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Les Voyages de Kang-Hi/Lettre 12

La bibliothèque libre.
Chez Ant. Aug. Renouard (tome Ip. 123-134).


LETTRE XII.


KANG-HI À WAM-PO.


Paris, le 30 juin 1910.


Je ne conçois pas, mon cher Wam-po, comment j’ai toujours négligé de vous parler de la bibliothèque publique de Paris, l’un des premiers objets de ma curiosité. Elle n’est plus, comme autrefois, placée tout auprès de l’Opéra, et l’on a bien fait, car il faut convenir que de tous les voisins c’étoit, immédiatement après un magasin à poudre, le plus dangereux qu’il fût possible de choisir. Aujourd’hui, et c’est l’effet du hasard, elle est adossée au grand hôpital. Lorsqu’elle fut construite, les beaux esprits du temps ne manquèrent pas de tirer parti de cette position pour rappeler, dans quelques pièces de vers assez froides, la fameuse inscription de la bibliothèque d’Alexandrie, remedes de l’ame. Le directeur actuel, bon physicien, et homme ingénieux, a su tirer un meilleur parti de ce rapprochement ; il s’est servi de l’excédant de la chaleur produite par le combustible employé dans l’hôpital, et il l’a amené par des tuyaux artistement construits dans les salles de lecture. On peut donc actuellement lire et prendre des notes, au milieu de l’hiver, sans craindre, comme dans le siecle dernier, les rhumes et l’onglée. Le public a encore retiré un autre avantage de l’industrie de ce bibliothécaire : l’air inflammable qui se dégage du charbon que l’on consume dans l’hôpital sert à éclairer la bibliothèque[1]. Graces à ce procédé si simple et si peu dispendieux, on jouit de ce bel établissement le soir, c’est-à-dire dans le moment de la journée où les affaires terminées laissent quelques heures de loisir aux personnes occupées. Aussi est-il alors bien plus fréquenté que le matin, et l’on y voit la plupart de ceux qui alloient par désœuvrement au spectacle, ou qui passoient leur temps dans les maisons de jeux et dans d’autres non moins dangereuses ; il est évident que l’instruction y gagne autant que les mœurs.

Les bâtiments qui renferment ce vaste dépôt des connoissances et des folies humaines sont disposés autour d’une cour carrée. Dans la belle saison elle est ornée d’orangers et de fleurs, et couverte d’une tente. Les lecteurs se promènent dans ces nouveaux jardins d’Academus, avec cette différence que l’on n’y discute point : il y regne au contraire un profond silence. On a pensé qu’en France comme dans tous les pays où les hommes sont légers et vains, la méditation valoit mieux que la dispute.

J’étois recommandé à un des administrateurs ; il réunissoit, comme Van-Prat, l’un de ses plus estimables prédécesseurs, un grand savoir à une politesse active et obligeante. J’admirois avec quelle étonnante précision il satisfaisoit aux questions variées que bon ne cessoit de lui adresser : les livres, les éditions étoient classées dans sa tête sans la moindre confusion ; mais ce n’étoit pas seulement une nomenclature seche que sa mémoire lui fournissoit, on eût dit qu’il tiroit ses réponses d’un excellent dictionnaire raisonné. Il me conduisit dans une piece où je vis un assez grand nombre d’ouvrages chinois ; je reconnus, avec une émotion que vous comprendrez aisément, les écrits de nos plus illustres compatriotes : mais ici ils ne sont qu’un objet de curiosité comme les hiéroglyphes des Egyptiens avec lesquels on a cherché à leur trouver de la ressemblance ; personne ne les comprend ; bien plus, l’ignorance présomptueuse condamne notre belle langue que la paresse empêche d’étudier. Divin Confucius, profond Laokium, admirable Mencius, et vous poëte-roi, immortel Kien-Long, les Européens possèdent vos sublimes ouvrages, mais ils n’en jouissent pas ! Ainsi sont perdus pour l’aveugle le doux éclat de la rose et le sourire de la jeune beauté.

Il y avoit dans la même salle une collection de livres tartares-mantchoux ; ceux-ci ont trouvé des lecteurs depuis que le savant Langlès est parvenu, au commencement du XIXe siècle, à décomposer cet énorme alphabet syllabaire qui ne compte pas moins de seize cents caractères. En le réduisant au nombre des signes ordinaires aux langues européennes, et en facilitant cette étude, il a rendu un service éminent aux Occidentaux ; ils peuvent acquérir une connoissance approfondie de notre littérature, nos empereurs tartares ayant fait traduire dans leur langue natale nos meilleurs écrivains.

En rentrant dans les salles de lecture, je remarquai autour de plusieurs tables des personnes occupées à copier des phrases détachées sur des cartes à jouer que des enfants enfiloient ensuite par douzaines. Mon conducteur m’apprit que ces écrivains travailloient pour le compte d’une riche association de libraires, connue sous le nom de mosaïque littéraire. Leur tâche, ajouta-t-il, se borne à prendre dans les bons auteurs des sentences et des pensées ; elles passent ensuite dans les mains des metteurs en œuvre, qui les arrangent de leur mieux, mais toujours assez mal. Quand le nombre des pages est complet on met au-devant du volume un titre bizarre et une préface ridicule ; à la fin, des notes longues et insignifiantes, et cet assemblage se nomme un ouvrage nouveau. Cette espece de commerce remonte à une époque très ancienne, on sait, par les mémoires du temps, qu’il florissoit au commencement du XIXe siècle ; mais comme tout se perfectionne, en l’assimilant aux autres genres de manufactures, on lui a donné une grande extension ; il prospere donc, et prospérera tant que le nombre des lecteurs futiles surpassera celui des gens de goût, c’est-à-dire jusqu’à la fin des siècles ; alors si le miracle de la résurrection des corps, auquel la religion chrétienne ordonne de croire, s’étend aux ouvrages de littérature, tous ces livres, lorsque chacun aura repris son bien, se trouveront réduits à la couverture. La France n’est pas le seul pays où l’on se livre à ce genre d’industrie ; elle s’exerce en Italie, en Angleterre, et sur-tout en Allemagne, dont les compilateurs ont toujours passé pour les plus actifs de l’Europe. Aussi de tous les côtés les volumes pleuvent, et leur nombre s’accroît d’une maniere effrayante, sans qu’il soit possible de prévoir où ce débordement s’arrêtera. — Je conçois, lui répondis-je, que les ouvrages d’imagination, ou soi-disant tels, les romans, les poëmes, les pièces de théâtre, ainsi que les recueils et les abrégés, etc., se multiplient à l’infini dans un pays où la lecture n’est guere qu’un passe-temps, mais au moins pour ce qui intéresse la religion et la morale vous êtes sans doute arrivés à des résultats certains, à des principes fixes, qu’il n’est permis ni d’attaquer, ni même de chercher à modifier. Pour nous, il y a bien des milliers d’années que nous savons à quoi nous en tenir sur ces deux grands intérêts de la société ; je sais que vous êtes des enfants en comparaison de nous ; mais enfin depuis les philosophes grecs jusqu’au temps présent il s’est écoulé, je crois, au moins une vingtaine de siècles ; c’est déjà quelque chose ; d’ailleurs, dès que vous avez inventé ou plutôt reçu de nous l’art de l’imprimerie, vous avez, au moins sous le rapport du nombre des livres, regagné le temps perdu. — Eh bien ! repartit le bibliothécaire, nous n’en sommes pas plus avancés : il n’y a pas en philosophie, théologie, morale, éducation, logique, grammaire, rhétorique, métaphysique, de système, quelque absurde qu’il soit, qui n’ait été proposé, vanté, rejeté, combattu, au moins une fois tous les cent ans. Les raisons et les objections, les arguments et les réfutations, les sophismes et les paradoxes, s’accumulent et surchargent nos tablettes ; les questions s’embrouillent, l’aigreur et la mauvaise foi, les injures et les personnalités font dégénérer les discussions en violentes et quelquefois en sanglantes disputes ; en attendant, le doute triomphe, et la vérité se morfond au fond de son puits. Cependant cet état de choses si fâcheux en général est utile à quelques professions, et voilà apparemment pourquoi les gouvernements le tolerent. Ceux qui y gagnent habituellement sont les libraires, imprimeurs, brocheurs, relieurs, journalistes ; mais quelquefois les maçons, les couvreurs, et les autres ouvriers en bâtiments en profitent : dans quelques mois nous allons en faire travailler un grand nombre pour la bibliotheque, car nous sommes obligés d’ajouter de nouvelles constructions à ces immenses bâtiments ; les plans sont arrêtés, l’édifice sera superbe, et le savant que vous voyez si occupé à consulter un grand livre de médailles est chargé de composer l’inscription du frontispice. — Il me semble, d’après ce que vous venez de me dire, répondis-je en prenant congé de mon obligeant conducteur, que l’on pourroit se contenter de ces mots : Palais du pour et du contre.

  1. Ce moyen est employé depuis quelques années en Angleterre pour éclairer de grandes manufactures. (Note de l’éditeur.)