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Les Types intellectuels

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Les types intellectuels
George Valbert

Revue des Deux Mondes tome 136, 1896


LES TYPES INTELLECTUELS

Dans une étude savante sur les types intellectuels, dont on peut critiquer le plan et la composition un peu confuse, mais où l’on trouvera des observations neuves et des vues ingénieuses, M. Paulhan a entrepris de distribuer les intelligences en ordres et en sous-ordres, en familles, en tribus, en genres et en espèces[1]. De son propre aveu, sa méthode n’est pas rigoureusement scientifique : la science est une belle chose, mais rien n’est pire que les fausses sciences, et il est bon de s’en défier. Nous connaissons aujourd’hui plus de cent cinquante mille espèces de plantes. Après avoir trouvé aussi claire que séduisante la méthode de classification de Linné, connue sous le nom de système sexuel, on l’a traitée d’artificielle et remplacée par la méthode naturelle, qui, au dire des transformistes, ne l’est pas toujours. S’il est difficile de classer les plantes, il est plus malaisé encore de classer les intelligences. Un esprit est un organisme beaucoup plus compliqué qu’un végétal, et il y a dans tout être humain quelque chose d’indéfinissable, d’indescriptible, d’infiniment particulier, qui fait de chacun de nous une exception personnelle.

M. Paulhan a commencé par diviser les êtres pensans en deux grandes familles, celle des esprits logiques et celle des esprits faux. Mais on peut avoir à la fois l’esprit très faux et très logique. L’homme qui déduit des conséquences justes d’un principe absurde est un esprit mal fait et un bon logicien. Comme l’a remarqué Voltaire, le fou d’Athènes qui croyait que tous les bâtimens qui abordaient au Pirée lui appartenaient, pouvait calculer avec une merveilleuse justesse combien valait le chargement de chacun de ses navires et en combien de jours de traversée ils avaient pu arriver de Smyrne ou de Trébizonde : « Un homme peut marcher très bien et s’égarer, et mieux il marche, plus il s’égare. C’est moins la logique qui manque aux hommes que la source de la logique. Il ne s’agit pas de dire : Les six vaisseaux qui m’appartiennent sont chacun de 200 tonneaux, le tonneau est de 2 000 livres, donc j’ai 2 400 000 livres de marchandises au port du Pirée. Le grand point est de savoir si ces vaisseaux sont à toi ; tu compteras après. » La plupart des hommes comptent avant. A qui de nous n’est-il pas arrivé de faire de profonds et subtils raisonnemens sur une chose qui n’était pas, et d’enfiler méthodiquement des chimères ?

Au lieu de faire des chicanes à M. Paulhan, j’aime mieux le louer d’avoir compris et expliqué le rôle considérable que jouent les contradictions dans la vie de l’esprit, et d’avoir attaché une grande importance à la manière dont chacun de nous se comporte à leur égard. Dis-moi quelle est ta façon de te contredire et comment tu te tires de cette affaire, et je te dirai qui tu es et ce que tu vaux. C’est peut-être là-dessus qu’on fonderait la meilleure classification des esprits. M. Paulhan remarque avec raison que l’intelligence humaine n’est jamais achevée, qu’elle se forme ou se déforme chaque jour, qu’elle n’arrive le plus souvent qu’à des équilibres provisoires, que les idées qui y germent, les croyances, les théories qui s’y développent se combinent rarement en un ensemble harmonieux, que chacune d’elles conserve longtemps son indépendance, qu’elles s’organisent et croissent sans avoir toujours égard à leurs voisines : « Il en résulte des heurts, des déchiremens intimes quand elles viennent à entrer directement en conflit, quand l’esprit, averti sur ce qui se passe en lui, veut rétablir l’harmonie compromise… Mais souvent aussi, l’esprit garde ses contradictions sans en souffrir et même sans s’en apercevoir. » Il ajoute que ce n’est pas seulement l’effet de notre paresse naturelle, « de la gaucherie ou de l’imperméabilité » de notre cerveau, qu’obligés de nous adapter à un monde très divers, nous devenons aussi divers que lui, que comme lui, volontairement ou inconsciemment, nous prenons le parti de nous contredire. On ne vit quelquefois qu’à ce prix, et avant tout il faut vivre.

On a dit que le lapin a sur l’homme le grand avantage de n’être jamais en désaccord avec lui-même. J’en doute un peu, je crois qu’il a ses combats intérieurs, que le secret de toute vie est une contradiction latente. Mais je conviendrai sans peine que lapin de choux ou de garenne, ce rongeur a plus de facilité que l’homme à accorder son instrument, que ses traités de paix sont plus durables, ses équilibres provisoires plus stables que les nôtres. Nous sommes les êtres les plus discordans de l’univers. La complexité de notre nature, les perpétuels conflits de nos sens, de notre imagination, de notre raison, nos penchans innés, qui souvent se contrarient, l’influence que nos désirs, nos attachemens, nos antipathies exercent sur nos jugemens et notre logique, les hasards de notre vie, des rencontres fortuites, des expériences heureuses ou manquées, certains plaisirs, certains chagrins dont nous nous souviendrons toujours, qui laissent en nous une ineffable empreinte, que de complications dans notre affaire !

Ajoutez à cela les disparates que nous offre la société où nous vivons, la contrariété des traditions et des principes, des mœurs, des usages et des règles, des doctrines et des pratiques. Il n’y a dans le monde, comme on l’a dit, de loi fixe, constante, parfaite, que pour régler « une espèce de folie qui est le jeu » ; ce sont les seules règles qui n’admettent ni exception, ni relâchement, ni variété, ni tyrannie. Hors de là, hommes et choses, tout n’est qu’incertitude et variation. Heureux qui n’a qu’un maître, qu’un précepteur ! Il sait à quoi s’en tenir, et son cas est simple. Le plus souvent nous en avons eu trente au moins, qui différaient d’avis sur des points très essentiels, et qui nous ont laissé le soin de concilier leurs incompatibles leçons. Notre esprit est d’ordinaire un édifice mal assemblé : trente architectes nous ont aidé à le bâtir, trente tapissiers se sont chargés de le meubler, et il y avait dans le nombre plus d’un marchand de bric-à-brac. C’est à nous de mettre un peu d’ordre dans cette confusion, c’est à nous de rendre notre maison logeable.

Dans son piquant Mémorial, récemment publié, M. de Norvins, qui avait fait ses premières études dans les collèges du Plessis-Sorbonne et d’Harcourt, s’étonne que la monarchie française, dont les usages contrariaient souvent les principes, eût négligé de fonder des collèges pour les nobles, comme cela se pratiquait en Allemagne[2]. Les enfans des plus grandes maisons, aux noms glorieux et historiques, étaient élevés côte à côte avec des bourgeois et des fils d’artisans. A l’église, au réfectoire, en classe, on était assis sur les mêmes bancs, mais à peine sortis du collège, ces camarades temporaires ne devaient plus se connaître. « Cette nécessité leur était d’ailleurs démontrée chaque jour par la différence notable de la toilette, par l’aristocratie du logement particulier, du gouverneur, des domestiques. » Chaque profession avait son costume, et les jeunes nobles n’allaient jamais dîner dans leurs familles qu’emprisonnés dans un habit habillé de satin, avec le chapeau à plumet et l’épée au côté. Légalité ne se retrouvait que dans l’infarination universelle, les roturiers étant aussi poudrés que les grands seigneurs : « Il n’y avait, comme pour les cigares d’aujourd’hui, d’autre différence que dans le parfum. »

Cependant les Montmorency, les Rohan, à qui tout, hormis la poudre, révélait qu’ils formaient une classe privilégiée, une autre humanité, faisaient les mêmes études que les fils de petits boutiquiers ; on les obligeait de vivre à Athènes, à Sparte et à Rome ; on n’avait d’autre enseignement à leur donner « que le pêle-mêle de l’instruction toute républicaine professée depuis son origine par l’Université, qui se qualifiait toujours de fille aînée du roi de France. Aussi, quand surgit la Révolution, la jeunesse noble et roturière, nivelée tout à coup par l’abolition des droits de la naissance, reconnut la doctrine dont pendant neuf années elle avait sucé le lait dans les collèges royaux… Une instruction toute républicaine et une éducation tout aristocratique, voilà, dit M. de Norvins, le souvenir qui m’est resté du collège. Quelle disparate ! » Il a raison, mais les disparates sont la loi de toute éducation. Aujourd’hui nos lycéens portent tous l’uniforme ; mais si nous pouvions lire dans leur cerveau, nous nous étonnerions de la bigarrure de leurs pensées. Les leçons de leur père, de leur mère, certains contes de nourrice qu’ils n’oublieront jamais, leurs préjugés de famille ou de caste, l’enseignement de leurs professeurs et celui du monde que quelques-uns commencent à connaître, le dogme chrétien, le paganisme, Plutarque, Virgile, la géométrie et les sciences naturelles, que de méthodes diverses ! quel amalgame ! quelle incohérence !

Les uns s’appliqueront à débrouiller leurs chaos ; les autres n’en prendront pas la peine, et une intelligence faite de pièces et de morceaux suffira à tous leurs besoins. Les hommes qui ne souffrent pas de leurs contradictions parce qu’ils ne les sentent point, ceux qui les sentent sans en souffrir, ceux qui en souffrent et qui travaillent à s’en délivrer ou par le raisonnement, ou par des compromis, ou par la violence, enfin ceux qui n’auraient garde de s’en défaire parce qu’ils les aiment et qu’elles les rendent heureux, constituent des classes d’esprits fort différentes.

Il est des momens dans la vie où tous les hommes se ressemblent, où les intelligences les plus pondérées, les mieux réglées, deviennent incohérentes, sans s’en apercevoir. Les rêves sont une folie passagère, et ce qu’il y a d’admirable dans l’homme qui dort, c’est qu’impuissant à coordonner ses pensées, il se fait, comme le fou, l’illusion qu’elles sont parfaitement liées et suivies. Notre machine se détraque et nous paraît marcher à merveille. Il nous arrive même, à notre vive satisfaction, de nous croire plus avisés, plus subtils, plus sagaces que dans la veille ; nous nous croyons du génie. « On ne cherche pas la logique, dit fort bien M. Paulhan, on pense la tenir. On ébauche des théories, on se sent illuminé par une idée soudaine, et l’on reconnaît au réveil seulement qu’on a pressé tendrement un navet sur son cœur. » L’auteur d’un livre sur le Sommeil et les Rêves, M. Delbœuf, raconte qu’une nuit il crut lire un traité de philosophie scientifique, et qu’il s’émerveillait de la facilité avec laquelle son philosophe élucidait les questions les plus abstruses : « Je fus interrompu dans ma lecture par le réveil, que je jugeai fort intempestif, et j’eus la chance de retenir la dernière phrase que voici : « L’homme élevé par la femme et séparé par les aberrations pousse les faits dégagés par l’analyse de la nature tertiaire dans la voie du progrès. »

Il faut convenir que cet oracle manque de clarté ; mais on en trouve d’aussi obscurs dans certains livres dont les auteurs avaient les yeux ouverts. L’incohérence est pour beaucoup d’esprits un mystère sacré, et dans tous les temps on s’est facilement persuadé que les rêves avaient quelque chose de divin. Le plus sage des hommes, l’empereur Marc-Aurèle, pensait que les dieux lui parlaient dans son sommeil. Il les remerciait de l’avoir secouru dès sa jeunesse dans ses tentations : c’était à leur assistance qu’il était redevable « de n’avoir touché ni à Bénédicte ni à Théodote, et plus tard, ayant donné dans les folies de l’amour, de s’en être guéri. » Mais il les remerciait aussi de lui avoir révélé dans ses songes, soit à Gaëte, soit à Chrèse, différens remèdes pour ses crachemens de sang et ses vertiges. C’est une faveur qu’ils n’accordent pas souvent.

Tous les esprits se valent dans le sommeil, et tous les hommes se ressemblent dans leurs passions. Que le désir, l’amour, la colère les tienne, leurs pensées deviennent incohérentes, et leur conduite s’en ressent ; ils pochent cent fois le jour contre la logique, et ils ne s’en doutent point. On en connaît qui ont leur dada, leur marotte, et qui, extravagans à leurs heures, sont le reste du temps fort sensés : dès qu’il ne s’agissait plus de chevalerie errante, don Quichotte raisonnait comme un docteur. Mais laissons là les songes, les passions qui extravaguent et les cas morbides. La plupart des hommes sont fort illogiques ; ne le leur dites pas, vous les étonneriez beaucoup. L’école, l’église, la vie, le monde ont collaboré à la formation de leur esprit, et ils ont acquis de leurs divers instituteurs des croyances, des principes qui semblent incompatibles, et qu’ils ne s’occupent point de concilier. Il y a dans chacun d’eux plusieurs hommes, qui ne s’entendent sur rien, et qui pourtant ne se disputent jamais. La paix règne dans ces intelligences divisées. A quelque heure du jour ou de la nuit que vous passiez près de ces maisons tranquilles, vous n’y entendez jamais le bruit d’une querelle, il ne s’y dit pas une parole plus haute que l’autre.

Parmi les esprits incohérens, qui ne se demanderont jamais s’ils sont d’accord avec eux-mêmes, les uns sont de purs inconsciens ; d’autres, à demi consciens, sont des paresseux, à qui leur paresse est chère. Il faut se donner beaucoup de peine pour mettre un peu d’ordre dans ses pensées, pour en dégager certaines idées maîtresses qu’on accorde tant bien que mal, et auxquelles on rattache toutes les autres. Il faut s’interroger, se juger, épurer son esprit, séparer le froment de l’ivraie, se défaire de certaines croyances qu’on avait adoptées sans preuve et sans examen, de certaines habitudes mentales qu’on s’était laissé imposer par un mauvais maître, et qu’on avait prises en goût. L’examen, les sacrifices, le renoncement aux habitudes, ce sont là des efforts qu’il ne faut pas demander aux paresseux. Leur esprit est ce qu’il peut ; il s’est fait sans qu’ils s’en mêlassent, ils entendent le garder tel qu’il est, et ils vivent dans les contradictions comme le poisson dans l’eau. Tel libre penseur, qui ne pensa jamais, déclame contre les prêtres et fait élever ses fils aux jésuites ; il traite d’imbéciles les simples qui croient aux miracles et de mécréant quiconque se permet d’avancer qu’on peut, sans risquer sa vie, être treize à table ou voyager en chemin de fer un vendredi.

L’indifférence vient en aide à la paresse. Sur vingt passans que vous rencontrez en sortant de chez vous, il en est dix-huit au moins qui ne se servent de leur pensée que pour faire leur métier, et il s’en trouve dans le nombre qui le font très bien. C’est un sujet sur lequel ils ont longuement réfléchi, médité ; ils ont senti le besoin de joindre la théorie à la pratique ; en tout ce qui concerne leur profession, leurs idées se tiennent, ils les ont réduites en système. Sur tout autre sujet, elles ne se tiennent plus ; ce qui ne se rapporte pas à leur grande affaire les laisse indifférens, tout leur paraît égal ; ni leurs croyances ni leurs doutes, s’ils en ont, ne les gêneront jamais ; pourquoi se mettraient-ils en peine de débrouiller leur chaos ?

Quelques-uns ont eu le bonheur de venir au monde avec une tête à compartimens, et, comme le dit M. Paulhan, « leurs idées ne se contrarient pas parce qu’elles ne se rencontrent jamais. » On peut citer des hommes de génie dont les idées ne se rencontrent pas toujours, et qui, selon les cas, pratiquent des méthodes contraires sans en éprouver aucun malaise. Le Newton qui commenta l’Apocalypse était un autre Newton que celui qui découvrit l’attraction universelle et inventa le calcul infinitésimal. Tel savant n’admet en matière de science que les méthodes les plus sévères ; impitoyable pour lui-même, il pousse l’esprit d’analyse jusqu’au scrupule ; il mourrait de honte s’il laissait se glisser la moindre inexactitude dans ses expériences et ses calculs. Qu’il sorte de son laboratoire, qu’il raisonne d’histoire, de religion, de politique, on ne le reconnaît plus, il n’a plus le sens critique, il tient de vagues conjectures ou de vaines imaginations pour des vérités démontrées ; ou il voit gros, il se soucie peu des détails, il se contente d’à peu près, pour lesquels il se passionne. Il y a en lui deux hommes, lui et l’autre et, je l’ai dit, lui et l’autre ne se querellent jamais.

Les hommes à compartimens les mieux partagés sont ceux qui réservent pour leur occupation principale tout ce qu’ils ont de logique et d’esprit de combinaison. L’infortuné Louis XVI me semble avoir été le type de ces incohérens moins bien dotés qui sacrifient l’essentiel à l’accessoire. Il se serait bien trouvé d’avoir apporté dans la politique la même sévérité de méthode que dans ses ouvrages de serrurerie. Il avait des aptitudes diverses, plusieurs sortes de mérite. Lettré, cultivé, il s’entendait en administration domestique ; il avait réfléchi sur les questions morales ; et il était rigoureusement honnête, à cela près qu’il admettait qu’en certains cas un souverain a le droit de mentir. On a eu raison de dire qu’il aurait été un bon précepteur, un économe exact et intègre. Doué d’une excellente mémoire, il avait appris la géographie et il aimait les cartes ; il savait l’anglais, il avait lu Hume, l’histoire de Charles Ier et de Jacques II. Hélas ! ni sa serrurerie, ni ses lectures, ni Hume, ni Charles Ier, ni ses cartes, ni sa piété, ni ses mensonges ne l’ont aidé à faire son métier de roi et à disputer sa tête à ses ennemis.

Louis XVI était une de ces machines à plusieurs fins, qui ne sont pas faites pour exécuter un travail d’ensemble, et ses contradictions ne l’inquiétaient point. « Cet excellent prince, dit M. de Norvins, après avoir inauguré son règne par la remise du droit de joyeux avènement et par la suppression de la mainmorte dans les domaines royaux, osait, au milieu de la guerre d’Amérique, dont son armée bizarrement révolutionnaire conquérait l’indépendance, révoquer l’édit de Louis XV du 1er octobre 1750, qui conférait la noblesse à tout capitaine dont le père et l’aïeul auraient obtenu ce grade… Non content d’abroger l’édit de son aïeul, il déclara inhabile au grade de capitaine tout officier qui ne serait pas noble de quatre générations, et interdit même tout grade militaire à tout roturier qui ne serait pas fils d’un chevalier de Saint-Louis. Ainsi, en 1750, c’était le despote Louis XV qui était libéral, et en 1781, ce fut le libéral Louis XVI qui fut despote. » Il ne s’occupa jamais de se mettre d’accord avec lui-même, il n’eut jamais un plan de conduite, jamais il ne s’est demandé quelles concessions il pouvait faire aux idées nouvelles sans signer sa déchéance, ce qu’il ne pouvait leur refuser sans risquer sa couronne. Oui, c’est une tête à cases que la place de la Révolution vit tomber le 21 janvier 1793.

L’ordre, l’harmonie sont un besoin impérieux pour les natures fortes. Elles aspirent à se posséder, à retrouver l’unité de leur moi dans les dispersions infinies de leurs pensées. Qu’est-ce qu’un moi qui n’est pas un ? Elles savent que le fond de l’homme est une volonté qui s’ignore, se cherche et ne se connaîtra jamais, si elle est servie par une intelligence flottante et confuse. Elles savent aussi que les luttes sont nécessaires pour exercer les forces et qu’il faut avoir fait la guerre pour sentir les douceurs de la paix. Elles savent enfin que quelquefois les désaccords ne sont qu’apparens, que les vérités contraires se réconcilient souvent dans une vérité supérieure, qu’il faut monter pour trouver le repos de son âme et respirer à l’aise. J’ai connu un jeune homme qui, à défaut de génie, se recommandait à l’admiration par son absolue sincérité, par sa touchante candeur. Toujours pensif, l’air inquiet, il semblait chercher quelque chose. « Qu’avez-vous perdu ? que cherchez-vous ? » lui demandait-on. Il ne répondait pas ; mais un jour son secret lui échappa. « Je cherche la synthèse, » dit-il. Je ne sais s’il l’a trouvée.

Comme Socrate, comme Platon, Marc-Aurèle avait trouvé la sienne. Ce sage, dont la seule faiblesse était de croire à la véracité des dieux qui nous parlent dans nos songes, avait reçu bien des éducations différentes. En vérité, on l’avait trop élevé, dressé, façonné. Au surplus il était le plus réceptif des hommes ; il avait une de ces intelligences hospitalières qui ne ferment jamais leur porte à l’étranger : elles le font asseoir à leur foyer, l’interrogent, l’étudient, le jugent à l’user. Il nous a dit lui-même ce qu’il avait appris de sa mère, « qui non seulement n’avait jamais fait le mal, mais n’en avait jamais eu la pensée, » de son aïeul Verus, qui ne se fâchait jamais, de Tite-Antonin, son père d’adoption, des philosophes Rusticus, Apollonius, Sextus, d’Alexandre le grammairien, d’Alexandre le platonicien, de Fronton, de Catulus, de Maximus. Assurément il devait y avoir beaucoup de contrariétés dans tous ces enseignemens divers, et puis il avait vécu dans les cours, où l’on apprend d’étranges choses, connu des intrigans, des flagorneurs, de savans libertins, des corrupteurs de consciences. Mais il avait une grande âme, et il eût mieux aimé mourir que de ne pas s’entendre avec lui-même. Il a débrouillé son écheveau, et il s’est servi de sa sagesse composite et harmonieuse pour devenir le plus admirable et le plus bienfaisant des empereurs.

Quelquefois l’esprit organise, coordonne ses idées par des moyens doux ; l’ordre qui se fait en lui et son nouveau système de gouvernement sont le résultat d’une évolution lente et graduelle ; quelquefois aussi il y a révolution. John Wesley, le fondateur du méthodisme, posait en principe que pour sauver son âme il faut s’être cru damné, et avoir passé par une crise d’épouvante, de détresse et de larmes. Beaucoup de sages ont eu leur crise, qui a fait date dans leur vie ; la plupart du temps elle n’est pas aussi tragique que celle des méthodistes. Un penseur anglais, Stuart Mill, a eu la sienne, qu’il s’est plu à raconter. Son cas était particulier ; il n’était pas comme Marc-Aurèle un de ces riches qui, ayant reçu de toutes mains, ne savent comment s’y prendre pour administrer leurs héritages, il se trouvait pauvre et incomplet. Il avait reçu une éducation fort exclusive. Son père, qui avait été son seul instituteur, ne s’était appliqué qu’à fortifier son intelligence, en l’initiant de très bonne heure aux doctrines de Bentham. On l’avait sevré, nous dit-il, de ce qui est l’aliment naturel de l’enfant, la poésie, les légendes, les contes de fée, et surnourri de polémique, de logique pure et d’analyse. Il n’était pas content de son lot : il y avait en lui des terres grasses où foisonnaient les épis et que fatiguait l’abondance de leurs moissons, et à deux pas de là des champs maigres, des steppes où rien ne poussait, pas même un salsifis sauvage ou une triste fleur de mouron. Ce jeune benthamiste se sentait à la fois très cultivé et très inculte, et c’était la contradiction dont il souffrait.

Il cherchait, lui aussi, sa synthèse et ne la trouvait pas. Il se disait avec inquiétude : « Je suis une machine à raisonner ; est-ce assez pour remplir une existence ? Suis-je à jamais privé de la faculté d’aimer et de m’émouvoir ? » — « C’était dans l’automne de 1826 ; insensible à toute jouissance comme à toute sensation agréable, j’étais dans cet état d’engourdissement nerveux que beaucoup d’hommes connaissent. Je m’interrogeai, je me dis : « Suppose que tous les objets que tu poursuis dans la vie viennent à se réaliser ; que tous les changemens dans les opinions et les institutions que tu souhaites puissent s’accomplir sur l’heure, en éprouverais-tu une grande joie, serais-tu heureux ? — Non, me répondit nettement une voix intérieure. Je me sentis défaillir, le charme qui me fascinait était rompu. » Comment est-il sorti de sa crise ? On s’attend peut-être qu’il rencontra une femme dont le sourire lit verdoyer ses champs maigres et fleurir ses solitudes grises. En vérité, il lui fallut moins que cela. Il découvrit un jour dans les Mémoires de Marmontel une page qui l’émut jusqu’aux larmes ; il ne pouvait plus s’imaginer que tout sentiment fût mort en lui ; il avait pleuré, il était sauvé. Les voies de la Providence sont mystérieuses : qui aurait pu penser que la prose de Marmontel eût le don d’opérer des miracles ?

Les esprits supérieurs et puissans ont souvent beaucoup de peine à accorder leur instrument, à trouver le secret de cette divine harmonie dont ils ne peuvent se passer. La nature a mis en eux des provisions de matière informe que ces bons ouvriers doivent au préalable façonner et travailler. Certains esprits médiocres, qui ont du goût pour la logique, se tirent plus aisément d’affaire. Le fabuliste n’a pas dit vrai, il y a des hommes chez qui c’est le fond qui manque le plus, et ils ne s’en portent pas plus mal. Quand on ne possède qu’une modique fortune ou une honnête aisance, on a bientôt fait de régler son budget, et il est plus facile de composer un air pour une petite flûte que pour un orchestre aux cent voix. Tel homme de génie passa dans son enfance pour un imbécile ; absorbé dans un travail intérieur, sa langue semblait nouée ; il lui a fallu plus de temps qu’à un autre pour se reconnaître, pour filtrer son eau trouble.

Il n’y a réussi peut-être qu’à moitié, et jusqu’à la fin il se battra contre lui-même ; il n’en sera que plus intéressant. Il entre un peu d’étonnement dans l’admiration que nous inspirent Goethe et son olympienne sérénité ; par les faiblesses de son âme tourmentée, Rousseau est plus près de nous, et sa gloire mêlée de misères n’a rien qui nous offusque ; nous ne sommes pas tentés de lui dire : « Tu te crois un Dieu, et comme nous tu n’es qu’un homme. » Dans un livre aussi agréable qu’instructif, M. Eugène Ritter a démêlé, expliqué mieux que personne les influences originelles qui ont préparé, décidé la destinée de ce grand esprit[3]. Une petite ville qui a fait du bruit dans le monde, et dans laquelle la sévérité et la discipline huguenote avaient survécu au dogme de Calvin, les habitudes d’esprit que donne la controverse, la dialectique savante greffée sur des préjugés immuables, une existence étroite, un peu triste, dont on était fier, de petits bourgeois qui se tenaient pour des souverains, puis un milieu tout nouveau, un prisonnier qui prend le large, un saut dans l’inconnu, la vie errante, les grands chemins, les rêves fous, une imagination qui vagabonde, la Savoie, le Piémont, les aventures et les hontes d’un déclassé, une abjuration, une apostasie, Mme de Warens, ses cheveux blonds, ses complaisances et ses leçons, Chambéry, les Charmettes, quelques années de paradis, que d’élémens divers se sont combinés dans ce métal de Corinthe !

La contradiction était la fée qui avait présidé à la naissance de Rousseau et béni son berceau. Son père l’horloger avait étudié Tacite, Plutarque et Grotius, et adorait les romans, Cléopâtre, le grand Cyrus, l’Astrée. Il les lisait à son fils ; on y passait les nuits. Quelquefois, entendant le matin les hirondelles, il lui disait tout honteux : « Allons nous coucher, Jean-Jacques, je suis plus enfant que toi. » Et toute sa vie Jean-Jacques chérira Plutarque et l’Astrée ; il mêlera les romans aux vérités, les vérités aux romans, et travaillera avec passion à concilier d’inconciliables chimères. Ses disciples l’ont simplifié, et les révolutionnaires qui se réclamaient de lui étaient des Jean-Jacques très incomplets. L’incorruptible rhéteur qui se servit de la guillotine pour inoculer à la France l’amour de la vertu, était un esprit sec et pauvre, joignant au goût des conduites louches, de la politique tortueuse, la superstition des sentimens simples et des aphorismes. Il ne se fît jamais d’objections ; il fut toujours content de lui-même et de son infaillible sagesse. Qu’est-ce que Robespierre ? Un Rousseau médiocre et tronqué, qui ne s’est jamais contredit.

Les opinions extrêmes sont toujours des opinions étroites. Au-dessous, bien au-dessous des esprits qui se débattent dans leurs contradictions sont ceux qui s’en délivrent par des expédiens ou par des coups de force. Parmi toutes les idées que l’éducation ou la vie a pu leur donner, il s’en trouve une qui s’adapte plus facilement à leurs goûts naturels, à leur humeur, à leur tempérament ; ils lui sacrifient toutes les autres et s’en font une idole ; ils nient, ils suppriment résolument les faits qui témoignent contre elle, les vérités qui la gênent ; ils mutilent leur intelligence, ils réduisent, rapetissent le monde : ils ne sont contens que lorsqu’il tient tout entier dans leur formule ou sur la pointe de leur aiguille. M. Paulhan les appelle des outranciers, et il a raison de dire que ce qui les caractérise est une logique étriquée. Il ajoute cependant qu’il leur arrive quelquefois d’avoir du génie. Je n’en crois rien ; le génie veut tout comprendre, et il ne se débarrasse jamais par la ruse ou la violence d’une vérité désagréable. Philosophes, artistes ou politiciens, les outranciers sont pour la plupart un peu sophistes. Les plus sincères ont parfois des inquiétudes sur le résultat de l’opération qu’ils ont fait subir à leur esprit ; comme certains amputés, ils ressentent des douleurs vagues dans le membre qu’ils ont perdu ; mais leur orgueil les empêche d’en convenir.

L’inconséquence n’est pas le pire des maux ; il est permis de la préférer à l’étroitesse et au fanatisme des faux systèmes. C’est l’opinion des femmes, et elles ont toujours le dernier mot. Elles se soucient médiocrement de s’accorder avec elles-mêmes ; elles n’ont jamais pensé que la logique fût la première des vertus de l’esprit. Il y a pour elles des vérités de sentiment qu’elles tiennent pour indiscutables, et dont leurs idées ne troubleront jamais la sainte quiétude ; c’est un sanctuaire où la science n’a pas ses entrées. Elles font sa part au grand mystère des choses, et leur cœur a ses raisons que leur raison ne connaît pas. Une femme outrancière est un monstre on, pour mieux dire, n’est pas une femme. La vraie femme sait qu’elle a été mise au monde pour s’arranger de tout et pour tout arranger. L’incohérence de ses pensées est une harmonie, ses contradictions sont une musique, et cette musique fait tout passer.

Une énumération des types intellectuels serait incomplète si, après avoir parlé des inconsciens, des paresseux, des indifférens, des têtes à cases, des équilibres instables, des femmes qui ont l’heureux don de l’arrangement et de la musique, des outranciers, des génies harmonieux, et de ceux que leurs contradictions tourmentent et tourmenteront toujours, on ne disait un mot des sceptiques qu’elles rendent heureux, et qui croiraient avoir perdu leur bien le plus précieux si elles venaient à leur manquer. Les uns sont des violens, pour qui les orages de l’esprit sont une fête, des oiseaux de mer qui aiment à mêler leur cri à la clameur des flots et des vents. D’autres sont des gens beaucoup plus tranquilles et les dilettanti du doute. Ils n’auraient garde de mettre un peu d’ordre dans leur chaos, leur désordre les amuse. Il leur est agréable de penser qu’il y a des vérités incompatibles, inconciliables, ou plutôt que toute thèse peut se soutenir, que tout est vrai, que tout est faux. Ils n’ont aucune idée dominante, qui leur soit assez chère pour qu’ils se vouent à son service ; ce sont des chiens sans maître, ils seraient désolés d’en avoir un. Leur cas leur paraît intéressant et ils aiment à le conter. Ils éprouvent aussi quelque plaisir à embarrasser les gens candides en leur expliquant que l’incohérence est l’étal normal de l’esprit humain, que cet état a ses douceurs, ses délices, mais qu’il faut avoir beaucoup d’esprit pour en jouir. Le jeu de l’escarpolette est à leurs yeux le plus salubre des exercices, et tour à tour ils se balancent et balancent les autres.

Les seules contradictions vraiment intéressantes sont celles qui font souffrir ; mais aujourd’hui nous connaissons peu ce genre de souffrance. Nous avons nos sceptiques, nos outranciers, qui nous donnent souvent des vieilleries pour du neuf ; nous avons aussi nos agités, heureux de se trémousser, partant sans cesse et n’arrivant jamais, nos fous rusés, qui se servent de leur incohérence pour faire parler d’eux et se pousser dans le monde ; les intelligences sérieusement inquiètes sont rares ; les indifférens sont légion. Nous vivons dans un temps où les idées nouvelles se métamorphosent, où les idées mortes ressuscitent sous une nouvelle forme ; jamais il n’y eut plus de confusion dans les esprits, jamais ils ne se résignèrent plus facilement à leur anarchie. Nous sommes très curieux, mais nous craignons d’être dupes. Nous avons nos idoles, nous sommes prompts à nous en déprendre ; nous avons nos marottes, nous en changeons sans cesse ; il nous semble que le changement est la meilleure assurance contre le risque des méprises.

Pour souffrir de ses contradictions, il faut avoir une grande opinion de l’homme, de sa nature, de sa destinée ; il faut aussi avoir la tête et le cœur chauds. Notre cœur ne bat pas très fort. Nous sommes des idéologues assez sensuels, et nos sensations tiennent plus de place dans notre existence que nos idées. Les hommes de la Renaissance avaient une chaleur de jeunesse qui nous étonne, et en 1789, a dit un historien, on savait aimer, on aimait. Nous avons nos qualités, mais nous n’aimons pas beaucoup.


G. Valbert.

  1. Les Types intellectuels ; esprits logiques et esprits faux, par Fr. Paulhan ; Paris, 1896, Félix Alcan, éditeur.
  2. Mémorial de J. de Norvins, public avec un avertissement et des notes, par L. de Lanzac de Laborie. Tome Ier ; Paris, 1896, librairie Plon.
  3. La Famille et la Jeunesse de J. -J. Rousseau, par Eugène Ritter, doyen de la Faculté des lettres de Genève ; Paris, 1896, librairie Hachette.