira.

Jamais je ne vous ai rien dit des souffrances qui me sont venues de vous, dame ; me voici en votre prison, traitez-moi mal ou bien.

Jamais je n’ai osé vous conter, dame de mon cœur, les maux que vous m’avez fait souffrir ; me voici en votre prison, vous pouvez me guérir ou me tuer[14].

Voici encore un trait important qui rappelle d’une façon précise l’étroite parenté des poésies provençale et portugaise.

C’est un honneur, dans l’une comme dans l’autre, d’aimer « en haut lieu », c’est-à-dire de choisir comme objet de son amour une femme à qui l’on supposait toutes les qualités de l’esprit plutôt que du cœur. La dame ainsi choisie, disent souvent les troubadours, mériterait la couronne. C’est le thème que développe le roi Denis dans la chanson suivante.

Puisque Dieu, dame, vous a toujours fait faire du bien le meilleur et qu’il vous a donné tant de connaissance, je vous dirai une vérité, s’il plaît à Dieu : vous étiez faite pour un roi.

Et puisque vous savez toujours comprendre et choisir le meilleur, je veux vous dire une vérité, dame que je sers et que je servirai : puisque Dieu vous créa ainsi, vous étiez bonne pour un roi.

Puisque Dieu n’en fit jamais de semblable, et qu’il n’en fera jamais de semblable pour l’intelligence et les belles paroles, si Dieu voulait en disposer ainsi, vous étiez faite pour un roi[15].

Citons enfin du même roi Denis deux pièces où l’imitation est des plus caractéristiques. Dans la conception de l’amour courtois, telle que l’ont créée les troubadours provençaux, l’honneur de la dame aimée est au-dessus de tout. C’est aussi la pensée que développe le roi Denis dans la petite pièce suivante.

Quoique je sois très amoureux, je ne désire pas obtenir grand bien de celle que j’aime ; car je vois et je sais que le dommage qu’elle en retirerait serait plus grand que la joie qui pourrait m’en advenir ; qui désire un tel bien estime bien peu l’honneur de sa dame.

Puisque je m’appelle et que je suis son serviteur, ce serait une grande trahison, si pour le bien qu’elle me donnerait ma dame gagnait mal et injustice. Tous les parfaits amants m’approuveront[16].

Ceci est tout à fait dans le ton des troubadours provençaux comme la chanson suivante, du même roi Denis.

Je désire à la manière provençale faire maintenant un chant d’amour ; je voudrais y louer ma dame, à qui ne manque ni le mérite, ni la beauté, ni la bonté. J’ajouterai encore : Dieu la fit si parfaite en toutes qualités qu’elle vaut mieux que toutes les dames du monde. Dieu voulut, en créant ma dame, lui donner la connaissance de tout bien et de toute valeur… et il lui fit un grand honneur quand il ne permit pas qu’aucune autre lui fût égale. En ma dame Dieu ne mit jamais le mal ; il y mit mérite et beauté, lui apprit à bien parler et à mieux sourire qu’aucune autre femme[17].

L’imitation est heureuse et le roi poète s’est bien assimilé la manière des troubadours.

Cependant ce serait une erreur de croire que les poésies du roi Denis et les autres œuvres de l’école galicienne doivent tout à l’imitation provençale. D’abord l’imitation des poésies de langue d’oïl y est sensible ; il est vrai que la poésie lyrique du Nord de la France a pris ses modèles dans le Midi, comme on va le voir.

Ce qui est plus important, c’est que la poésie portugaise comprend beaucoup d’œuvres qui paraissent être d’inspiration populaire. Et il y en a de charmantes qui semblent ne rien devoir à l’imitation.

L’influence provençale sur cette poésie consisterait donc surtout en ceci : c’est qu’elle aurait contribué à faire de cette poésie populaire une poésie courtoise. L’imitation n’est pas aussi sensible que dans la première poésie italienne ; mais l’influence des troubadours a été capitale pour transformer cette poésie[18].

Comment et à quelle époque s’est produit le contact entre troubadours provençaux et galiciens ? Problème intéressant, mais non encore résolu. Peu de troubadours provençaux ont visité le Portugal ; mais l’école galicienne n’était pas confinée dans les limites, surtout dans les limites actuelles de ce pays. Les chevaliers poètes vivaient souvent aux cours de Léon et de Castille, où fréquentèrent si volontiers les troubadours, depuis le xiie siècle. C’est par là que se serait faite l’initiation. En ce qui concerne l’influence de la langue d’oïl, elle a pu s’exercer par les mêmes moyens. Mais il y a ici un élément de plus : c’est que plusieurs des premiers princes du Portugal sont de race bourguignonne. Ajoutons enfin que par ses côtes la Galice et le Portugal étaient en relations directes avec d’autres pays que le Midi de la France. Pour conclure, le Portugal paraît avoir eu une poésie autochtone ; mais c’est l’influence des troubadours provençaux qui en a fait une poésie courtoise. Si le problème est encore discuté dans le détail, la solution est depuis longtemps acceptée.

Transportons-nous maintenant de l’extrémité de la péninsule ibérique aux bords du Danube où a fleuri la poésie des premiers Minnesinger[19]. On divise l’histoire des Minnesinger en deux périodes : la première comprend les poètes de l’école austro-bavaroise, dont l’activité poétique s’est exercée surtout dans la vallée du Danube, en Bavière et en Autriche. Cette première période serait celle de la poésie populaire. « Le chant d’amour courtois, dit un historien de la littérature allemande, sortit, en Autriche et en Bavière, de la chanson d’amour populaire. Encore aujourd’hui les habitants des Alpes bavaroises et autrichiennes se distinguent par le don d’une hardie improvisation musicale. Il faut y voir un héritage des temps primitifs. De courts chants d’amour n’étaient pas plus étrangers aux vieux Ariens et aux Germains qu’à tous les autres peuples de la terre, même les plus humbles… Les chants d’amour populaires volèrent comme des fils à la Vierge, des vertes prairies sur lesquelles dansaient les paysans, jusqu’aux châteaux des nobles[20]. »

La deuxième période est l’époque de l’école rhénane. On s’accorde à reconnaître l’influence de la poésie française et provençale sur les poètes de cette école. La première seule serait indépendante de toute imitation.

Cette théorie a été contestée, en particulier par M. A. Jeanroy. Sans reprendre ici cette discussion, remarquons seulement, à la suite du savant auteur des Origines de la poésie lyrique en France, que plusieurs imitations d’auteurs provençaux paraissent évidentes chez les minnesinger de la première période. Toute cette poésie primitive, que l’on prétend populaire, « est déjà profondément imprégnée des théories courtoises de l’amour ». « L’amant fait hommage à sa dame de sa personne… il s’engage à faire tout ce qu’elle lui ordonnera ; il lui est soumis « comme le bateau l’est au pilote quand la mer est calme[21] ». Le service, le vasselage amoureux y est chose connue. Comme Jaufre Rudel, le minnesinger Meinloh a recherché sa dame pour sa « vertu ». « Quand je t’ai entendu louer, je voulais te connaître ; pour ta grande vertu, j’ai couru çà et là jusqu’à ce que je t’aie trouvée. » L’amour a un pouvoir ennoblissant, comme chez les troubadours ; comme eux aussi, et plus encore peut-être, si on en juge pas leurs plaintes, les minnesinger ont à souffrir des « médisants ».

Il semble donc que ce soit avec raison qu’on ait cherché et retrouvé jusque dans les plus anciens minnesinger des traces de l’imitation provençale. Aussi un des derniers historiens qui s’est occupé de la question divise-t-il les minnesinger en deux groupes[22] : le premier comprend ceux qui n’ont pas eu assez d’originalité pour s’élever au-dessus des modèles qu’ils imitaient ; ce sont la plupart des poètes du « Minnesangs Frühling » ; au second groupe appartiennent ceux qui, comme Walter von der Vogelweide, Hartmann von Aue, ou l’Alsacien Reinmar, ont su garder leur originalité. Ce qui caractérise ce second groupe c’est que l’influence de la poésie lyrique ou épique de langue d’oïl y est partout sensible.

Comment les minnesinger ont-ils pu être en contact avec les troubadours ? D’abord par la vallée du Danube, où apparaissent les premiers minnesinger et qui est précisément une des grandes routes des peuples et des croisades en particulier : on sait que plus d’un jongleur l’a parcourue. Une autre route importante conduisait de Venise à Vienne, en Hongrie et en Bohême. C’est sans doute celle que prit Peire Vidal, quand il alla visiter la cour de Hongrie. De plus on a remarqué un fait important et qui mérite d’être mis en lumière. Beaucoup de minnesinger ont été au service des Hohenstaufen et ont séjourné, à ce titre, assez longtemps en Italie. Enfin il ne faut pas oublier les prétentions des empereurs germaniques sur le petit royaume d’Arles : en 1179 Frédéric Ier fit un séjour de trois mois en Provence. C’est entre 1170 et 1190 que se serait produit le contact entre troubadours et minnesinger.

Cependant cette imitation resta originale. Il en est un peu de l’ancienne poésie lyrique allemande comme de l’ancienne poésie portugaise. Il y avait certainement des chants populaires ; et les dons poétiques n’ont jamais manqué à la race allemande. Aussi tout en prenant une partie de leur inspiration chez les troubadours, les minnesinger ont-ils gardé leur originalité ; leur conception de l’amour en particulier est par certains côtés une création nouvelle, indépendante de son modèle[23].

Elle est, en partie, une image de la société germanique du temps, où il semble qu’il y ait eu moins de liberté dans les mœurs qu’au pays des troubadours. Il est souvent question, chez les minnesinger, d’un personnage chargé de veiller sur la conduite de la femme ; on n’a signalé que deux mentions d’un personnage semblable chez deux troubadours, Guillaume de Poitiers et Marcabrun. Le minnesinger ne choisit pas une dame pour objet de ses chants, il ne la désigne pas par un pseudonyme, un senhal, comme c’est d’usage dans la poésie provençale ; il chante la femme en général. La discrétion est une des qualités principales de l’amant d’après la théorie des troubadours ; ce côté de la doctrine de l’amour courtois est un de ceux que les minnesinger ont développé le plus volontiers ; la discrétion (tougen minne) paraît avoir joué encore un plus grand rôle dans la société amoureuse germanique qu’en Provence. Enfin le « vasselage amoureux » y a pris une allure plus formaliste. « Le Germain a une prédilection pour le formalisme dans le droit », dit un historien des minnesinger ; ce goût est en effet sensible dans l’emploi fréquent des termes les plus connus du vasselage féodal.

Voici, pour sortir des généralités, une chanson du minnesinger Heinrich von Mohrungen (fin du xiie siècle) où l’on trouvera un écho de la poésie des troubadours.

Le rossignol a pour coutume de se taire quand il est amoureux, j’aime mieux l’hirondelle ; qu’elle aime ou qu’elle souffre, elle n’abandonne jamais le chant. Depuis que je dois chanter, je puis dire à bon droit : « Hélas ! comme j’ai prié longtemps là-bas, et comme j’ai pleuré auprès de celle où je ne vois aucune pitié. »

Si je cesse mon chant, on dit que le chant me conviendrait mieux ; si je me mets à chanter, je dois souffrir deux choses, haine et raillerie. Comment vivre pour celles qui vous empoisonnent avec de belles paroles ? Hélas ! cela leur a réussi et j’ai laissé mon chant pour elles ; mais je veux chanter comme auparavant.

Comme je regrette le meilleur temps que j’ai passé à leur service, comme je regrette mes beaux jours heureux ! Je déplore les nombreuses plaintes que j’ai fait entendre et qui ne lui sont jamais allées au cœur. Hélas ! quel nombre d’années perdues ! Je m’en repens en vérité ; je ne m’en accuserai plus.

Sourires, bon visage et bon accueil m’ont endormi longtemps. Je n’ai pas eu d’autre bien et qui veut m’accuser d’indiscrétion ment… Hélas ! sa vue seule était ma joie, je n’en ai dit aucun mal, mais je n’en ai eu aucun bien.

Quand un objet est rare, on lui attribue plus de valeur. On fait exception pour l’homme fidèle ; celui-là, malheureusement, on l’estime peu. Il est perdu, celui qui aujourd’hui ne sait aimer qu’avec fidélité. Malheureux ! à quoi cette fidélité m’a-t-elle servi ? Aussi suis-je dans la tristesse ; mais je sers toujours quoi qu’il advienne[24].

Nous n’avons pas à suivre l’histoire de la poésie lyrique en Allemagne ; on sait avec quel éclat les minnesinger du xiiie siècle la cultivèrent. Nous nous en voudrions cependant de ne pas citer au moins quelques strophes de Walter von der Vogelweide, le poète le plus original de cette période ; on verra comment il a traité le thème du printemps, par lequel s’ouvrent la plupart des chansons des troubadours.

Quand les fleurs sortent de l’herbe, comme si elles riaient vers le soleil, au matin d’un jour de mai, quand les petits oiseaux chantent si joliment leurs plus belles chansons, quelle joie peut se comparer à la joie que révèlent leurs chants ?… Quand, dans sa beauté, une belle et noble jeune fille, bien habillée et la tête parée, se rend au milieu d’une société joyeuse, accompagnée de fières et nobles dames, semblable en majesté au soleil parmi les étoiles, quand même mai donnerait tous ses ornements, pourrait-il apporter autant de grâce que ce corps gracieux ? Nous négligeons les fleurs, nos regards vont à cette noble femme.

Voulez-vous savoir la vérité ? Allons aux fêtes de mai ; mai est arrivé avec toute sa puissance. Regardez-le et regardez les nobles femmes qui sont là, et demandez-vous si je n’ai pas choisi la meilleure part.

Cette brève citation montre que si, dans la poésie lyrique, Walter doit quelque chose à l’imitation des poètes provençaux ou français[25], son talent poétique l’a transformé ; la plupart de ses chansons ont une vie, une fraîcheur que la poésie lyrique des troubadours ne connaissait plus et que la poésie lyrique de la France du Nord — au xiiie siècle — a peu connues.

L’histoire « externe » de la poésie des troubadours que nous venons d’esquisser nous fait connaître l’influence profonde que cette poésie exerça sur les littératures des pays voisins ; la poésie de langue d’oïl ne pouvait échapper à cette influence.

Le Nord de la France avait eu de très bonne heure une magnifique floraison d’épopées, et c’est cette partie de notre nation qui a fourni la matière épique à la plupart des littératures voisines. Elle possédait aussi une poésie lyrique autochtone, représentée par des « chansons de printemps », des « chansons de danses » et des « chansons satiriques ». À cette poésie se rattachent aussi les « chansons de toile », les romances et pastourelles. Il y a de la grâce et de la fraîcheur dans cette poésie lyrique primitive, et peut-être les fruits auraient-ils « passé la promesse des fleurs » si les poètes lyriques ne l’avaient pas abandonnée d’assez bonne heure pour une poésie plus savante, plus raffinée et plus courtoise, qui est celle des troubadours[26].

Les poètes de langue d’oïl connurent cette poésie par différentes voies. Plusieurs troubadours ont séjourné dans le Nord de la France, surtout en Normandie, à la cour des rois d’Angleterre, qui avaient, par leurs possessions dans le Sud-Ouest, des sujets méridionaux. Un ou deux troubadours ont été à la cour de Marie, comtesse de Champagne, et lui ont adressé leurs vers. Éléonore de Poitiers, petite-fille du premier troubadour, devint reine d’Angleterre, après avoir été pendant quinze ans femme de Louis VII, roi de France. Quelques-uns des troubadours les plus illustres ont vécu auprès d’elle, comme Bernard de Ventadour. Enfin les croisades ont mis en relations hommes du Nord et hommes du Midi. Toutes ces circonstances, et bien d’autres encore, ont contribué à la diffusion de la poésie méridionale.

Elle était connue en « France » (et ce mot ne désignait alors que les pays de langue d’oïl) pendant la deuxième moitié du xiie siècle. On y avait le sentiment de ses origines et on désignait les nouvelles formes poétiques qu’elle y introduisit sous le nom de sons « gascons » ou « poitevins ».

Les plus anciens poètes de cette école dite provençalisante sont Conon de Béthune, né en 1155 ; Chrétien de Troyes, l’auteur de tant de gracieux romans d’aventures, qui vécut à la cour de Marie de Champagne, entre 1170 et 1180 environ ; Jean de Brienne, plus tard roi de Jérusalem, Blondel de Nesles, Gui Couci, Gace Brulé, etc. La traduction de quelques-unes de leurs chansons fera mieux connaître l’esprit qui anime leur poésie. On y remarquera sans peine les traits les plus connus des chansons provençales : le désespoir sincère ou non du poète à qui ne vient aucun bien d’amour ; l’assurance de sa fidélité à une amante dédaigneuse ou cruelle, et autres lieux communs de la poésie courtoise.

Les chansons de Conon de Béthune, qui est un des plus anciens trouvères de cette école, nous conduisent à la cour de la comtesse de Champagne. Conon de Béthune n’avait pas, paraît-il, le langage correct des Champenois et des Parisiens, car il se plaint dans une de ses chansons que la comtesse et ses amis se sont moqués de lui.

Amour m’excite à me divertir, quand je devrais me taire de chanter… car mon langage et mes chansons ont été raillés des Français, devant les Champenois, et de la comtesse, ce qui m’est bien plus dur.

La reine ne fut pas courtoise, qui me reprit, ainsi que son fils le roi. Encore que ma parole ne soit pas française, on peut bien la comprendre en français. Ceux-là ne sont ni bien appris ni courtois qui m’ont repris pour avoir dit quelque mot d’Artois — car je n’ai pas été élevé à Pontoise[27].

Voici une chanson de croisade de Conon de Béthune (1189) qui rappelle certaines chansons du même genre dans la poésie provençale.

Hélas ! amour, comme il me sera dur de quitter la meilleure qui fût jamais aimée ou servie ! Que Dieu, par sa douceur, me ramène auprès de celle que je laisse avec tant de douleur. Que dis-je, malheureux ! je ne la quitte pas ; si le corps va servir notre Seigneur, le cœur reste tout entier en son pouvoir.

Pour elle je m’en vais, soupirant, en Syrie, car je ne dois pas manquer à mon créateur. Qui lui manquera en ce besoin urgent, sachez que Dieu lui faillira aussi dans un besoin plus grand. Que les petits et les grands sachent bien que là-bas on doit se conduire en chevaliers, là où l’on conquiert le paradis, la gloire et l’honneur de sa mie[28].

Il y a dans ces chansons un mélange de grâce et de mélancolie qui fait oublier que l’inspiration n’en est pas originale. Cette note personnelle manque un peu chez le grand poète champenois Chrétien de Troyes dont les chansons sont surtout remarquables par la finesse et la subtilité. Le fond en est emprunté ; le poète se déclare serviteur de sa dame, son cœur est en son pouvoir, mais il n’obtient aucune récompense de son service amoureux. Chrétien de Troyes, dont le talent dans la poésie lyrique est fait de finesse et d’ingéniosité, a mis à orner ces lieux communs toutes les ressources d’un esprit singulièrement fin et délié.

Enfin un des poètes où se reflète le mieux la poésie des troubadours est le châtelain de Couci. On jugera de son talent par la traduction suivante de quelques-unes de ses chansons.

La douce voix du rossignol sauvage que j’entends nuit et jour retentir m’adoucit et m’apaise le cœur et me donne envie de chanter pour me réjouir. Je dois bien chanter puisque cela fait plaisir à celle à qui j’ai fait hommage de mon cœur — et je dois avoir grande joie en mon âme, si elle veut me retenir à son service.

Envers elle je n’eus jamais un cœur faux ni volage ; et cependant il devrait m’en venir plus de bonheur ; mais je l’aime, je la sers et je l’adore toujours sans oser lui découvrir ma pensée ; car sa beauté me cause un tel éblouissement que devant elle je perds la parole ; je n’ose regarder son visage ; tellement je redoute le moment où j’en retirerai mes yeux.

J’ai si bien mis en elle tout mon cœur que je ne pense à aucune autre ; jamais Tristan, celui qui but le breuvage, n’aima plus loyalement. Je mets tout à son service, cœur, corps et désir, sens et savoir, et je ne sais si en toute ma vie je pourrai assez la servir, elle et amour.

J’aime bien mes yeux qui me la firent choisir ; dès que je la vis, je lui laissai en otage mon cœur qui depuis y a fait un long séjour et je ne lui demande jamais de la quitter.

Chanson, va-t’en pour porter mon message là où je n’ose aller, tellement je redoute la mauvaise gent jalouse qui devine avant qu’arrivent les biens d’amour ; Dieu les maudisse ! À maint amant ils ont causé tristesse et dommage ; mais j’ai ce cruel avantage qu’il me faut vaincre mon cœur pour leur obéir[29].

Voici une autre de ses chansons dont le début paraît être une traduction des troubadours.

Quand l’été et la douce saison font reverdir feuilles, fleurs et prairies et que le doux chant des menus oisillons ramène la joie dans les cœurs, hélas ! chacun chante, mais moi je pleure et soupire ; et ce n’est ni justice ni raison ; car je mets toute ma volonté, dame, à vous honorer et à vous servir.

Si j’avais le sens de Salomon, Amour me ferait tenir pour fou ; car les chaînes qu’il me fait sentir sont si fortes et si cruelles ! Amour devrait bien m’enseigner les moyens de me sauver ; car j’ai aimé longtemps en vain et j’aimerai toujours sans me repentir.

Je voudrais savoir sous quel prétexte elle me fait si longuement languir ; je sais fort bien qu’elle croit les méchants, les médisants (losengiers) que Dieu maudisse ! Ils ont mis toute leur peine à me trahir. Mais leur trahison mortelle leur servira de peu, quand ils sauront quelle sera ma récompense, ô dame, que je n’ai jamais su trahir…

Si vous daignez écouter ma prière, je vous prie, douce dame, de penser à me récompenser ; quant à moi je vous servirai mieux désormais. Je tiens pour non avenus tous mes maux, douce dame, si vous voulez m’aimer. En peu de temps vous pouvez me donner les biens d’amour que j’ai tant attendus ![30].

La chanson suivante est du trouvère Gace Brulé, cité par Dante[31] ; elle paraît elle aussi une traduction d’une chanson des troubadours. On y retrouve les réflexions les plus connues sur les biens qui viennent d’amour et qui récompensent en peu de temps une longue attente.

La plupart ont chanté d’amour par effort et sans loyauté ; mais ma dame me doit savoir gré que j’ai toujours chanté sincèrement ; ma bonne foi m’a rendu sincère, ainsi que l’amour qui remplit mon cœur…

Oui, j’ai aimé d’un cœur parfait et je n’aimerai jamais autrement ; elle a bien pu s’en assurer, ma dame, pour peu qu’elle y ait pris garde. Je ne dis pas que j’ai été peiné de la voir refuser mes demandes ; puisque toutes mes pensées vont à elle, je m’estime heureux de ce qu’elle m’accorde.

Quoique j’aie été loin du pays où sont mon bien et ma joie, je n’ai pas oublié d’aimer bien et loyalement. Si la récompense a tardé je me suis consolé en pensant qu’en peu de temps on obtient ce qu’on a longtemps désiré.

Amour m’a démontré par raisonnement qu’un amant parfait patiente et attend, qu’il appartient à l’amour, qu’il est en son pouvoir et qu’il doit implorer sincèrement sa pitié[32]

Enfin terminons cette rapide revue en empruntant quelques couplets à une chanson du roi de Navarre, Thibaut IV, comte de Champagne.

Mes grands désirs et mes plus graves tourments viennent de là où sont toutes mes pensées. Et j’ai peur, car tous ceux qui ont vu son beau corps sont épris de ma dame, Dieu lui-même l’aime, je le sais à bon escient…

Je me demande, dans mon étonnement, où Dieu trouva une si étrange beauté. Quand il la mit ici-bas, sur la terre, il nous témoigna beaucoup de bonté ; le monde entier a resplendi de son éclat… Dieu, comme il me fut pénible de me séparer d’elle ! Amour, par pitié, faites-lui savoir ceci : un cœur qui n’aime pas ne peut pas avoir grande joie[33].

Ces exemples — surtout les chansons du châtelain de Couci — montrent suffisamment qu’à la fin du xiie siècle et au début du xiiie la poésie lyrique de langue d’oïl est sous la dépendance de sa « sœur de langue d’oc »[34]. Cette dépendance continue en partie pendant le xiiie siècle et Thibaut de Champagne, qui fut en même temps roi de Navarre (mort en 1253) subit l’influence de la poésie méridionale, comme Charles d’Anjou, grand conquérant et poète amoureux.

Nous sommes ainsi arrivés au terme de notre excursion. Quoiqu’elle ait été rapide nous avons vu comment les semences de la poésie des troubadours dispersées dans la plupart des pays voisins y avaient rapidement germé. Il nous reste pour terminer son histoire à étudier l’œuvre du dernier troubadour.


  1. Sur l’importance de cette voie au point de vue de la formation des légendes épiques, cf. maintenant le livre de M. Bédier, La formation des légendes épiques, Paris, 1908.
  2. Voir en ce qui concerne l’Espagne le livre capital de Milà y Fontanals, De los trovadores en España : 1re édition, Barcelone, 1861 ; 2e édition, Barcelone, 1889 (Obras completas del doctor Manuel Milà y Fontanals, tomo segundo). Voici les quatre divisions de ce livre :

    1o De la langue et de la poésie provençales.

    2o Troubadours provençaux en Espagne.

    3o Troubadours espagnols en langue provençale.

    4o Influence provençale en Espagne.

  3. Guiraut Riquier, Gr., 65 ; cf. notre étude sur ce troubadour, p. 72 et 73.
  4. Sur ces chroniques qui forment « quatre perles de la littérature catalane du Moyen âge », cf. Grundriss der rom. Phil., II, 2 (L’histoire de la littérature catalane est de M. Morel-Fatio).
  5. Sur Jaime Ier d’Aragon, cf. de Tourtoulon, Jaime Ier le Conquérant, roi d’Aragon, Montpellier, 1863-1867, 2 vol..

    N’At de Mons écrivit surtout des poésies religieuses ; voir notre étude sur Guiraut Riquier, passim, et l’introduction à l’édition de N’At de Mons, par M. Bernhard (Altfranzösische Bibliothek, XI).

  6. Montanhagol, éd. Coulet, III.
  7. Cf. Bernard de Rouvenac, ein provenzalischer Trobador des XIII. Jahrhunderts, par G. Bosdorff, Erlangen, 1907.
  8. Gavauda, ap. Mila, op. laud., p. 128.
  9. Cf. l’excellente histoire de la littérature portugaise de Mme C. Michaelis de Vasconcellos et de M. Th. Braga dans le Grundriss de Grœber, II, 2, p. 129 et suiv. Trois manuscrits comprennent les poésies lyriques du xiiie et du xive siècle : le Vaticanus a été publié plusieurs fois, dernièrement par Mme C. Michaelis de Vasconcellos ; un autre manuscrit, dit de Colocci-Brancuti, du nom de deux de ses possesseurs, l’humaniste Colocci (mort en 1548) et le comte Brancuti di Cagli, est également en Italie. En Portugal se trouve le manuscrit dit de Ajuda, du nom du château royal, près de Lisbonne, où il est conservé. (Grœber, Grundriss, II, 2, p. 200.) Trois autres manuscrits contiennent des poésies religieuses (d’Alphonse X).

    Sur toute cette période de la littérature portugaise voir surtout : R. Lang, Das Liederbuch des Königs Denis von Portugal, Halle, 1894. Le texte est précédé d’une excellente étude d’histoire littéraire.

  10. On peut, avec Mme C. Michaelis de Vasconcellos, diviser cette littérature d’une manière plus précise d’après les règnes d’Alphonse X et du roi Denys : période préalphonsine (1200-1248) ; période du roi Alphonse (1248-1280) ; période du roi Denys (1280-1325) ; période postdionysienne (1325-1350). Grundriss, II, 2, p. 179. Cf. encore de Mme de Vasconcellos, Randglossen zur altportugiesischen Liederbuch (In Zeitschrift für rom. Philologie).
  11. « Époque provençale ». Grundriss, II, 2, p. 143.
  12. Cf. Mme de Vasconcellos, loc. laud., p. 188, et suiv.
  13. Lang, op. laud., no 63 ; ibid., no 3.
  14. Ibid., no 59.
  15. Ibid., no 16.
  16. Ibid., no 73.
  17. Ibid., no 43.
  18. Voir sur ce point important que nous ne faisons qu’indiquer ici : Jeanroy, Origines, p. 308-338 (La poésie française en Portugal). M. Jeanroy combat l’origine populaire de la lyrique portugaise, défendue par la plupart des critiques qui se sont occupés avant lui de la question et en particulier par M. Th. Braga. Cf. enfin la conclusion de l’étude de M. Lang, op. laud., p. cxlii-cxlv.
  19. Ici encore nous ne citerons, en fait de bibliographie, que l’indispensable.

    W. Scherer, Geschichte der deutschen Litteratur, 2e édit., Berlin, 1884.

    Kock et Vogt, Geschichte der deutschen Litteratur, 2e éd., Leipzig.

    Textes : Des Minnesangs Frühling, Berlin, 1888 ; K. Pannier, Die Minnesänger, Gœrlitz, 1881.

    A. Lüderitz, Die Liebestheorien der Provenzalen bei den Minnesingern der Stauferzeit, Berlin, 1902. (Autre édition plus complète dans les Literarhistorische Forschungen, Berlin, 1904.)

    A. Jeanroy, Origines, p. 270-307.

  20. Scherer, op. laud., p. 202.
  21. Jeanroy, Origines, p. 285-286.
  22. Lüderitz, op. laud., p. 5 et suiv. Aux « médisants » (lauzengiers) correspondent chez les Minnesinger les lugnære, merkære.
  23. Diez, Poesie der Troubadours, p. 239. A. Lüderitz, op. laud., p. 26.

    Diez, après avoir établi une série de rapprochements entre la poésie lyrique provençale et celle des minnesinger, ajoute que cette ressemblance n’est pas due à l’imitation, mais qu’elle est due aux idées du temps et au caractère particulier de la poésie amoureuse. (Diez, Poesie der Troubadours, p. 240.) Cette raison n’est certainement pas suffisante, quoiqu’elle explique bien des choses.

    Diez le premier, Bartsch ensuite ont relevé les imitations formelles qu’un minnesinger, Rodophe de Neufchâtel, a faites de Folquet de Marseille (et de Peire Vidal) ; Bartsch a signalé à son tour une imitation de Folquet de Marseille par le minnesinger Frédéric von Hausen (fin du xiie siècle, comme Rodophe de Neufchâtel) et une imitation d’une forme strophique difficile de Bernard de Ventadour par le même Frédéric. Cf. Bartsch, Grundriss zur Geschichte der provenzalischen Literatur, § 30.

  24. Des Minnesangs Frühling, p. 127.
  25. D’après Scherer, op. laud., p. 212, Walter ne devrait rien à l’imitation de modèles français ou provençaux.
  26. Voir pour tout ce qui suit : Gaston Paris, Esquisse historique de la littérature française au Moyen âge, Paris, 1907, p. 89, 156 et suiv. ; Histoire de la langue et de la littérature françaises, publiée sous la direction de Petit de Julleville ; A. Jeanroy, De nostratibus medii aeui poetis qui primum Aquitaniæ carmina imitati sint, Paris, 1889. Nos citations sont faites d’après la Chrestomathie de l’ancien français de Bartsch, 9e édition, 1908.
  27. Bartsch, Chr. de l’anc. français, p. 158. La reine est Alix de Champagne, veuve de Louis VII, et son fils est le roi Philippe Auguste (vers 1180).
  28. Bartsch, ibid.
  29. Ibid., p. 164.
  30. Ibid., p. 163.
  31. Dante, De vulg. Eloq. d’après Grœber, Grundriss, II, 1, p. 677. Dante attribue d’ailleurs la chanson à Thibaut de Champagne, ibid., p. 683.
  32. Bartsch, Chr.
  33. Bartsch, Ibid., p. 184.
  34. G. Paris, Esquisse, p. 161.