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Les catacombes/Tome VI/05

La bibliothèque libre.
Werdet, éditeur-libraire (Tome vip. 153-185).


LES

COURSES DE CHANTILLY.
















Ne vous en déplaise, si je ne vous ai pas servi hier, selon ma coutume, plusieurs vaudevilles assaisonnés de quelques mélodrames, c’est que j’étais bien loin de la grande fabrique de vaudevilles et de mélodrames : j’étais dans un des plus beaux lieux de la terre, si beau que l’Opéra n’a pas de décorations plus belles, de flots plus transparents et plus limpides, de gazon mieux naissant et plus vert ; j’étais sur l’immense pelouse de Chantilly. Quand je compare Chantilly à la plus belle décoration de l’Opéra je blasphème : ni art, ni réalité, rien ne vaut dans le monde ce noble paysage. Tout au bout de cette mer de verdure, et là-bas, derrière cette rivière qui coule lentement, là-bas, entre ces magnifiques jets d’eau de Bossuet et du grand Condé qui ne se taisent ni jour ni nuit, voyez-vous cette modeste maison bourgeoise qui se cache à l’ombre naissante des peupliers et des saules ? et sur le devant du rivage, voyez-vous les nobles vestiges de ce palais magnifique, ce dôme élevé, ces portes qu’on dirait faites par des dieux, ces arcades toutes grandes ouvertes, à travers lesquelles une armée passerait de front ? Le palais domine tout cet ensemble de sa masse imposante. À ses pieds s’arrête le flot de la rivière en murmurant doucement sa complainte inarticulée ; à ses pieds s’arrête, dans ses envahissements du mois d’avril, le duvet verdoyant du gazon printanier. Ce palais écrase de toute sa majesté l’humble maison qui se fait petite devant lui et qui cache de son mieux ses murailles dorées, ses plafonds peints par Watteau, ses trumeaux soutenus par des amours, tout son luxe élégant et coquet du dernier siècle. Et, plus la maison se fait petite, plus le palais devient superbe ; et, plus la maison s’abîme dans son fleuve, un fleuve fait à sa taille, plus le palais se pose avec orgueil sur son amphithéâtre de verdure ; et, plus la maison est silencieuse, plus le palais éclate et retentit de cris d’orgueil. Toutes choses en ce lieu sont sacrifiées à ces murs de pierre, à ce dôme élevé, à ces arcades béantes ; le chêne séculaire lui-même s’humilie devant ces murs, oubliant sa devise : Je romps et ne plie pas ! Eh bien ! ce palais superbe, ce dôme élevé, ces hautes murailles, cette masse imposante qui attire à soi tout le soleil, toute la verdeur, tous les bruits de la plaine, tous les arbres de la forêt, toute l’admiration des hommes, tout le coloris de l’artiste, toute la poésie du poëte, tous les souvenirs de l’histoire, ce n’est pourtant que l’écurie de cette humble petite maison que vous voyez là-bas modestement couchée à ses pieds !

Depuis le grand Condé qui la bâtit dans un de ces nobles moments de loisirs qui étaient les loisirs du grand Condé, l’écurie de Chantilly a subi, comme toutes les grandes choses de ce monde, les vicissitudes de la fortune ; et, de toutes les grandes choses de ce monde qui ont résisté aux révolutions, l’écurie de Chantilly est peut-être le plus grand monument qui soit resté entier et debout. L’écurie, qui n’a pu sauver le château, a sauvé la forêt. Aujourd’hui encore, si le mouvement est rendu à ces gazons si frais, si le bruit est rentré dans cette forêt séculaire, si la modeste maison se rajeunit, étonnée de ces jeunes et joyeux accents (hélas ! il y avait si longtemps que les jardins avaient perdu leur printemps de l’année !) ; aujourd’hui, si le cor éveille de nouveau ce vieil écho, si le cerf se remet en route jusqu’à l’alali fatal, si les chiens reviennent à la curée, si ces beaux lieux ont revu la jeunesse parisienne et ces jeunes femmes élégantes, l’honneur de la grande ville, si tout est vie encore aujourd’hui sous ces arbres, rendez-en grâces à l’écurie élevée par le grand Condé à ses vieux et nobles compagnons de Lens, de Rocroy et de Fribourg.

En effet les palais peuvent être déserts, les vastes galeries peuvent rester longtemps sans visiteurs, l’herbe peut pousser dans la grande allée du parc : on sait bien que la vie active n’est plus là. La vie des princes surtout est au milieu des affaires, au milieu du bruit et du mouvement des hommes, entre la chambre des députés et la chambre des pairs ; il n’y a plus aujourd’hui pour les princes de chasses éternelles ni de repos sans fin ; les plus nobles maisons voient à peine leur maître un jour chaque année. Voilà pourquoi le château d’Eu est à peine visité une fois chaque année ; voilà pourquoi Fontainebleau, remis au jour avec la plus merveilleuse patience d’antiquaire et rendu à sa gloire du temps de François ier, ne reverra jamais de François ier dans ses murs ; voilà pourquoi le Versailles de Louis xiv, grande ruine relevée si à temps et d’une main si intelligente, va s’élever à une gloire de plus : ne pouvant plus être un palais pour le Roi, le palais de Louis xiv sera un Musée pour le peuple. Voilà pourquoi aussi, sans l’écurie de Chantilly, le palais et le jardin et la forêt des Condé seraient tout au plus aujourd’hui une noble maison bourgeoise qui attendrait patiemment, chaque année, que son jeune propriétaire eût un congé de huit jours pour venir visiter les roses de ses plates-bandes, les cygnes blancs de ses bassins ou les pêches de son verger.

Oui, du jour où chacun fut forcé d’agir et d’être aux affaires de son pays, du jour où il n’y eut plus d’oisiveté pour personne, pour les grands moins que pour les autres, pour le Roi moins encore que pour ses fils, il n’y eut plus de châteaux à vrai dire. Les maîtres de ces beaux lieux n’en sont plus les habitants ; à peine ont-ils la permission de venir voir au printemps les travaux du maçon ou les embellissements du jardinier. Mais si les châteaux peuvent être impunément inhabités, s’il est permis de laisser déserts les allées et les salons de Versailles et de Fontainebleau, il était impossible que les écuries de Chantilly fussent veuves toujours des convives qui en faisaient la gloire ; la désolation de ces merveilles était trop immense pour qu’elle pût durer longtemps. Il faut à ces merveilles magnifiques le bruit du cor, l’aboiement des chiens, le hennissement des chevaux, toutes les joies, tout l’orgueil, toutes les inquiétudes, toutes les émotions de l’écurie. Le palais de Chantilly pouvait attendre patiemment que M. le duc d’Aumale fût devenu un jeune homme ; sa belle forêt pouvait attendre les dix-huit ans de son jeune propriétaire ; le jardin n’aurait pas mieux demandé que de donner encore plus de fruits que de fleurs à cet aimable écolier et à ses jeunes compagnons ; la verte pelouse, au lieu d’être foulée aux pieds des chevaux aurait étendu ses plus frais tapis sous les pas de ces enfants échappés de collége ; dans la maison, Watteau aurait voilé ses peintures ; et toute cette grande forêt, et ces beaux étangs accouplés l’un à l’autre par des liens de fleurs, et ce château de la reine Blanche, et tout ce grand paysage, tout cela serait devenu, en attendant son prince, un grand parc, une grande cour un peu plus grande que la cour du collége de Henri iv

Mais cependant que seraient devenues les écuries du grand Condé ? Elles étaient silencieuses, elles étaient désertes, elles regrettaient leur ancienne gloire, quand elles servaient d’asile à des Condé, quand des rois du nord y venaient dîner en grande cérémonie au milieu des chevaux du prince ; quand leurs portes s’ouvraient chaque jour à cette tempête à cheval qui s’en allait dans la plaine et sur les monts au bruit des fanfares et à la suite du cerf. La haute écurie ne pouvait pas et ne devait pas rester plus longtemps dépeuplée. Mais comment la remplir encore ? mais où trouver encore d’assez nobles hôtes pour ces nobles demeures ? mais comment leur rendre le bruit et le mouvement qu’elles avaient perdus ? Ceci n’est pas un jeu d’enfant, ce n’est même plus un jeu de prince ; il n’y a plus de prince qui puisse remplir à lui seul les écuries de Chantilly. Et cependant le moyen a été trouvé de les remplir.

On a donc imaginé, et la pensée est ingénieuse et royale, d’appeler, non pas la chasse, mais la course à venir habiter les écuries de Chantilly. Les écuries ont été ouvertes, non pas seulement aux chevaux du prince, mais à tous les beaux coursiers de tous les heureux de ce monde qui sont assez riches et assez bien nés pour aimer les beaux chevaux, pour les aimer avec cette passion généreuse qui ne connaît pas de fatigues et pas de sacrifices. Pourvu que les écuries de Chantilly retentissent de nouveau du hennissement des plus beaux chevaux de France, pourvu que les cours se remplissent d’hommes empressés à flatter, à servir, à dompter les habitants de ce palais, qu’importe que tous ces chevaux soient à tous ou à un seul ? Voici donc que les nobles coursiers arrivent de toutes parts au premier signal. Ils entrent sans s’étonner dans ces riches demeures ; on dirait qu’ils reconnaissent que la maison est tout au plus digne de leur noble origine, car chacun d’eux apporte avec lui son nom, son origine, ses aïeux, ses nobles parchemins, sa généalogie royale, la plus véridique et la moins contestable des généalogies. Ils arrivent tous, poussés par la gloire, et si beaux et si jeunes, et si ardents et si fiers que les nobles murs en ont tressailli de plaisir et d’orgueil. Nobles coursiers en effet, l’espoir de la génération à venir, l’espoir futur de nos chevaux de batailles ou de plaisirs ; les légers compagnons de nos batailles présentes, s’il y en a, l’orgueil de nos jeux et de nos fêtes, l’inquiétude de nos voisins les Anglais, à qui cette gloire échappe. Laissez-les donc venir, ouvrez-leur les écuries de Chantilly à doubles battants, préparez-les pour la course du lendemain ; à eux tous les honneurs ! Et cependant nous autres, qui ne sommes que des hommes, accourons tous dans nos habits de fête, et mettons-nous en haie et préparons-nous à applaudir de toutes nos mains et de tous nos cœurs la glorieuse lutte qui va commencer.

Et en effet, hier encore, Chantilly avait un air de fête inaccoutumé. Tout le riche Paris, le Paris élégant qui sait rendre utiles même ses loisirs et ses folies, était accouru sur la verte pelouse. La forêt était animée comme à ses plus belles fêtes de la Saint-Hubert ; le gazon des pelouses était foulé par les plus jolis petits pieds des plus belles et des plus légères, comme pour l’habituer aux pas légers de Volante la belle ; les écuries avaient repris toute leur importance et retrouvé tout leur orgueil. C’était le dernier jour de la course royale, c’était le jour des grands prix et des grandes acclamations, une belle heure pour les chevaux, pour les jeunes gens et pour les femmes, trois aristocraties qui s’entendent à merveille. Aussi, hommes et femmes s’étaient parés de leur mieux pour faire honneur aux champions qui devaient courir dans la glorieuse arène. L’arène, c’était le gazon de Chantilly, gazon chargé d’une gloire olympique, moins la poussière ; le prix du vainqueur, c’était assez d’argent pour faire la fortune d’un homme, assez de gloire pour faire la réputation d’un cheval. Dès le matin les tentes étaient dressées ; le chemin était tracé, le but était désigné à l’avance. Pour mieux faire, on avait arrangé et compliqué à merveille toutes les difficultés du combat. Cependant la vaste arène se remplissait de la belle foule, les arbres aux feuilles naissantes se chargeaient de spectateurs, les écuyers se paraient de leurs couleurs les plus briliantes, le palais se remplissait d’une belle jeunesse. Dans les écuries, entre leurs magnifiques stalles, les ardents coursiers, impatients de gloire, frappaient du pied la terre, et, l’œil en feu, les narines ouvertes, la crinière au vent, ils disaient comme le cheval de Job : — Allons !

Bientôt les fanfares commencent, les dragons, sur leurs chevaux, contiennent la foule. Il est temps d’arriver, car bientôt l’arène va s’ouvrir. Vous croyez que toute la foule est là ; pas encore : de nouveaux venus à chaque instant se présentent pour prendre place. La brillante calèche arrive en poste, chargée de plumes et de fleurs et de doux sourires ; le paysan accourt au petit trot de son petit cheval, portant en croupe sa jeune fille curieuse et animée comme pour un bal ; de longues voitures d’osier arrivent au pas, chargées de familles entières, riches fermières qui du haut de leur carriole regardent sans envie les belles dames dans la soie de leur calèche. Ici toutes les voitures sont égales, ici tous les chevaux de la course sont égaux, le cheval du dragon et le cheval du laboureur ; il n’y a que les chevaux qui n’aient pas d’égaux ici. Ce sont eux qui sont les maîtres, ce sont eux qu’on admire ; pour eux tous les vœux, tous les regards, tous les cœurs qui battent, toutes les jeunes passions ; on dit leurs noms, on dit leur âge ; la faction verte et la faction bleue sont en présence encore une fois, comme dans le Bas-Empire. Chacun se passionne : celui-ci pour Albion, celui-là pour Clitandre : il en est qui font des vœux pour Miss Annette ; Lady Jane ne manque pas de partisans, et sa jolie jambe a ses fanatiques comme les pieds de Mlle Taglioni. Mon Dieu ! c’est une chose étrange ! mais tous ces noms-là sont populaires comme les noms des plus grands poëtes. Que dis-je ? ils sont bien plus connus que les plus grands poëtes. Prêtez l’oreille autour de vous : vous entendrez mille histoires de Silvino, de Brise-l’Air, et de vous aussi, jeune Redinha. Il y a moins d’histoires racontées tout bas et tout haut dans un entr’acte, un jour des Huguenots, à l’Opéra. Mais enfin tout le monde est à sa place ; le prince lui-même est arrivé un des premiers, on n’attend plus que les héros de la fête, les princes de la journée. Sonnez, trompettes ! et vous, hérauts, ouvrez le champ !

Quel drame ! quels efforts ! que de beautés réunies ! quelle vigueur ! avec quelle audace ces agiles coursiers s’élancent dans la prairie ! quelle puissance ! quelle énergie ! Vous les voyez, vous ne les voyez plus ! Ils s’élancent ; vous croyez que c’est pour la course : non, c’est un jeu ; ils ont fait une lieue pour prendre haleine. Sans nul doute, ces superbes athlètes comprennent que tous les regards sont fixés sur eux, et les plus jeunes regards encore, et les plus tendres regards encore, et les plus intelligents et les plus jeunes. Ainsi ils essaient le champ, ils reconnaissent le terrain, ils regardent le ciel, ils regardent les hommes, ils se regardent entre eux, et ils s’admirent entre eux, et ils pensent déjà que la palme sera difficile à gagner.

À un signal donné, voici que tout d’un coup ils partent. D’abord on croirait qu’ils marchent, puis qu’ils courent, puis enfin qu’ils volent ; la fascination est à son comble. Chacun retient son souffle pour les mieux voir : tant d’espérances sont placées sur ces nobles têtes ! Encore une fois, quel drame ! Vous parlez de vos méchantes terreurs de théâtre et de vos misérables passions renouvelées incessamment par des ingénues de quarante ans ! Quand vous avez une comédienne un peu belle, qui sait mettre habilement son fard et sa céruse, vous criez au miracle ! Quand on vous fait la petite surprise d’un coup de poignard ou d’un verre de poison, vous criez au génie ! vous vous fatiguez à la lumière des rampes, à l’éclat des lustres, à la poussière des théâtres pour un dénouement qu’il faut attendre souvent pendant cinq heures, et vous dites que vous vous amusez ! Triste plaisir comparé à celui-là : la pelouse de Chantilly, le monde attentif, les femmes qui oublient de se regarder entre elles pour regarder un cheval, des paris où l’orgueil est engagé plus encore que la fortune. Voilà le drame, voilà le théâtre ! et pour acteurs les plus belles, les plus naïves, les plus charmantes, les plus modestes, les plus admirables créatures parmi celles qui n’ont pas été faites à l’image de Dieu !

Vous dire mot à mot les détails de la course d’hier et l’histoire de cette lutte d’aigles à quatre pieds et sans plumes, je n’oserai : il ne s’agit pas ici d’un drame vulgaire où l’on peut sans grand péril oublier quelques détails. Vous dire, victoire par victoire, le nom des athlètes, j’oserai moins encore : il ne s’agit pas ici de comédiens vulgaires, dont le blâme est aussi peu important que l’éloge ; il s’agit de la gloire de toute une génération de coursiers, il s’agit de grands noms qui vont courir l’Europe, il s’agit d’une gloire acquise par les plus nobles et les plus laborieux efforts. Et d’ailleurs comment vous dire une victoire qui se gagne en deux minutes ? Comment vous raconter une défaite qui se perd en un quart de seconde ? comment prendre sur moi de mettre à la première ou à la seconde place ces rivalités ardentes du champ de course ? D’abord Volante, noble fille de Rowlston et de Géane, a couru deux fois ; deux fois la première elle a touché le but. Volante a quatre ans ; sa robe est grise ; elle est à son début ; elle paraissait étonnée elle-même de son triomphe. Elle a gagné le prix d’Orléans, qu’elle a rapporté à son maître. Franck, second vainqueur, a remporté le prix de 5000 fr. Franck courait pour la première fois. En voilà un encore qui donne de grandes espérances et qui ne sera pas longtemps sans être fameux. Mais évidemment son maître le ménageait : son maître ne lui a permis que de gagner un seul prix, lui réservant en perspective tous les honneurs de l’année prochaine. Franck est fils de Captain-Candid et de Coral, qui ne pourront pas dire le progeniem vitiosiorem. Après Franck venait Brougham. Entendez-vous, Brougham ? et l’on ne voulait pas l’an passé qu’une belle et charmante jument s’appelât Miss Dejazet !

Bientôt on annonce une autre course, la course de la Coupe-d’Or. La coupe circule dans les rangs et chacun peut la voir. Ce n’est pas, cette fois, une de ces bêtes de gros morceaux d’or ou d’argent sans forme et sans style en usage en pareil cas, c’est un élégant travail, artistement ciselé, et dont les figurines sont de la main de Klagmann, ce naïf artiste qui fait avec ses rudes mains de si délicats petits chefs-d’œuvre. En avant donc Volante encore une fois ! Mais cette fois Volante doit lutter contre Miss Annette. Ne me demandez pas ce que c’est que Miss Annette : autant vaudrait me demander ce que c’est que Mlle Mars. Depuis qu’elle a eu quatre ans, Miss Annette a été la gloire et l’orgueil et le triomphe de toutes les courses ; pas un cheval qu’elle n’ait vaincu, pas un but qu’elle n’ait touché la première, pas un prix qu’elle n’ait remporté en se jouant. Gloire à Miss Annette ! non pas qu’elle soit belle, élégante ou forte ; sa beauté est commune, on peut nier son élégance, Franck et Brougham ont le jarret plus nerveux ; mais Miss Annette a reçu du ciel la grande qualité qui fait les chefs-d’œuvre à la danse et à la cour : Miss Annette est légère ; c’est un des derniers élèves de M. le duc de Guiche, c’est le dernier représentant d’une espèce de chevaux plutôt faits pour briller que pour être utiles, et qui font place aujourd’hui à une génération sinon plus agile, du moins plus nerveuse. Miss Annette est âgée, elle a six ans ; l’an prochain elle n’aura plus le droit de courir. C’était hier la vieille école aux prises avec l’école moderne. Miss Annette, c’est un de ces grands talents, l’honneur de leur art. On les croit vaincus et dépassés par de plus jeunes : vain espoir ! le vieil athlète se réveille tout d’un coup, et malheur à ses concurrents ! Ainsi a-t-elle fait encore hier, la noble fille. Elle portait six ans et cent quinze livres, elle courait contre Volante, qui ne portait que quatre ans et cent deux livres, Miss Annette a gagné la coupe. C’était son dernier triomphe, mais il a été complet. Il lui est arrivé ce qui est arrivé au vieil Entelle dans Virgile. Aussi il fallait voir les amis et les partisans de Miss Annette pleurer de joie, son vieux palefrenier qui l’embrassait en sanglotant, les jeunes gens, ses séides, qui lui étaient restés dévoués et qui lui faisaient leurs adieux. Jamais comédien, même le plus aimé, n’a disparu avec plus de gloire de la scène du monde. J’ai vu le dernier triomphe de Talma : il n’a pas été plus brillant que le dernier triomphe de Miss Annette. Miss Annette a gagné la coupe d’or ; et le soir même, sous la voûte de Chantilly, à côté de ses émules vaincus, Miss Annette, sans en être plus fière, mangeait son avoine dans la coupe d’or ciselée par Klagmann. Voilà ce que c’est que la gloire.

Vous croyez que tout est dit et que la dernière palme est remportée ? Non, pas encore. Que les jockeys se reposent : ils ont fait leur tâche. (Mais quand donc messieurs les jockeys d’Angleterre nous permettront-ils d’avoir des jockeys de France ?) Le vieux Robinson doit être bien harrassé sous sa double fatigue du corps et de l’esprit, car cette journée a été pour lui bien remplie. Robinson est le type du jockey dans ce monde. Est-il vieux ? est-il jeune ? Nul ne le sait, par même lui. Demandez-lui l’origine et l’âge de ses chevaux, à la bonne heure. L’âge, pour Robinson, c’est une livre de chair de plus ou de moins ; plus il sera réduit à l’état de momie, et plus il sera jeune. Pour lui l’état de squelette, qui nous fait peur à tous, est un état plein de charmes. N’avoir que la peau et les os, assez d’os pour monter à cheval et pour tenir une bride, assez de peau pour n’en pas laisser un morceau sur la selle, voilà sa gloire. La vie de Robinson est une vie d’abstinence, de gêne et de triomphe. Sa passion c’est le cheval, son unique passion ; il est dévoué à son cheval, il en est le père, il en est l’ami, il est son compagnon. Quand il monte son cheval Robinson retient son souffle : c’est un peu d’air de moins que son cheval aura à porter. Deux fois, ce jour-là, j’ai été assez heureux pour approcher de Robinson et pour le voir de près, ce jeune homme ou ce vieillard, sous sa casaque orange et sous sa toque noire : on eût dit une ombre habillée qui allait célébrer le carnaval chez Proserpine. Son visage est immobile comme sa personne ; il se met à cheval et il en descend impassible. D’abord il a perdu le premier prix monté sur Albion, et il a ramené Albion sans mot dire. Il a gagné la coupe d’or avec Miss Annette ; et pour Miss Annette elle-même, Annette sa bien-aimée, son triomphe, sa gloire, Annette à qui plus d’une fois Robinson a confié toute sa fortune, pour Miss Annette elle-même, triomphante encore, le visage de Robinson s’est à peine déridé pendant que tous les cœurs étaient émus autour de lui. Quel est cet homme ? Est-ce bien un homme ? Toutes ces émotions le trouvent impassible, le triomphe aussi bien que la défaite, tant il a de confiance en lui-même, tant il sait que Dieu est grand et que Miss Annette est Miss Annette ! Laissez donc Robinson se reposer, laissez-le tête-à-tête avec son cheval favori ; laissez-le se cacher pour qu’il puisse exhaler en paix ses larmes, son émotion et ses transports.

Une autre course nous attend, la plus difficile de toutes. Cette fois il ne s’agit plus de Robinson ou de tout autre jockey, il s’agit d’une lutte d’homme à homme et de cheval à cheval entre les propriétaires de ces beaux chevaux ; cette fois l’intérêt augmente encore : la lutte qui était entre les chevaux va s’établir entre les hommes ; l’intérêt qu’on portait aux chevaux va se reporter au moins pour moitié sur les cavaliers. Cette fois il s’agit en même temps d’une course et d’un péril : il y a un champ à parcourir et une haie à franchir ; il faut arriver le premier et sauter le premier. Il ne sera pas dit que les jockeys seuls auront payé de leurs personnes ; voici d’autres cavaliers qui vont payer doublement de leurs personne. C’est la course des haies ; aussi l’intérêt augmente encore. Cette fois chaque coureur est un des nôtres, nous savons son nom et ce qu’il a à perdre s’il se brise le crâne en tombant : c’est monsieur le fils du maréchal Ney, c’est M. Alexandre de Périgord, C’est M. Turner, c’est M. Allouard qui se présentent. Cette fois le nom du propriétaire est aussi illustre que celui de son cheval.

Il y a un costume tout exprès pour cette course ; plus il est simple et élégant, et plus il est beau : de longues bottes à revers, une culotte de peau, une chemise de soie rouge, un riche jabot, d’élégantes manchettes ; sur la tête une petite casquette de velours, et dans tout cela un beau jeune homme de trente ans, presque aussi beau que son cheval ; voilà l’affaire. Le jeune homme, ainsi vêtu, monte à cheval, et tout d’abord on voit qu’il est le maître de son cheval. Ceux qui n’ont vu que les chevaux de Franconi et les écuyers de Franconi, et ces mauvaises plaisanteries de sauteurs sur ces rosses poussives, n’ont aucune idée d’un beau cavalier qui monte un beau cheval : c’est un noble spectacle plein d’intérêt. Un cheval ainsi monté, cela vaut mieux que tous les tours de force les plus compliqués et les plus difficiles. Mais aussi cela est si rare ! et pour un cavalier accompli on rencontre tant de sauteurs ! Nos cavaliers sont donc partis au premier signal, franchissant les haies à se rompre la tête et à tuer leur cheval.

Au premier tour, car ils étaient convenus de deux tours, M. Allouard n’a franchi que le troisième la haie du départ. M. Allouard montait le vieux Cleveland, qui pourrait être le père de Miss Annette. Cleveland, ce jour-là, avait affaire à Redinha, pleine de feu et de sang, et montée elle-même par un intrépide cavalier. Cleveland voulait être ménagé, et ainsi avait fait M. Allouard au premier tour. Au second tour Cleveland fut poussé à toute bride. Il fallait les voir tous deux, l’un portant l’autre (et, ma foi ! je jurerais que ce n’était pas Cleveland qui portait M. Allouard !) sauter, courir, franchir, dévorer l’espace et l’obstacle, et enfin arriver au but, le franchir et s’arrêter ! C’est un bel effort pour Cleveland, c’est un beau triomphe pour M. Allouard ! Aussi, quels applaudissements et quelle admiration ! et comme les nobles coursiers étaient étonnés d’entendre, ce jour-là, des bravos qui ne s’adressaient pas à eux !

Telle est cette course. Elle a été brillante, animée, disputée (Redinha a perdu d’une demi-encolure), terminée sans accident, notez-le bien. Chacun a fait son devoir, les chevaux et les hommes, les jockeys et les jeunes cavaliers, le public aussi, tout le monde. Quelques-uns disaient après la course que la pluie était tombée un instant, mais personne n’osait l’affirmer. Quand tout a été fini chacun s’est séparé. Les chevaux sont retournés dans cette noble écurie qui avait assisté à leur triomphe comme le dôme des Invalides envoyait l’ombre de son dôme aux revues du Champ-de-Mars. Quant aux hommes, les uns ont repris le chemin de Paris, les autres sont retournés dans les joies de leur auberge. La route, le village, la pelouse, la forêt étaient encombrés de chevaux, de voitures, de postillons, de cochers à demi ivres, de piétons joyeux, de maquignons goguenards. Sur la route il y avait un maître de poste qui vous offrait un lit quand vous lui demandiez des chevaux ; il y en avait un autre qui vous donnait une grosse fille de cuisine pour vous conduire, faute de postillon ; il y avait mille cris joyeux, mille chansons à boire, mille folies, et tout cela éclairé par la lune d’avril et accompagné des premiers chants du rossignol.

Encore une petite réflexion pour terminer cet article, que j’aurais voulu faire plus long, car il me semble que je commence à peine. En voyant hier tant de nobles jeunes gens occupés de cette course, tant d’ambitions placées sur la selle d’un cheval, tant d’orgueil innocent et tant d’innocente rivalité à propos de ces luttes d’un résultat si avantageux pour les chevaux de notre pays, je me disais que tous ces travaux, tous ces dangers, toutes ces dépenses royales de quelques jeunes gens de tant d’esprit et de tant de cœur étaient loin d’être assez récompensés. Ces prix, ces coupes d’or, ces triomphes en plein air, ces jeunes femmes qui battent des mains, tout cela c’est bien peu, comparé à tant de sacrifices. Ingrats que nous sommes ! Voici deux hommes : l’un passe sa vie à étudier le sanscrit ou le chinois, ou toute autre science aussi difficile. À peine a-t-il perdu à ce travail les années les plus heureuses et les plus tranquilles que lui viennent à la fois la gloire, les honneurs, la fortune ; il est professeur au collége de France, il est membre de l’institut ; le monde s’incline et dit : C’est un savant ! et les filles à marier se le disputent dans leur cœur. Voici en même temps un autre jeune homme d’un grand nom, d’une grande fortune, d’un esprit distingué. Celui-là, qui était né pour faire la guerre, ne trouvant pas de guerre à faire, s’occupe à élever des chevaux, ces compagnons du soldat. À cette occupation il perd sa fortune, il use sa vie, il hasarde ses jours, il se brise un membre, il veille, il travaille, il sue tout le jour. Grâce à lui les haras se fondent, la cavalerie se remonte, les beaux chevaux abondent partout. Ce jeune homme a fait plus pour la race chevaline, à lui seul, que tous les efforts du gouvernement, et encore d’un gouvernement éclairé ; il a appris à la France, comme le lui apprendra un jour M. Fasquel, comment on a de beaux chevaux, comment on les élève, comment on les dompte, comment on les aime ; et cependant, quand il a mangé en fourrages tout son patrimoine, quand il a vendu son dernier cheval, quand il s’est perdu et ruiné tout à fait, corps et âme, à cette noble étude, on le fuit, on l’évite, on le plaint. Quelle misère ! et les mères de famille disent de lui : C’est un homme qu’on ne peut plus voir ! Le savant meurt riche, honoré et entouré d’enfants : l’écuyer vit seul, c’est-à-dire sans chevaux ; et il meurt, jeune encore, dans la petite chambre d’un entresol, où il s’est placé pour voir au moins les chevaux des autres, pour les entendre de son lit qui hennissent dans l’écurie du voisin, et pour sentir l’odeur du fumier de l’étranger.